samedi 6 octobre 2018

Maudite Vilaine !

La Vilaine n'a pas toujours été un long fleuve tranquille. En 1966, enserrée en un lit trop rétréci entre deux sinistres quais de granit noirci d'une dizaine de mètres de hauteur, elle prend une revanche désastreuse lors d'une crue "historique", qui n'a heureusement fait aucune victime. Quatre années plus tard, le 27 février 1970, c'est une autre tragédie qui se noue sous les yeux des Rennais, présents ce jour-là sur le boulevard Laënnec et la rue Alphonse-Guérin. 
Une séance de canoë 
Ce vendredi, à 10 heures, un autocar quitte le CES des Gayeulles pour conduire 32 collégiens (20 filles et 12 garçons) à la base nautique située derrière le stade du commandant Bougoin, afin d'y pratiquer une activité de canoë. Compte-tenu de la distance, le car accuse un certain retard puisqu'il n'arrive que vers 10 h 50. Ce qui explique que les enfants, d'après l'édition d'Ouest-France du samedi 28 février : "se mirent rapidement en tenue et les premiers embraquèrent vers 11 h 10, sous la surveillance des moniteurs d'éducation physique du CES, responsables de la classe : Mlle Annick Paris et M. Henri Goasdoué, en présence du permanent de la Jeunesse et des Sports, M. Dominique Daniel." Le journal fait une erreur. Dominique Daniel ne participait pas à la séance de canoë, mais il est accouru sur les lieux pour participer aux secours.
Cette base nautique, qui occupe l'emplacement de l'ancienne baignade publique du Cabinet-Vert, au bord de l'actuelle promenade des Bonnets Rouges, est en fonction depuis trois ans sous la responsabilité du service départemental de la Jeunesse et des Sports. Le ponton d'embarquement se trouve à une centaine de mètres en amont du point de séparation de la Vilaine en deux bras. Celui de gauche est un "bras mort" du fleuve, sans danger, qui longe la rue Alain-Gerbaud, où doivent se rendre les collégiens pour leur entraînement. Celui de droite, plus large, voit son cours entravé par un déversoir. Pour accéder à la zone d'entraînement, les embarcations doivent emprunter le milieu du fleuve, afin d'échapper au courant qui se fait sentir à la hauteur de l'embranchement et devient de plus en plus fort au fur et à mesure que l'on s'approche du déversoir. D'après Ouest-France, celui-ci devait être assez puissant : "En raison des crues, un matelas d'eau d'une épaisseur de 60 cm franchissait le déversoir et créait un violent tourbillon au pied de la chute. Avant chaque cours, les moniteurs précisent ce danger et demandent impérativement aux élèves de ne pas s'approcher de la rive du côté du Cabinet-Vert, en raison du courant qui risquerait de les entraîner." Visiblement, ils n'ont pas été entendus ce jour là. 
Survient le drame
Que s'est-il passé au début de la leçon ? D'une prudence toute jésuitique, le quotidien de la rue du Pré-Botté écrit : "Toutes les précautions de sécurité semblaient avoir été prises : depuis trois ans, au rythme de cent enfants par jour, étaient données des leçons à cette base nautique du service départemental de la Jeunesse et des Sports. Mais peut-être n'avait-on pas pris assez garde à la violence du courant dues aux crues et à l'inexpérience de certains des enfants." D'après les témoignages recueillis auprès de quelques enfants rescapés, Mlle Paris : "avait précisé de manière claire, particulièrement aux fillettes qui montaient en canoë pour la première fois, les limites à ne pas dépasser." A-t-elle seulement été entendue ? Ouest-France ajoute en effet : "Il semble qu'une des embarcations, ayant quitté l'appontement parmi les premières, ait cependant franchi cette limite et se soit trouvée entraînée par le courant qui conduite au déversoir." Au même moment, les enfants restés sur le ponton prennent place deux par deux à bord des canoës. Mlle Paris, voyant le premier canoë se diriger vers la zone dangereuse, tente aussitôt de se porter à sa hauteur, pour le guider vers la rive. S'ensuit alors une certaine confusion. Les enfants ont-ils
cru qu'il fallait suivre la monitrice ? Les gamines avaient-elles seulement assez de force pour pagayer vers l'autre bras de la Vilaine malgré le courant ? Toujours est-il que Mlle Paris portant secours aux fillettes, les autres canoës sont entraînés par le courant vers le déversoir, situé à une cinquantaine de mètres du point d'intersection des deux bras. En quelques secondes, c'est la panique générale. Les garçons plus expérimentés, certains ont redoublé leur quatrième, cherchent à gagner la rive et y parviennent, pendant que d'autres se portent au secours des fillettes qui crient, totalement affolées. Mais pour la plupart, c'est déjà trop tard. Emportés par la force du courant, les canoës franchissent le déversoir puis basculent dans la chute d'eau qui les brise, le tourbillon brassant leurs occupants. Quelques collégiens et collégiennes, ayant réussi à surnager grâce à leurs gilets de sauvetage, seront récupérés à plus de 500 m en aval.  
