Parmi la longue cohorte des dénonciateurs,
traitres, miliciens et autres « collabos » de tout poil qui défilent
devant les juges de la Cour de justice de Rennes, on trouve parfois d’étonnants
personnages. Celui qui comparait ce jour du mois de juin 1946 : « Conserve
sa bonne humeur et trouve le moyen tout au long de l’audience de divertir ses juges
tout autant que le public. » note le journaliste qui suit ce procès.
Pourtant, fait remarquer le commissaire du gouvernement : « Il est
bien né sous une mauvaise étoile ».
![](https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEh5EYykWxon1esA_qaoNVRBCdVQSVproiLdFViEcXGPKHJLWVEoQ3jfTswcEnJKH0zYMxYT1DO_S9HQ9mhV1BU7kpGDxzUSlxHIekHysSypZxrJsDIhX2DvW7iZmD7cXUviuQfNjzUHIATJ/s1600/DSCN0052.JPG)
La conjonction astrale devait
être en effet particulièrement malheureuse pour ce garçon qui voit le jour en
1910. Trop tôt orphelin, il est condamné une première fois par le tribunal
d’Alençon au mois de février 1926 pour vol de vélo et placé en liberté
surveillée. Au mois de juin, c’est le tribunal de Dijon qui le condamne pour
vagabondage et le place en liberté surveillée jusqu’à sa majorité. Le mois
suivant, c’est une nouvelle condamnation par le tribunal de Rambouillet pour
vol et vagabondage. Au mois d’août, c’est le tribunal de la Seine pour
infraction à la liberté surveillée. Finalement, en février 1928, le jeune homme
est envoyé dans des colonies pénitentiaires aux noms tristement célèbres comme
Aniane, dans l’Hérault, ou celle de Mettray, dans l’Indre-et-Loire, qui servira
de matrice à Jean Genet pour son roman « Le Miracle de la rose ». Hormis
la fascination pour l’esthétique nazie qu’éprouvera Genet par la suite, il y a
bien des similitudes entre les deux hommes : orphelins tous les deux, âge
identique et même jeunesse chaotique. Ils ne sortiront du bagne pour enfants que
pour rejoindre l’armée : les bataillons d’Afrique, les fameux
« Bat-d’Af », destinés aux individus ayant un casier judiciaire un
peu trop chargé.
Un dur, un vrai, un tatoué
Alors que Genet quitte Mettray
pour s’engager dans la Légion étrangère, notre homme choisit le 1er
régiment de Spahis marocains, alors stationné au Levant français. C’est au
Liban qu’il se fait tatouer sur la paume de la main droite un mot
« injurieux » pour ses chefs, lorsqu’il leur fait le salut militaire.
Ce mot, que l’on devine sans peine, n’est guère apprécié des officiers et, au
mois d’avril 1931, le voilà de nouveau condamné à 89 jours de prison par le
tribunal militaire de Beyrouth. Un autre jour, il estime s’être fait rouler sur
le prix d’une course par un cocher arabe, qu’il déleste de sa recette. Un
tribunal de Damas le condamne alors à cinq ans de prison pour vol qualifié en
juillet 1932. Finalement, l’affaire s’arrange et notre « dur »,
désormais tatoué de la tête aux pieds, est envoyé en Tunisie, toujours dans les
« Bat-d’Af ». Décidément rétif à l’autorité, le voilà mêlé à une bagarre,
où ses supérieurs écopent quelques horions. Ce qui lui vaut encore deux ans de
prison pour « outrage à supérieur ». Démobilisé en 1940, avec le
grade de sergent-chef du 1er bataillon d’Afrique, il s’installe à
Tunis et vend du vin aux musulmans, ce qui est formellement interdit et lui
vaut de nouveaux ennuis avec trois condamnations en 1940 et 1941.
