mardi 5 juillet 2022

Philippe Abjean, ou la croyance dure comme pierre

 

Gustave Hervé, avant de virer au brun via le pacifisme, a écrit à propos d'Antée d'Ivan Gouesnon [C’est-à-dire Erwan Gouesnou, pseudonyme d’Émile Masson)] en septembre 1912 : « Ce qu'il y a de curieux dans le mouvement que je signale, c'est qu'il part [...] d'un milieu anticlérical, démocratique et socialiste. » (Émile Masson, Les Bretons et le socialisme, édition de Jean-Yves Guiomar, Paris, Maspéro, 1972, p. 77.) Ce mouvement est ce qu'on appelle le mouvement breton, Emsav.
Ce triple ancrage identitaire anticlérical, démocratique et socialiste (au sens historique) n'a jamais été véritablement promu depuis l'entre-deux-guerres, lorsque l'Emsav étouffe sous la mainmise des chemises noir et blanc frappées de l'hermine carnassière pro-national-socialiste. Après le De propaganda fide, le Propagandastaffel. Même un Romain Rolland apprend la nouvelle de sa petite maison de Vézelay : « La nouvelle lancée par des feuilles allemandes pour les soldats (1), qu'un gouvernement de Bretagne indépendant venait d'être institué, est démentie – avec ménagement, – par la Kommandantur allemande, à la radio. » (Romain Rolland, Journal de Vézelay 1938-1944, 27 juillet 1940, p. 463.)
Outre la relégation du Mouvement rembruni durant les décennies qui suivent la Libération et le poids d'infâmie qui pèse toujours sur lui pour cause de flottement institué, l'oubli de son ADN anticlérical, démocratique et socialiste laisse la voie libre à l'argumentation crédulitaire la plus plate. Il faut donc, hélas, nommer Philippe Abjean, ce « philosophe » qui, comme on le lit dans ses fiches biographiques, pense la Bretagne en visionnaire passéiste le plus lourdingue.

Crédit photo : Poher Hebdo
    
 

Comme en 40, ça commence toujours bien : « Simplement, je crois que la Bretagne a la capacité de faire entendre une voix de refus en valorisant son histoire, sa culture, son âme propre. Et qu’à ce titre, elle peut faire école et inciter d’autres cultures à refuser cette américanisation du monde. » À l'époque, on disait : le judéo-communisme.
Et comme Pharaon et Obélix, le chantre du Puy-du-Faou y croit dur comme pierre, puisque, non seulement, « il faut renouer avec une foi populaire, relancer les pardons, les processions et faire redécouvrir la beauté des cantiques et des bannières ». Mais surtout, il sème ses gros cailloux pour les millénaires à venir, symétriques de ceux du passé où s'enracine sa chère patrie. On a ainsi écopé de « la vallée des Saints » (à laquelle a échappé Morley Troman, sculpteur de la Marc'harit en Tréduder) et ses grands nains du jardin d'Eden-en-Armorique, et, nouveau projet néo-lithique, « StoneBreizh » (stone, la pierre, en anglais d'Europe et non d'Amérique), « à savoir la construction d’un cromlech revisité, plus important que celui de Stonehenge outre-Manche, [qui] a pour ambition d’être un élément de cristallisation de l’identité bretonne, en remontant au plus loin de l’histoire. »
Le penseur du granit a-t-il fait tourner des tables sur une île d'exil ? « Il s’agit de rappeler que nous sommes issus d’un âge immense… », explique-t-il, de plus loin que les siècles donc, des millénaires. Malheureusement, la tâche n'est pas aisée et ne se fait pas bâtisseur de mégalithes qui veut, fût-il muni de grues de 40 tonnes. C'est ce qui vient de se produire sur le chantier de Penn-Ar-Roz en Carhaix-Plouguer en ce saint dimanche 3 juillet de l'an de grâce 2022. La pierre, comme le Breton, est têtue et, comme l'ouvrier, elle sait briser ses chaînes. L'érection d'Abjean tourna court.
Cependant, tout n'est pas perdu. Nous approchons même de la libération de l'âme bretonne. « Dans la nuit qui précédait le pardon de saint Laurent [en Plouégat-Moysan], le dimanche suivant le 10 août, les pèlerins accomplissaient à genoux le tour de la chapelle, puis passaient sous une pierre creusée en forme de four, rappelant le supplice infligé à saint Laurent [le curé de Cucugnan en a donné une idée]. Ensuite les hommes se baignaient, nus, dans la source. Une fois rendus forts par l’eau froide, ils participaient à des jeux de combats pour se réchauffer. » Quant aux femmes, parité aidant (contrairement à ce que l'on entend dire), elles s'y baignaient au lever du soleil « dans une tenue à peine moins légère que celle des hommes », euphémise l'auteur du Guide de la Bretagne mystérieuse. Interdiction fut faite en 1855 des coutumes de ces benandanti de Basse-Bretagne. L'Église bombait le torse, ça missionnait, ça pardonnait tous azimuts. Alors, au nom de la tradition, quelles pierres choisir ? les bien roides et dressées ou les vulvaires en forme de bassin sacré ?
Qu'à cela ne tienne ! Et notre hussite des menhirs, qui a peut-être lu ce qu'il faut de Joseph de Maistre, de prophétiser : « L’histoire de l’Église montre que ce sont les humbles qui, à chaque fois, ont redressé l’Église quand elle était à genoux. Ni les évêques, ni les cardinaux. L’Église doit être à contre-temps au lieu d’épouser les modes de l’époque. »

