samedi 17 février 2024

Capitaine Crochet

Sur l'air de Joyeux anniversaire, avec un chœur de bougies. 

Pour JRLN

Il est des anniversaires qui se suivent et se ressemblent. Notre-Dame attendra encore un peu, mais comment ne pas y penser en ce lendemain de nuit du 4 au 5 février ? Même si certains, qui préfèrent la nommer Votre-Dame, rappellent que ce sanctuaire "de la sacralité d'Etat" (Frédéric Le Moigne, "1944-1951 : Les deux corps de Notre-Dame de Paris" (1) fut un temps la maison du cardinal Suhard, qui y donna en si belle compagnie la si belle messe du 26 avril 1944.

L'événement commémoré, qui s'est produit il y a trente ans, n'est pas une messe, mais une émeute, ou plutôt, sa conséquence immédiate, l'incendie du parlement de Bretagne. Pourtant à l'époque, personne ne parlait de parlement mais on disait palais de justice, ce qu'il est encore, quoique à l'échelon supérieur de cour d'appel. A l'époque, on n'entrait pas dans un monument historique, on ne béait pas sous du Coypel, ce n'étaient pas les explications des guides du patrimoine qui résonnaient dans la salle des pas tordus. Les marches du palais, le perron, privé depuis 1960 de ses statues du XVIIe, menaient à des salles d'audience au sols froids, aux murs froids, aux voix roides de la justice qui se rend. Et au faîte du toit, l'hermine ne faisait pas soldat de plomb entre deux lys d'or. 



Un beau jour de 1972, passé les cordons casqués avec nos tracts sous des poireaux, nous envahîmes les lieux en solidarité avec les accusés qui passaient devant la cour de sûreté de l'Etat à Paris. Comme du haut des falaises de la Cinquième Avenue, il pleuvait des confettis FLB sur le perron que reconquéraient les crosses des brigades de l'ordre public. 

Un autre beau jour de 1974, en compagnie d'un copain mineur, je comparaissais à huis-clos pour dégradation d'édifice public. Le troisième larron, majeur de peu, eut droit aux feux de la rampe en ces temps où les murs étaient feuilles de poèmes. C'est une collègue de maître Yann Choucq que nous avions chargée de tempérer les ardeurs du procureur, ce qu'elle fit en grand costume et sans frais. On écopa quand même un peu. 



Bien sûr, personne n'avait oublié que l'hermine n'y figurait pas à l'origine pour border l'épitoge des magistrats. Manif bretonne à l'angélus, défilé devant le palais de justice. Les portes étaient grandes ouvertes, ça avait l'air vide. Flottait un drapeau tricolore sur le balcon central. C'est alors que Guy Caro dit à Kristian : "On monte le décrocher pour mettre un gwenn ha du !" Aussitôt dit, aussitôt fait. On grimpe les marches, se retrouve dans la grande salle des pas perdus, personne, "j'ouvre la porte-fenêtre et tente de décrocher le drapeau de sa hampe sous les applaudissements des gugusses de la rue Victor Hugo, quand tout à coup les lumières s'allument et deux gendarmes sortent d'une salle d'audience ! Je me fais embarquer, évidemment. En bas ça crie : "Libérez nos camarades !" Caro a réussi à s'échapper pendant que les pandores m'emmènent par une porte arrière vers la cour intérieure et me conduisent au poste de police où j'ai passé la nuit. Il n'y avait rien de méchant, ni effraction, ni dégâts, le drapeau restitué..."

Tout ceci avait eu lieu au palais de justice de Rennes. Comme c'est le palais de justice que, ce jour de 1994, encerclent les marins-pêcheurs bretons et manifestants venus les soutenir. "J'en ai encore l'odeur des lacrymo dans ma tête. Avec un copain nous nous étions réfugiés dans le bar La Cité d'Ys, rue Vasselot, le bar des militants bretons à l'époque. Les CRS chargeaient pour repousser les marins-pêcheurs au sud de la Vilaine, de l'autre côté des quais. L'air était irrespirable. Les manifestants venaient dans le bar pour respirer un peu et Pedro, le patron, avait organisé une cagnotte pour leur payer une bière avant qu'ils ne retournent au combat. Les CRS en ont pris plein la gueule, ou plutôt les jambes, avec les fusées de détresse en tir tendu. Puis dans la nuit, de mon quartier en hauteur, j'ai vu cette lueur étrange au dessus du centre-ville. Nous avons vite compris. Le spectacle était dantesque, entre les dégâts laissés par la manif, il y avait même un bus encastré dans l'angle de la bijouterie Prieur au bas de la place, et les pompiers."