De retour en France occupée, il
pose son sac dans un gros bourg rural situé à mi-chemin entre Rennes et le
Mont-Saint-Michel, où il se marie en juillet 1941. On pourrait le croire
désormais assagi. Mais, en novembre 1942, il « emprunte » une
bicyclette qu’il oublie de rendre. L’affaire se termine devant le tribunal de
Rennes qui le condamne à deux ans de prison. La peine est lourde. Ne voulant
pas l’effectuer, il se rend aussitôt au bureau de recrutement pour l’Allemagne,
situé rue Martenot, où il signe un contrat d’un an de travail pour l’usine Deutsche-Werk
de Kiel. Six mois plus tard, il bénéficie d’un congé de quinze jours qu’il
passe chez lui. De retour à l’usine, le voilà accusé de sabotage. Il s’en
défend et assure que son travail avait surtout été mal fait. Cette fois, il va
pouvoir goûter au charme des prisons allemandes pendant six mois. Dès sa
sortie, il achète une fausse feuille de réforme devant lui permettre de rentrer
en France. Il allait partir lorsque la police de l’usine l’arrête à nouveau. Dans
sa musette, on a trouvé de l’argenterie volée à la Deutsche-Werk et dans un
hôtel de Kiel. Le voilà donc reconduit en prison pour deux mois.
Ayant quand même conservé sa
fausse feuille de réforme, il rentre chez lui. Les gendarmes l’attendent et lui
confisquent ses papiers français et allemands. Notre tatoué prend la fuite et
se réfugie à Paris dans l’appartement d’une amie de sa femme, qui ne souhaite
pas l’héberger plus longtemps. Il revient alors à Rennes, rue Martenot, et
signe un nouvel engagement d’un an ! Muni de ce contrat, il revient chez
lui et réclame ses papiers aux gendarmes.
N’ayant aucunement l’intention de
franchir le Rhin, il retourne à Paris chez l’amie de sa femme, devenue maintenant
sa maitresse. En décembre 1943, elle l’accompagne dans un village de Haute-Marne
où il travaille comme bucheron. Au mois de janvier 1944, de retour à Paris, il
se fait embaucher par la firme allemande « Bauvens », boulevard
Hausmann. Il s’agit en fait d’une entreprise de construction appartenant à
Peter Joseph Bauwens, dit « Peco » Bauwens, ancien footballeur et
arbitre allemand, membre du comité exécutif de la FIFA jusqu’en 1942. L’entreprise
est évidemment très liée au Troisième Reich. Ce qui n’empêchera pas Bauwens de
devenir président de la Fédération allemande de football après-guerre. Sous
l’Occupation, cette firme construit des fortifications dans la région de
Saint-Omer, où notre tatoué travaille comme forgeron pendant environ trois
mois. De retour à Paris, le voilà à nouveau sans travail. Il sait qu’il ne peut
revenir chez lui, car recherché par la gendarmerie, mais aussi par la police allemande,
qui le considère comme déserteur.
Les tribulations d’un légionnaire sur le front russe
« Si je connaissais un
maquis je n’aurais pas hésité à m’y rendre, mais j’ai jugé beaucoup plus simple
de m’engager dans la LVF » déclare-t-il à la Cour de justice. Il se rend
donc au siège de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme, rue
Saint-Georges à Paris, où il signe un engagement illimité comme simple soldat
au mois de mai 1944. L’heure n’est plus au strict respect des critères de
recrutement de la LVF, qui ferme les yeux sur son casier judiciaire et l’envoie
suivre une formation au quartier de la Reine à Versailles. Sur sa fiche
signalétique est alors indiqué : « Nombreux tatouages sur tout le
corps dont un serpent sur le corps et un autre sur la main gauche ».
![](https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiQFwQPydJURwObx62Wx5ACzrskfKWYFAY_O7B0KjPfZvmnANpdlgojnmFJyOZ2IyCzohUocsZw04nLMT5nVJf90eE8DQrGuIKMPDi8H7hR_mVlmIU-ENKr7-Z9Zvk1lnDmL62znsLJaRU4/s1600/100_3714.JPG) |
Maurice Zeller, officier recruteur de la LVF |
Le 6 juin, jour du débarquement,
un convoi de nouvelles recrues est dirigé sur le dépôt de la LVF de Greifenberg
en Poméranie. Suivant un peloton de sous-officiers pendant trois mois à
Stettin, notre tatoué en sort premier avec le grade de chef de groupe
instructeur. Il doit alors endosser l’uniforme allemand, « Pas par idéal
déclare-t-il à la Cour, parce que les Allemands c'est pas mes collègues. D'abord ils m'ont foutu en tôle ». Depuis le 1er septembre en effet, la LVF est officiellement dissoute et intégrée à la
Waffen-SS. Au mois d’octobre 1944, les légionnaires sont envoyés au camp de
formation de Wildflecken en Forêt-Noire, où ils sont intégrés à la brigade
Charlemagne. L’amalgame ne se fait pas sans difficulté, tous ne souhaitant pas
arborer les runes SS sur leur uniforme. D’après notre tatoué, il serait resté à
Wildflecken : « Jusqu’au départ de la LVF pour le front dans le
courant de janvier 1945. Tout de suite, nous avons battu en retraite, où le
sauve qui peut a été général ». Il semble qu’il se trompe d’un mois. En
effet, c’est en février que la brigade Charlemagne devient la « 33ème
Waffen-Grenadier-division der SS Charlemagne ». Quant au siège de Breslau
par l’Armée rouge, entamé le 15 février il ne se terminera que le 6 mai 1945.