1 - Verordnungsblatt des Befehlshaber der Bretagne "Journal officiel du gouverneur de Bretagne", 28e corps d'armée. Voir Les nationalistes bretons sous l'Occupation, p. 62-63, Kristian Hamon, 2001.

Kristian Hamon

 

lundi 4 juillet 2022

Réflexions à propos du film de Frédéric Brunnquell, La grande histoire de la Bretagne (2)

 

Premières étapes du Tour de France au Danemark : le pays roi de la petite reine est aussi inscrit au palmarès du grand départ volontaire (GDV). Pourquoi se suicide-t-on plus dans les pays où l’on est globalement le plus heureux, a demandé Lisa Vignoli ? « Les pays scandinaves sont la parfaite illustration de ce paradoxe. On brandit en permanence leur “package bonheur” : politique familiale paritaire, égalité sociale, économie florissante et on les décrit comme des lieux de plénitude. On en oublierait presque qu’ils ont des taux de suicide parmi les plus élevés d’Europe avec respectivement 28,9% en Finlande et 16% au Danemark. »

La Bretagne, qui ne figure pas parmi les pays (États) du monde pour être jusqu'à nouvel ordre incluse dans la France, n'échappe pas au paradoxe relevé par la journaliste. C'est une région heureuse (voir les réflexions du 1.7.2022) puisque la préférée des Français, lesquels aspirent au bonheur. Cependant, telle la touche rouge sang des tableaux de Corot, un fait turlupine : on s’y suicide trois fois plus que dans certaines régions françaises, des « accidents de personne » comme l’annonce pudiquement la SNCF. C’est pratiquement chaque semaine sur les lignes TGV. Quel rapport avec La grande histoire de la Bretagne de Frédéric Brunnquell ? Dommage collatéral par conséquence du désenclavement massif au bulldozer lors de la première « révolution agricole » (à 54' – localisation approximative) ? Mais de quelle Bretagne s'agit-il ? Une histoire, c'est forcément de la géographie. On ne saurait trop apprécier ce point : mine de rien, le film acte la région 4 + 1 : les neuf broioù sont en place et, pour les métropoles, Nantes tient la sienne aux côtés de Rennes et de Brest. Ou encore, qui dit qu'on ne cultive pas le vin en Bretagne ? (Sans empiéter sur le néo-vignoble, en vallée de Rance, par exemple, consécutif au réchauffement climatique et futur concurrent des mousseux des monts Grampians indépendants.) Second paramètre géographique, la traditionnelle structuration qui court tout le film entre Armor et Argoat, entre pêcheurs et paysans. Le film ne se clôt-il pas sur un appel à une « révolution agricole nécessaire, comme celle des années 1960 » (à 88') maintenant qu'eaux de mer et eaux de terre suffoquent ?