L'attente des secours
Alertés par les cris, des employés des TUR, les Transports Urbains Rennais, dont le dépôt surplombe le déversoir, se précipitent avec des échelles pour descendre sur le chemin de halage et lancer des cordes, récupérant ainsi des collégiennes. Témoins eux aussi du drame, deux étudiants qui consomment au café situé près du pont Laënnec, n'hésitent pas une seconde et se jettent dans l'eau froide. Dans l'affolement général, même les enfants qui se trouvent en dehors de la zone dangereuse se mettent à l'eau, abandonnant leurs canoës. Les moniteurs restés à la base accourent et se jettent à l'eau, ainsi que les garçons qui avaient abordé. D'après Ouest-France, les secours ont bien été alertés, mais pas pour une noyade collective : "Il y a une personne qui appelle au secours dans l'eau, au 14, rue Laënnec. Tel est l'appel qu'ont reçu, à 11 h 31, les sapeurs-pompiers. Une ambulance est partie aussitôt avec une barque. Ce n'est qu'après, exactement informés de l'ampleur du drame, que les sapeurs-pompiers ont pu faire partir les moyens nécessaires. La circulation, très dense à cette heure- là, n'a rien simplifié pour les six ambulances envoyées sur les lieux." Cette méconnaissance de la réalité des événements sera confirmée par un témoin dans un courrier adressé à Ouest-France : "J'ai vu une ambulance des pompiers arriver (sans bateau). S'ils avaient fait diligence, ils manquaient de précisions (ils me l'ont confirmé), j'ai alors téléphoné des renseignements complémentaires et alerté les services de la préfecture, qui ont aussitôt déclenché un dispositif plus adapté à l'ampleur de l'accident." Les ambulances enfin arrivées sur les lieux : "Les sapeurs pompiers tentèrent de repêcher tous ceux qui étaient encore à l'eau. Ils remontèrent ainsi les moniteurs qui, à bout de force, avaient perdu connaissance. Pendant que les sauveteurs repêchaient les derniers enfants, les pompiers pratiquaient sur place la réanimation des plus atteints. Étaient dirigés vers l'Hôtel-Dieu : les quatre moniteurs et cinq enfants, tous de Rennes : Brigitte Fauchoux, 14 ans, 10, allée de Brno ; Christine Bérenguer, 14 ans, 17, square Guy-Ropartz ; Rozenn Bobin, 12 ans, 2, rue du Docteur-Aussant ; Martine Mérault, 14 ans, 1, square Saint-Exupéry ; Catherine Marnier, 14 ans, 8, allée de Maurepas. Les trois dernières étaient considérées dans un état très grave. Hier soir, l'état de Cathrien Marnier restait très préoccupant. Par contre, on enregistrait une amélioration de celui de Martine Mérault. Quant à Rozenn Bobin, elle était considérée comme hors de danger." Un homme grenouille va plonger dans le déversoir une fois le vannage relevé, afin de voir si des corps ne seraient pas restés plaqués contre la paroi. Mais, en cette période de crue, le vannage ne peut rester levé plus de dix minutes. Il est ensuite impossible de plonger en raison des tourbillons et de la violence du courant une fois l'eau lâchée. Tout l'après-midi, six pompiers dans deux barques, les HSB (Hospitaliers Sauveteurs Bretons) avec un bateau et un zodiac, vont parcourir la Vilaine, récupérant des pagaies et des flotteurs bien après la partie canalisée du fleuve.
Une longue angoisse
Commence alors une longue période d'angoisse. Les enfants rescapés ont été dispersés un peu partout et les responsables ont le plus grand mal à les réunir. M. Moreul, moniteur d'éducation physique au CES des Gayeulles, qui habite dans le quartier, n'est pas de service ce jour-là, mais il participe aussitôt aux premiers secours et rassemble les rescapés dans le car pour faire l'appel : "Les enfants étaient tous très choqués par ce qui venait de se passer. Les fillettes surtout étaient complétement paniquées. J'en ai rattrapé une qui marchait comme une automate, au milieu des voitures, sans savoir visiblement où elle était, ni où elle allait. Les garçons étaient plus calmes, certains ont même plongé et se sont mis à l'eau pour porter secours à leurs camarades." Les cellules d'assistance psychologique n'existent pas encore. Les familles des victimes et les rescapés se soutiennent mutuellement, la société est moins individualiste qu'aujourd'hui. Au milieu de l'après-midi cependant, les sauveteurs doivent se rendre à l'évidence que trois collégiennes sont considérées comme disparues : Gwenaëlle Berthelé, 13 ans, 25, rue des Gantelles ; Marie-Christine Rouxel, 13 ans, 40, rue de Beausoleil à Cesson-
Archives de Rennes 350 Fi 683
Sévigné, et Soizic Maugère, 13 ans, 13, rue Parmentier.

