vendredi 9 novembre 2018

L'étonnante histoire des photographies du massacre des patriotes et parachutistes du capitaine Marienne, exécutés à Kerihuel


Il n’est pas courant de voir des criminels de guerre poser derrière leur tableau de chasse et se faire photographier. C’est pourtant ce qui s’est passé le 12 juillet 1944 à Kerihuel, en Plumelec. Ce jour-là, vers 5 h 30 du matin, sept parachutistes SAS français, plus huit jeunes résistants FFI, ont été capturés sans qu’un seul coup de feu ne soit tiré. Tous sont rassemblés sur l’aire à battre de la ferme. Deux officiers SAS : le capitaine Marienne et le lieutenant Martin, ainsi que les FFI, sont obligés de se coucher sur le sol, face contre terre et les mains sur la nuque, aux côtés des fermiers Danet, Gicquello père et fils. Derrière eux, cinq parachutistes sont alignés debout, face contre un mur. Tous sont fusillés froidement dans le dos, sauf un parachutiste, le sergent Judet, qui va sauter par-dessus le muret et s’enfuir à toutes jambes. Les parachutistes ont été abattus alors qu’ils étaient désarmés et revêtus de leurs uniformes. Ce qui est contraire à toutes les lois de la guerre. Les auteurs de ce massacre sont trois allemands du Sicherheistdienst (SD) : le capitaine Heer, Wenzel et Fischer, accompagnés de quatre français agents de l’Abwehr : Zeller, Gross, Munoz et Manoz. Arrêté en 1945 en Allemagne, Zeller sera condamné à mort à Rennes le 13 mai 1946, puis fusillé avec Gross et Munoz.  
L’histoire de cette photographie, qui figure en couverture de mon livre Agent du Reich en Bretagne, est assez étonnante. En effet, pièce à conviction essentielle, elle ne figure pas dans le dossier d’instruction du procès Zeller et comparses. Les policiers comme les juges de la Cour de justice ignorant son existence, les inculpés se garderont évidemment bien d’en parler.
Cette photographie est citée pour la première fois dans un document d’archives daté du 12 novembre 1949. Il s’agit d’un rapport de l’inspecteur de police François Resnais, de la Brigade régionale de police judiciaire de Rennes, section crimes de guerre, sur une enquête : « Relative à la découverte de photographies représentant une exécution de plusieurs patriotes français en Bretagne. » Un collègue de Resnais avait bien procédé à des recherches dans le département des Côtes-du-Nord, plus spécialement au lieu-dit « La Porcherie » en Loudéac, mais : « Ces recherches n’ont donné aucun résultat. » En ce lieu, à l’orée de la forêt de Loudéac, sept résistants avaient en effet été exécutés par les Allemands le 4 juillet 1944. De son côté, Resnais se rend dans le Morbihan au mois de novembre 1949, et plus spécialement dans la région de Plumelec, où il sait que plusieurs exécutions se sont produites : « M’étant rendu au lieu-dit « Kerihuel » en Plumelec, j’ai pu me rendre compte par l’état actuel des lieux que les photographies avaient été prises dans cet endroit même le jour de l’exécution du capitaine Marienne et de ses 17 camarades parachutistes et patriotes. Ces photographies ont été prises le jour même de la tuerie, c’est-à-dire le 12 juillet 1944, dans la matinée. » Resnais présente alors les clichés à Roger Danet, désormais âgé de 19 ans : « Les photographies que vous me présentez ont été prises ici-même, le jour de l’exécution de mon père et des 17 parachutistes et patriotes français, fusillés par les miliciens et soldats allemands le matin du12 juillet 1944. Sur la photographie n° 1 je reconnais parmi les premiers cadavres, celui de mon père, sur ce point je suis formel car je me souviens que ce matin-là, vers 6 h 30, je m’étais rendu auprès des cadavres et avoir embrassé celui de mon père dont la position était la même que celle représentée sur la photographie. Les autres cadavres situés à côté de mon père sont ceux de mon oncle Gicquello Alexandre et de son fils Rémi. Quant à ceux qui gisent plus loin, il s’agit des patriotes qui avaient été trouvés sous la hutte que l’on voit sur la photographie n° 3. Je reconnais également sur la photographie représentant les miliciens, deux de ceux qui étaient venus à Kerihuel, mais je ne peux vous indiquer leurs noms. »
Leur forfait accompli, et craignant une contre-attaque des parachutistes du lieutenant Taylor, qui avaient installé leur bivouac à proximité de la tente de Marienne, les Allemands et leurs agents ont quitté rapidement Kerihuel pour aller chercher des renforts. Les photographies n’ont donc pas été prises à ce moment-là, mais plutôt en fin de matinée, lorsque le groupe est revenu avec une compagnie de soldats de la Wehrmacht. Le photographe était donc un allemand, cela ne fait aucun doute. Très certainement un officier du SD, désireux de fournir à ses supérieurs les preuves de l’exécution du parachutiste le plus recherché de Bretagne depuis la chute du camp de Saint-Marcel.