Une ultime question sur le titre : pourquoi « grande » histoire ? Comme on dit « grand public » ? Pour ne pas dire petite histoire ? En tout cas, l'absence de l'épithète aurait eu pour effet de rendre l'entreprise prétentieuse : l'intituler simplement Histoire de la Bretagne oblige à l'exhaustivité. L'adjectif restreint le champ et fait sous-entendre qu'il a fallu trier : on ne va pas tout dire mais ce qui est dit l'est pour marquer. Le mot « saga » s'entend en introduction (1'50). Cette sorte de récit épique scandinave, où le réalisme l'emporte sur le merveilleux, raconte l'histoire d'un individu. Le film raconte les aventures d'une région, en précisant : ancienne province d'État du royaume de France, plus anciennement État souverain dont l'indépendance a expiré par mariage (forcé) et a pour tombeau l'écrin d'or de sa dernière reine.

Dès le début, le film donne la mesure de ses héros : la culture, avec la musique et surtout la langue bretonne. Et, vrai, c'est un leit-motiv qui occupe au total neuf minutes sur quatre-vingt-dix. Pourtant on entend la langue elle-même durant en tout à peine une minute, quelques mots dans un café, une berceuse (à 67'), ou encore Alphoñs Raguénes qui égrène quelques expressions (à 51') mais, par exemple, aucun vers d'Anjela Duval, malgré les apparitions récurrentes de la poétesse du bocage trégorrois, à quelques lieues de la conteuse Marc'harit Fulup et du curé rouge Ar C'halvez, auteur de mon premier manuel de breton Hervé ha Nora. Ça manque, il suffisait d'une bonne séquence sous-titrée, pour les non-bilingues, comme pour le (nano-)journal télévisé An Taol Lagad.

Bref, vouloir, d'un côté, faire grand, c'est forcément rapetisser de l'autre. C'est signe de l'intérêt d'un produit qu'il faille en combler les silences. On continue à chanter une fois la musique tue, à déblatérer, une fois le rideau tombé. S'agissant d'une histoire à trous, on la poursuit en évoquant les moments intenses restés aux abonnés absents.

On peut dire que la Troisième République s'inaugure pour la Bretagne à Conlie, près du Mans : c'est dans ce camp que fut parquée l'armée de Bretagne, ses pêcheurs et paysans, levée pour défendre Paris. Pourquoi ne pas avoir débuté en ces parages plutôt que par un cliché sur la pointe du Raz, mieux en place dans Chanson d'Ar-mor (1934) de Jean Epstein, le premier long-métrage en breton ? La « fosse de Conlie », comme a dit Tristan Corbière, c'est la crainte d'une masse révolutionnaire (pour la République), c'est aussi le fameux quiproquo « d'ar ger ! » entre francophones et brittophones en uniforme. Tout pour donner le la de la province rebelle. Hélas, des photographies de cet épisode, que nenni. À peine quelques cartes postales prises par la génération suivante à l'heure des commémorations alors que les sels d'argent ont fusé de partout sous la Commune. Conclusion : pas d'images : pas d'histoire, vu que cette histoire de la région Bretagne prend racine dans les archives audiovisuelles.