Les enquêtes administratives et judiciaires commencent. D'après Ouest-France, tout est en règle : "On sait déjà que les enfants étaient encadrés par quatre moniteurs, que les familles avaient autorisé la pratique du canoë, que les enfants savaient tous nager et qu'ils portaient tous un gilet de sauvetage. Mais l'on remarquera que toutes les victimes sont des fillettes, semble-t-il débutantes, que l'effroi a saisies dès le début de l'accident.
Dans son édition du lundi 2 mars, le journal informe ses lecteurs que le corps de Soazic Maugère, qui ne portait plus de gilet de sauvetage et dont les vêtements avaient été déchirés par les tourbillons, a été retrouvé samedi matin, à plus de 500 m du déversoir. La nouvelle avait déjà fait le tour de la ville. Des milliers de Rennais ont en effet éprouvé le besoin de se rendre sur les lieux du drame durant tout le week-end, arpentant les chemins de halage depuis l'embarcadère jusqu'au quai Richemont : "Un service d'ordre dut être assuré par les gardiens de la paix pour que les sauveteurs qui fouillèrent sans relâche le lit de la rivière ne soient gênés dans leurs recherchent."
Les premières questions.
Dans son édition du mardi 3 mars, Ouest-France consacre un article assez sobre, sans photo, aux obsèques de Soizic Maugère, célébrées à l'église Saint-Jean-Marie-Vianney, en présence du maire de la ville, Henri Fréville, et du député Jacques Cressard : "La plupart des élèves du CES des Gayeulles viennent du quartier de Maurepas et des rues voisines." A cette époque, Maurepas est un quartier populaire et ouvrier au sens noble du terme. Les jeunes fréquentent les mêmes écoles publiques : Trégain ou les Gantelles, puis le collège des Gayeulles, les mêmes équipements sportifs ou de loisirs : maison de quartier, MJC, foot aux Longs-Prés, ou bien encore le patronage des "Cadets de Bretagne". Tous se connaissent donc plus ou moins. Ce drame ne laissant personne indifférent, l'émotion est grande dans le quartier : "Près de 1 500 personnes ont assisté à al cérémonie religieuse. A l'entrée de l'église, les camarades de classe de la petite victime étaient là, un bouquet de fleurs blanches à la main, les yeux noyés de larmes. Voisins, amis, parents d'élèves et professeurs entouraient la famille de la petite Soizic, partageant une douleur trop lourde à porter." Ce même jour, les lecteurs du journal auront peut-être remarqué un changement de ton dans un article consacré au suivi de l'enquête. Le matériel de sauvetage a été saisi et déposé au greffe du tribunal. Le doute s'installe. D'après les premières constatations en effet : "Les gilets, qu’ils aient été ou non utilisés, dans leur très grande majorité ne comportaient pas toutes les attaches qu’ils auraient dû avoir normalement s’ils avaient été tenus en bon état de service. Il apparaît encore qu’en raison du retard du car qui a amené les enfants, la mise à l’eau a été plus précipitée que de coutume : certains enfants, qui allaient effectuer leur première séance d’initiation au canoë-kayak, ont affirmé qu’ils ignoraient l’existence du déversoir. Leur affirmation, sans contredire aucun autre témoignage, s’explique par le fait que la brève séance d’information donnée avant l’embarquement, n’a pas été entendue et suivie de la même façon par tous : tandis que les uns écoutaient attentivement leurs moniteurs, d’autres prêtaient une plus grande attention aux ébat de camarades qui avaient eu la permission d’embarquer sans attendre. Enfin, la grande question qui reste posée et à laquelle les experts devront répondre, est la suivante : la vitesse du courant – autour de un mètre à la seconde en aval immédiat de la base – n’était-elle pas trop forte pour de jeunes débutants dont c’était la première séance de canoë-kayak ?" Dans un courrier des lecteurs du 6 mars, le cadre administratif d’un lycée de Rennes s’interroge lui aussi sur les circonstances de ce drame : "Après Juigné[1], Rennes ! Quand donc ceux à qui nous confions nos enfants cesseront-ils de jouer par manque de discernement, manque d’autorité, par une insouciance inqualifiable, avec leurs vies. Étant donné la température, étant