Quoi qu’il en soit, après seulement quatre jours de combats, notre tatoué se
cache dans une grange puis une maison abandonnée où il troque son uniforme
allemand pour un costume civil. En attendant l’arrivée des Russes, il « fait
la popote ». Trois jours plus tard, les Russes sont là. Il se dirige alors
vers eux en criant : « Camarades ! ». « Français ? »
demandent les Russes. « Oui, oui ! » répond-il. Et le voilà
revêtu de l’uniforme de l’Armée rouge avec laquelle il va combattre pendant
plus de deux mois. « C’est la bonne vie » déclare-t-il, « Car
dans la Légion on crevait de faim, tandis qu’avec les Russes on était bien. On
ne touchait rien mais tout ce qu’on trouvait était pour nous ! » Conduit
dans un camp de rapatriement proche de Varsovie, il est ensuite dirigé avec
d’autres compatriotes sur Odessa puis rapatrié le 6 mai 1945 en France où il se
fait passer pour un évadé du STO, ce qui lui permet de toucher une prime de
1 000 francs. Á peine rentré chez lui, les gendarmes débarquent et le
conduisent à la prison Jacques Cartier pour y accomplir une année de prison.
Épilogue
Un an plus tard, en juin 1946, le
voilà donc devant la Cour de justice de Rennes. « Si je suis entré à la
LVF c’est pour échapper à la police française et à la Gestapo. Je ne l’aurais
pas fait sans cela car je n’ai pas l’esprit militaire » déclare-t-il.
D’ailleurs : « Si j’ai participé pendant quatre jours à des combats
contre les Russes, j’ai largement racheté mon erreur en m’engageant dans les
rangs des soldats de l’Armée rouge, dès que cela m’a été possible en février
1945. Et pendant deux mois et demi j’ai vaillamment lutté contre les Allemands
dans les troupes de choc de l’armée russe. »
L’affaire n’est pas banale.
L’homme a trahi en portant l’uniforme ennemi, c’est indéniable. Mais, contrairement
aux membres du Bezen Perrot, eux aussi sous l’uniforme Waffen SS, il n’a jamais
participé à la moindre opération contre la Résistance sur le sol national. Et,
pour couronner le tout, alors revêtu de son uniforme soviétique, il a fait
prisonnier un de ses anciens camarades de la LVF, le légionnaire
Letimier !
Extrait de sa cellule lui aussi,
c’est le seul témoin présent à l’audience.
- « C’est bien lui qui m’a
fait prisonnier » déclare-t-il. « Je l’ai reconnu tout de suite par
son serpent ».
- Le président de la Cour :
« Son serpent ? »
- « Oui » répond notre
tatoué en riant « C’est bien visible ».
Stupéfaction du journaliste, qui
décrit la scène : « Il dégrafe le col de son blouson de toile
kaki de l’armée soviétique. Et la tête d’un magnifique serpent tatoué qui doit
s’enrouler autour de tout son corps apparait menaçante ! »
Le président fait remarquer que dans
certains camps allemands : « La peau de l’accusé eut été choisie pour
faire un abat-jour. » Finalement, la Cour de justice se montre assez douce
puisqu’après un réquisitoire très modéré du commissaire du gouvernement, elle
le condamne à deux ans de prison et 10 ans d’interdiction de séjour dans la
région. » Et voilà notre tatoué : « Une fois de plus nourri et
logé aux frais du gouvernement, après avoir subi une bonne douzaine de
condamnations ».
Kristian Hamon