Conserveries de Cornouaille, Joint français : les grandes luttes sociales occupent une place méritée dans le film. Aux pêcheurs et paysans se joignent les ouvrier.e.s, entassés dans les banlieues ou partis au loin, et pas seulement à Paris : les Bretons furent les Portugais de France, essaimant aux quatre coins du monde, de New York à la Polynésie. Et puisque la Bretagne est ce vieux groin de pierre qui fouine dans l'océan, j'aurais aimé voir les carriers de l'Île Grande ou les ardoisiers de Kerohant, en Commana, à supposer qu'une caméra argentique y ait jamais fureté. À eux la primeur des murs et des toits (de même origine que le mot ty) donc les honneurs de toute histoire. Mais à part Sisyphe, qui se soucie des équarisseurs ?

Un autre gros morceau, comment y échapper ? c'est la politique. Pas forcément celle du Général (huit visites à Rennes, avec grand plantée d'archives, de 1940 à 1969), mais la politique rebelle, l'expression minoritaire. Passons sur le FLB, les images parlent d'elles-mêmes et Charlie Grall pour toutes celles et tous ceux qui ont agi sous sa bannière avec ou sans étiquette. Pour le spectateur lambda, tout commence dans l'entre-deux-guerres avec la trinité collabo du PNB (Mordrel, Debauvais et Lainé) puis la Résistance qui sauve l'honneur. Certes, il manque une petite phrase, celle de Londres à l'arrivée des pêcheurs sénants, en juin 1940, la Bretagne « quart de la France ». Mais sans remonter à Mathusalem, Bonnets rouges ou Pontkalleg (aucun film, aucune photo), il nous incombe, faisant dans la grande histoire, de remettre à leur juste place ceux qui croyaient pouvoir imiter leurs « cousins » d'Irlande qui, à partir de 1916, ont choisi le camp allemand. Les ennemis de mes ennemis peuvent être mes amis, mais il y a différence entre une alliance opportune et une communion d'idées. Le nationalisme breton a épousé la cause du national-socialisme puis, pour une partie d'entre ses adeptes, revêtu son uniforme et porté ses armes. Leur place est désormais connue bien que, à l'instar de la responsabilité de Vichy dans la Shoah, elle ait été mise en lumière et assumée tardivement. Mais tel ne fut pas le choix de tous les Bretons animés, sinon par le désir de l'indépendance, du moins par le besoin de défendre une conception particularisante de leur pays, qu'on la qualifie, non sans claquement de dents chez certains, de séparatiste, autonomiste ou régionaliste. En effet, point n'est besoin d'être nationaliste, exclusif, voire raciste, pour s'engager dans cette voie. C'est ce qu'a montré, au début du XXe siècle Émile Masson, dont les écrits ont été réédités en 1972 par François Maspéro. La descendance de ce courant politico-syndical, qui avait contre lui et la République unitaire, et l'Église catholique, n'a pas connu les feux de la rampe de la grande historiographie, il n'entre jamais dans la grande histoire de la Bretagne. Pourtant il est là, il demeure, il a ses figures. Quand Masson écrit « Unité nationale et ligue bretonne », il n'est pas le prodrome des fascisants et pro-nazis de l'après-Grande Guerre. Et ce leur est un succès, par-delà leur défaite : cette gauche, voire extrême-gauche, bretonne n'occupe pas sa place première, au premier rang de cette histoire, et ses propres aspirations sont teintées de soupçon. Les images manquent-elles ? Mais quand le député communiste Pierre Hervé, auteur de La Libération trahie (1945), propose en 1950 une loi connue sous le nom de loi Deixonne, il n'est que l'un des maillons de cette histoire au chromatisme rouge. Au lieu de la river à son mélanome générationnel (plus quelques attardés en notre troisième millénaire), cette histoire trouve sa grandeur dans leur permanence. Appelons cela « la composition bretonne », pour reprendre le retour sur enfance de Mona Ozouf, née Sohier, peu suspecte de complots contre la République et prête à dénoncer, avec l'autrice du Monde comme si, Françoise Morvan, le « flottement institué » pratiqué après 1945 (La Composition française, Gallimard, 2009, p. 30). Flottement toujours prêt à se repérer, comme lorsque la fille d'Alan Louarn demeure très floue au sujet de l'engagement nationaliste de papa et ses conséquences devant les tribunaux d'épuration. Autre figure de proue de ce courant sans parti constitué : Louis Guilloux, qui, comme d'autres l'uniforme SAS, porta l’uniforme américain en 1944. Mais à ne parler que des écrivains, on laisse dans l'ombre la forêt, les gens, les syndicalistes et les animateurs d'associations, tous les compasseurs de cercles qui, loin des échéances instituées, tracent cette geste au quotidien. Et surtout, au-delà, il y a l'espace insondable des sympathies, au sens large, voire des affinités dont les lendemains, formes et fond, sont en grande partie imprévisibles mais pas inénarrables. La présence d'Édouard Renard et de Tudi Kernalegenn est heureuse (après 63') mais concerne le demi-siècle qui nous précède. Manquerait-on tant que cela d'images et d'enregistrements d'archives ?