Le plus troublant dans cette histoire, et qui intrigue l’inspecteur Resnais, c’est que le nom d’un jeune Rennais, fils de magistrat, est inscrit au dos d’une des photos : « Au dos d’une série de trois photos remises aux autorités françaises par un soldat anglais M. Naughton John et représentant une exécution de patriotes français, se trouvait le nom de M. Jean Martin et son adresse, 34 rue Croix Carrée à Rennes. Celui-ci, interrogé par les services de police, déclare qu’effectivement il avait connu un soldat anglais très jeune, 19 à 20 ans, parachutiste fait prisonnier dans la région de Caen au moment du débarquement et qui se trouva transféré à Rennes, où il fut interné à l’EPS (Hôpital complémentaire). » Au mois de juin 1944, après le débarquement, cet hôpital complémentaire allemand, situé dans l’actuel lycée Jean Macé, accueille de nombreux prisonniers de guerre blessés : américains ou parachutistes britanniques. Les conditions sanitaires y sont déplorables et la nourriture insuffisante. Des résistants ayant été un peu trop brutalisés par les tortionnaires du SD, situé juste en face, y sont parfois amenés pour y être soignés. Dans ce cas, des membres du Bezen Perrot montent la garde devant la chambre.
Alors que les GI de Patton sont bloqués à Maison Blanche, et que de violents tirs d’artillerie essaient d’atteindre le siège du SD, John Naughton sort de l’EPS pour se rendre utile et aider les services de la défense passive de Rennes : « Il rencontra alors Jean Martin qui s’occupait des blessés et l’aide pendant quelques instantsLe même jour ou le lendemain, en tous cas dans les environs du 2 août, puisqu’à cette date il semble que la Gestapo, qui résidait juste en face de l’EPS avait alors quitté les lieux, Martin retrouve Naughton près de l’EPS et du boulevard de la Duchesse Anne, près de chez une de ses amies, Mlle Claude Villers, avocate au Barreau de Rennes, qui se trouvait à sa fenêtre. » Les deux jeunes gens sont alors invités par l’avocate à boire une bouteille de vin pour fêter la Libération. Lors de la discussion, Naughton raconte les conditions dans lesquelles il avait été fait prisonnier : « Il remit à Claude Villers en souvenir un petit écusson de laine. Il échangea à ce moment son adresse avec Jean Martin et il semble qu’à ce moment, n’ayant pas de papier pour écrire, il ait transcrit celle-ci au dos d’une photo. L’adresse de Naughton a été égarée par Martin. »
Dans ce rapport de Resnais, il n’y a malheureusement aucune information sur la façon dont Naughton s’est procuré ces photos. Ont-elles été remises par un soldat allemand en soin à l'EPS ? C'est possible. J’avancerai plutôt l’hypothèse suivante : le 2 août, les policiers du SD, le Bezen Perrot et quelques autonomistes bretons parmi les plus compromis avec l'occupant ayant pris la fuite, la nourriture vient à manquer aux blessés de l’EPS. Les Américains étant toujours à Maison Blanche, le personnel civil de l’EPS, quelques prisonniers valides et même des voisins – l’officier allemand commandant l’hôpital fermant les yeux – vont piller la Maison des étudiantes où les Allemands avaient laissé d’importantes quantités de provisions, pour les ravitailler. On peut donc raisonnablement penser que pendant ce laps de temps, avant l’entrée en ville des libérateurs, Naughton est entré dans le bâtiment et y a découvert ces photos.