Certains se sont alors peut-être rappelé cette phrase de la marquise de Sévigné demandant, le 10 novembre 1675, si "l'armée de Catalogne s'en va punir Bordeaux comme on a puni Rennes" durant l'insurrection des Bonnets rouges. 

Jean-Bernard Chalette, Allégorie de la révolte du papier timbré, 1676, Rennes, musée des Beaux-Arts


Somme toute, palais de justice, parlement, la différence ? Sis à Rennes, il avait été instauré par le pouvoir royal deux décennies après l'édit du Plessis, dit d'Union. Mettant fin à l'indépendance du duché, il avait institué les libertés de la province nouvellement rattachée à la couronne capétienne. Tous les députés n'en étaient pas originaires, un principe du fonctionnariat s'appliquant déjà en ce qu'on ne recrutait pas que local.

Bonnets rouges ou bleus, le palais-parlement est donc un de ces lieux où souffle l'esprit de révolte. 

4 février 1994, ça pète de partout dans le centre-ville. La colère enfle dans le goulot d'étranglement de la rue Edith-Cavell. Juge instructeur, Van Ruymbeke entend la marée gronder. Le garrot policier ne suffit pas à l'étancher et la place du palais est inondée. Le vent était à l'ouest sud-ouest. Mais les gars de la Turballe ou du Diben s'en fichent : le pavé fait d'autres remous. La pluie n'est pas d'eau, le brouillard attaque les yeux et la gorge et les détonations ne viennent pas de la coque. A un moment, une détresse fusa, des heures couva, enfin embrasa. Passé minuit, la justice de bois et de papier partit en fumée : nuit de pluviôse où "il pleuvait du feu" (un pompier).

A quelque chose malheur est bon. Une fois passée la gueule de bois (calciné), ce fut la divine surprise. Un "phénix" renaquit de ses cendres, entend-on-dire. Le Vésuve n'a-t-il pas embaumé de lave des bibliothèques à présent lisibles par spectrographie ? Le réchauffement climatique ne résout-il pas bien des énigmes suite à la fonte des glaciers ? Haro, donc, sur les repeints de la République : voici le Grand Siècle et celui des Lumières ! Le feu a révélé des fresques de la splendeur du parlement ! Résultat de la grande marée de la veille, des angelots tendant leurs doigts potelés et exhibant leurs fesses rebondies aux députés de la province domptée. On restaure ce qui peut l'être, avec, cerise sur le kouign-amann, le carton du (second) mariage d'Anne de Bretagne, l'ado résignée, comme l'a qualifiée l'historien non autonomiste, celui-là, Georges Minois, avec le roi de France Charles VIII (Georges Minois, Anne de Bretagne, Fayard, 1999, p. 275-292). 

Carton de la tapisserie représentant le (second) mariage d'Anne de Bretagne, dévoilé le 13/09/2017. (6x5 m, parlement de Bretagne. Rennes)


Il n'y a ni grande ni petite histoire. A quelqu'un malheur fut grand en cette nuit de pluviôse de 1994. Trente ans en deçà. Son souvenir me hante dès que le parlement rayonne de l'après-minuit toutes flammes de détresse. On ne saura jamais quelle main brandit la fusée qui mit le feu aux poutres. Moi, je vois un corps courbé, une main qui frôle le pavé et saisissant une lacrymo se fait pulvériser avant d'avoir pu la renvoyer à l'expéditeur. Rien à faire à Pontchaillou, plus rien à recoller dans cette chair en charpie, tandis que, là-bas, la charpente s'effondrait et que fondait l'armoire métallique de van Ruymbeke.

Des mois plus tard, le Finistérien reprenait la mer, mais c'était capitaine Crochet. Il n'a cessé de naviguer, de débusquer le poisson jusque dans l'océan Indien, tenant son palais de peine contre vents et marées d'une main de fer. "Déjà trente ans, j'arrose ça tous les jours et ça repousse pas... vive la révolution".

1 - LE MOIGNE Frédéric, 1944-1951 : les deux corps de Notre-Dame de Paris, Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n° 78, avril-juin 2003, p. 75-88.

Hervé ha Kristian