Voilà ce qu'une autre grande histoire de la Bretagne devrait montrer et faire entendre, en noir et blanc ou en couleurs, l'histoire d'un socle bien arrimé face aux marées du monde et dont, en notre ère numérique, l'ancrage démocratique et républicain n'est pas à refaire, élections comprises.

Yeun Sterneñv, Kerdafé.

vendredi 1 juillet 2022

Réflexions à propos du film de Frédéric Brunnquell, La grande histoire de la Bretagne (1)

La Bretagne en images ou en mirages (une question de r).

 
Je ne recommanderais à personne de ne pas voir le documentaire de long-métrage de Frédéric Brunnquell, La grande histoire de la Bretagne (2022). Quatre-vingt-dix minutes de spectacle bien construit, quoique sur une base simple (la chronologie), images mises en musique, témoins mis en images. Comme le chantait Yves Duteil (dans sa jeunesse pré-politique), ce n'est pas ce qu'on fait qui compte mais la façon dont on le raconte. L'histoire est une affaire d'esthétique et de mise en forme.
Le réalisateur du film propose un récit des deux derniers siècles de l'ancien duché rattaché à la France en 1532, de la Troisième République à aujourd'hui. La Bretagne est, apprend-on d'emblée, la région préférée des Français, du moins à en croire l'étude de Sociovision pour la chaîne TF1 intitulée « La Grande enquête des régions ». Pour ce sondage, 3500 Français âgés de 18 à 74 ans ont répondu à l'entité du groupe Ifop par le biais d'un questionnaire en ligne. Comme base pour raconter deux siècles d'histoire d'un territoire 
peuplé de près de cinq millions d'habitants (soit treize Islande), l'amorce paraît légère, et publicitaire. Ce n'est donc certainement pas sur un tel argument qu'il convient de s'intéresser au film ni, souhaitons-le, que ses créateurs aient sérieusement cherché à justifier son intérêt. Cela incite toutefois à penser que le public ciblé était double : local, c'est-à-dire celui qui est appelé, sinon à se reconnaître, du moins à se sentir directement impliqué puisqu'il s'agit de sa propre histoire, de celles de ses parents, comme des aïeux de quelques-uns des locuteurs interviewés ; et national, au premier rang desquels figurent ceux qui sont l'émanation des 35% des 3 500 sondés.
Le 2 mai, Le Télégramme a rendu compte de l'avant-première à Carhaix sous ce titre « La grande histoire de la Bretagne : un documentaire puissant et sincère ». Carhaix, Mediolanum de la bretonnité, se devait d'accueillir l'événement, et de le couronner en finale par le Bro goz. Quant à la puissance et à la sincérité du documentaire, je trouve ces notions déplacées. La sincérité, on s'en fiche en histoire. Quant à l'effet de puissance, il résulte d'une intention esthétique particulière que le réalisme recherché des transformations de documents originaux, colorisation des images animées à l'origine en noir et blanc et accompagnements sonores par les bruitages (rires d'enfants, bruits de sabots, flots impétueux...) ou la musique, ne mène pas spécialement à provoquer une impression de puissance sur le spectateur mais bien de réalisme, de familiarité, ce qui en est tout le contraire. N'est pas Eisenstein qui veut (ni quand il le veut). Et c'est tant mieux, pour lui comme pour nous ! Parce que la puissance en images, c'est l'envoûtement. Et envoûter à coup de bretonnité, on sait où ça mène. Il en est qui le rabâchent inlassablement mais dont le problème est qu'ils (ou elles) voient une forêt à la place de l'arbre. Alors commençons par le détail.
 