donné l’état d’une rivière en crue, étant donné l’inexpérience des enfants, la seule décision sage était de ne pas faire de canotage ! Enfin, on avance aussi l’ « autorisation donnée par les parents » le fait « que les enfants savaient nager », qu’ils avaient « des brassières de sauvetage ». Et alors ? Que peut une expérience de la nage, une brassière de sauvetage quand l’eau est glacée et que, subitement, l’accident arrive ? On ne connaît pas l’hydrocution ou la congestion chez les responsables des sports ? Quand à l’autorisation des parents, oui, nous faisons confiance. Cette confiance se trouve, par ce drame, bien ébranlée et les déclarations officielles, navrantes dans leurs arguments, ne changent rien à un drame qui devait être évité et pouvait l’être." Dans un long courrier, adressé à Henri Fréville[2], un ingénieur hydraulicien de 65 ans, canoéiste, va dans le même sens : "Il s’agit de débutants ou semi-débutants, en hiver les déversoirs ne sont pas pour eux. Tout au plus des biefs tranquilles (…) En crue les conditions étaient différentes. Le danger représenté par l’attraction du déversoir de latent devient inexorable pour celui qui n’a pas su le détecter à temps. Règles de sécurité : reconnaissance préalable de l’itinéraire depuis la rive. Strictes consignes d’itinéraire avec moniteur en tête et encadrement. Et surtout c’est l’hiver. Le froid et les vêtements diminuent considérablement les performances et aggravent les conséquences d’une immersion, même momentanée. Les organisateurs n’ont pas vu clairement les conséquences de la crue et n’ont pas su prendre des mesures pour éviter l’entraînement vers le déversoir." Cette mise en cause de l'encadrement des enfants ne manque pas de faire réagir la FEN, qui adresse un communiqué au journal.
Les recherches sont abandonnées le 14 mars. Le samedi 21 mars, le corps de Marie-Christine Rouxel, flottant entre deux eaux, est repêché à 500 m du déversoir, donc avant les quais. Le vendredi 27, le niveau des eaux le permettant, les autorités décident de procéder à l’assèchement du fleuve en aval du déversoir. Des pompiers des brigades de Rennes, Bruz et Tinténiac, aidés de CRS et sauveteurs de la SNSM entreprennent une fouille systématique du lit de la Vilaine. A 8 h 30, ils sont avertis de la découverte d’un corps par un ouvrier des Papeteries de Bretagne, à proximité d’un filet tendu à cet endroit. Aucun doute n’est permis, il s’agit bien de celui de Gwenaëlle Berthelé, dont les obsèques sont célébrées dès le lendemain à Saint-Jean-Marie-Vianney. 
Le 28 novembre 1970, neuf mois après le drame, Ouest-France informe ses lecteurs que la jeune Martine Mérault, qui était soignée au centre de réanimation du centre hospitalier, est décédée chez ses parents où elle avait été reconduite : « Ses obsèques seront célébrées aujourd’hui à 16 h, église Saint-Laurent. » Cette tragédie aura donc fait quatre jeunes victimes, anéanti leurs familles et brisé la vie des adultes chargés de les encadrer. 

[1] Le 18 juillet 1969, à Juigné (49), 19 enfants âgés de 10 à 13 ans ont péris noyés lors d’une baignade, happés par le courant d’un bras de la Loire.
[2] Archives de Rennes. 1078W115. Cabinet du maire.

12 octobre 2018
En lien avec cette communication, je prends connaissance aujourd'hui de deux informations dans mon seul et unique quotidien rennais. La première concerne le corps d'un noyé repêché par les plongeurs des sapeurs-pompiers dans la Vilaine... qui passe désormais sous le pont situé à l'angle du boulevard de Chézy et de la rue Legraverend, précise Ouest-France, qui n'est décidément plus ce qu'il était. L'autre triste nouvelle est l'avis d'obsèques de l'abbé "Jo" Delin, 86 ans, qui exerçait son ministère à la paroisse Saint-Laurent de Maurepas. Le père Delin était un éveilleur de consciences d'une grande bonté et d'un profond humanisme. Très connu et apprécié dans le quartier, il faisait partie de cette catégorie des prêtres ouvriers, pas toujours bien vus par l'évêché, qui avaient choisi de quitter leur presbytère pour vivre en HLM afin de partager la vie des travailleurs et des gens de condition modeste.