Dans le générique de l'accompagnement musical, à la fin, on lit « An alac'h ». Il manque un r. J'ignore si la coquille est significative mais elle m'inspire d'autant plus qu'elle porte sur une mélodie récurrente, pour ne pas dire un leit-motiv, dans le film. Tout le monde sait qu'il faut écrire « An alarc'h », presque comme en gallois, où l'apostrophe saute mais la prononciation des deux consonnes finales est bien là. Et, brittophone ou pas, qui ne connaît la mélodie rockisée par Stivell ? Qui ne sait (je m'adresse au public du premier rang ci-dessus mentionné) que le poème provient du Barzaz Breiz d'Hersart de La Villemarqué (mon exemplaire dans la réédition de poche par Maspéro, acquis à la librairie de jadis Le Monde en marche, rue Vasselot à Rennes) ? Et, quoique le doute pèse quant à l'originalité du poème (toutefois beaucoup moins que sur les œuvres d'Ossian), il évoque un épisode de l'histoire de la petite Bretagne. Hélas, comme l'a précisé le wikipédieur (ou la wikipédieuse) de la notice qui lui est consacrée, « ce chant précis appelant à la haine [...] a servi de chant de marche aux miliciens du Bezen Perrot » – de même, faut-il ajouter, que les Stéphanois entonnèrent le 6 juin 1944 la Marseillaise... en l'honneur du Maréchal.
Nous avons donc là un petit concentré de la grande histoire de la petite Bretagne : allons au combat ! – « d'an emgann », le mot ayant été celui d'un parti indépendantiste d'extrême gauche, 1983-2009). C'est bien l'objet du documentaire : les batailles que la Bretagne a livrées sur le plan culturel pour la musique, la danse et, essentiellement, pour la langue. Un point clef du documentaire est la guerre linguistique que les Bretonnes et les Bretons ont subie sous la Troisième République puis les batailles que nombre de leurs descendants ont livrées pour lui redonner sa place dans leur existence quotidienne. Un mauvais esprit me souffle que c'eût été de bonne guerre de sous-titrer le tout en breton (à l'inverse du journal tv minuté An taol lagad). C'est pour cette raison que, parmi la dizaine de témoins interviewés, témoignent une des filles d'Alan al Louarn, Lena, et le chanteur Gilles Servat, lequel s'emporte un peu lorsqu'il dit qu'au début des années 1970 c'était le « désert total ».
Dans le désert il peut pleuvoir. Comme des milliers d'ados d'alors, j'ai passé l'épreuve facultative de breton au baccalauréat en 1972 (lycée Bréquigny, à Rennes, pas Diwan) profitant de la loi Deixonne votée en 1951. Résultat : des points symboliques pour le calcul final, certes, après une passionnante conversation sur les huîtres de Cancale. Re-certes, cela n'a pas empêché la langue bretonne de suivre sa courbe descendante pour figurer au catalogue de l'UNESCO des langues sérieusement en danger. Mais encore moins de réfléchir à ce qui s'est fait ces dernières décennies. Sans oublier, que je me dis depuis belle lurette, que le breton et l'hébreu ont en commun les mutations à l'initiale consonantique des mots. Celui-ci a montré à celui-là comment reprendre toute sa place dans la communauté. Langues à mutation, langues en mouvement. Le slogan (s'il en faut un) n'est plus feiz ha breiz mais spi ha breiz.
(À suivre.)
Yeun Sterneñv, Kerdafé