lundi 4 juillet 2022

Réflexions à propos du film de Frédéric Brunnquell, La grande histoire de la Bretagne (2)

 

Premières étapes du Tour de France au Danemark : le pays roi de la petite reine est aussi inscrit au palmarès du grand départ volontaire (GDV). Pourquoi se suicide-t-on plus dans les pays où l’on est globalement le plus heureux, a demandé Lisa Vignoli ? « Les pays scandinaves sont la parfaite illustration de ce paradoxe. On brandit en permanence leur “package bonheur” : politique familiale paritaire, égalité sociale, économie florissante et on les décrit comme des lieux de plénitude. On en oublierait presque qu’ils ont des taux de suicide parmi les plus élevés d’Europe avec respectivement 28,9% en Finlande et 16% au Danemark. »

La Bretagne, qui ne figure pas parmi les pays (États) du monde pour être jusqu'à nouvel ordre incluse dans la France, n'échappe pas au paradoxe relevé par la journaliste. C'est une région heureuse (voir les réflexions du 1.7.2022) puisque la préférée des Français, lesquels aspirent au bonheur. Cependant, telle la touche rouge sang des tableaux de Corot, un fait turlupine : on s’y suicide trois fois plus que dans certaines régions françaises, des « accidents de personne » comme l’annonce pudiquement la SNCF. C’est pratiquement chaque semaine sur les lignes TGV. Quel rapport avec La grande histoire de la Bretagne de Frédéric Brunnquell ? Dommage collatéral par conséquence du désenclavement massif au bulldozer lors de la première « révolution agricole » (à 54' – localisation approximative) ? Mais de quelle Bretagne s'agit-il ? Une histoire, c'est forcément de la géographie. On ne saurait trop apprécier ce point : mine de rien, le film acte la région 4 + 1 : les neuf broioù sont en place et, pour les métropoles, Nantes tient la sienne aux côtés de Rennes et de Brest. Ou encore, qui dit qu'on ne cultive pas le vin en Bretagne ? (Sans empiéter sur le néo-vignoble, en vallée de Rance, par exemple, consécutif au réchauffement climatique et futur concurrent des mousseux des monts Grampians indépendants.) Second paramètre géographique, la traditionnelle structuration qui court tout le film entre Armor et Argoat, entre pêcheurs et paysans. Le film ne se clôt-il pas sur un appel à une « révolution agricole nécessaire, comme celle des années 1960 » (à 88') maintenant qu'eaux de mer et eaux de terre suffoquent ?

Une ultime question sur le titre : pourquoi « grande » histoire ? Comme on dit « grand public » ? Pour ne pas dire petite histoire ? En tout cas, l'absence de l'épithète aurait eu pour effet de rendre l'entreprise prétentieuse : l'intituler simplement Histoire de la Bretagne oblige à l'exhaustivité. L'adjectif restreint le champ et fait sous-entendre qu'il a fallu trier : on ne va pas tout dire mais ce qui est dit l'est pour marquer. Le mot « saga » s'entend en introduction (1'50). Cette sorte de récit épique scandinave, où le réalisme l'emporte sur le merveilleux, raconte l'histoire d'un individu. Le film raconte les aventures d'une région, en précisant : ancienne province d'État du royaume de France, plus anciennement État souverain dont l'indépendance a expiré par mariage (forcé) et a pour tombeau l'écrin d'or de sa dernière reine.

Dès le début, le film donne la mesure de ses héros : la culture, avec la musique et surtout la langue bretonne. Et, vrai, c'est un leit-motiv qui occupe au total neuf minutes sur quatre-vingt-dix. Pourtant on entend la langue elle-même durant en tout à peine une minute, quelques mots dans un café, une berceuse (à 67'), ou encore Alphoñs Raguénes qui égrène quelques expressions (à 51') mais, par exemple, aucun vers d'Anjela Duval, malgré les apparitions récurrentes de la poétesse du bocage trégorrois, à quelques lieues de la conteuse Marc'harit Fulup et du curé rouge Ar C'halvez, auteur de mon premier manuel de breton Hervé ha Nora. Ça manque, il suffisait d'une bonne séquence sous-titrée, pour les non-bilingues, comme pour le (nano-)journal télévisé An Taol Lagad.

Bref, vouloir, d'un côté, faire grand, c'est forcément rapetisser de l'autre. C'est signe de l'intérêt d'un produit qu'il faille en combler les silences. On continue à chanter une fois la musique tue, à déblatérer, une fois le rideau tombé. S'agissant d'une histoire à trous, on la poursuit en évoquant les moments intenses restés aux abonnés absents.

On peut dire que la Troisième République s'inaugure pour la Bretagne à Conlie, près du Mans : c'est dans ce camp que fut parquée l'armée de Bretagne, ses pêcheurs et paysans, levée pour défendre Paris. Pourquoi ne pas avoir débuté en ces parages plutôt que par un cliché sur la pointe du Raz, mieux en place dans Chanson d'Ar-mor (1934) de Jean Epstein, le premier long-métrage en breton ? La « fosse de Conlie », comme a dit Tristan Corbière, c'est la crainte d'une masse révolutionnaire (pour la République), c'est aussi le fameux quiproquo « d'ar ger ! » entre francophones et brittophones en uniforme. Tout pour donner le la de la province rebelle. Hélas, des photographies de cet épisode, que nenni. À peine quelques cartes postales prises par la génération suivante à l'heure des commémorations alors que les sels d'argent ont fusé de partout sous la Commune. Conclusion : pas d'images : pas d'histoire, vu que cette histoire de la région Bretagne prend racine dans les archives audiovisuelles.

Conserveries de Cornouaille, Joint français : les grandes luttes sociales occupent une place méritée dans le film. Aux pêcheurs et paysans se joignent les ouvrier.e.s, entassés dans les banlieues ou partis au loin, et pas seulement à Paris : les Bretons furent les Portugais de France, essaimant aux quatre coins du monde, de New York à la Polynésie. Et puisque la Bretagne est ce vieux groin de pierre qui fouine dans l'océan, j'aurais aimé voir les carriers de l'Île Grande ou les ardoisiers de Kerohant, en Commana, à supposer qu'une caméra argentique y ait jamais fureté. À eux la primeur des murs et des toits (de même origine que le mot ty) donc les honneurs de toute histoire. Mais à part Sisyphe, qui se soucie des équarisseurs ?

Un autre gros morceau, comment y échapper ? c'est la politique. Pas forcément celle du Général (huit visites à Rennes, avec grand plantée d'archives, de 1940 à 1969), mais la politique rebelle, l'expression minoritaire. Passons sur le FLB, les images parlent d'elles-mêmes et Charlie Grall pour toutes celles et tous ceux qui ont agi sous sa bannière avec ou sans étiquette. Pour le spectateur lambda, tout commence dans l'entre-deux-guerres avec la trinité collabo du PNB (Mordrel, Debauvais et Lainé) puis la Résistance qui sauve l'honneur. Certes, il manque une petite phrase, celle de Londres à l'arrivée des pêcheurs sénants, en juin 1940, la Bretagne « quart de la France ». Mais sans remonter à Mathusalem, Bonnets rouges ou Pontkalleg (aucun film, aucune photo), il nous incombe, faisant dans la grande histoire, de remettre à leur juste place ceux qui croyaient pouvoir imiter leurs « cousins » d'Irlande qui, à partir de 1916, ont choisi le camp allemand. Les ennemis de mes ennemis peuvent être mes amis, mais il y a différence entre une alliance opportune et une communion d'idées. Le nationalisme breton a épousé la cause du national-socialisme puis, pour une partie d'entre ses adeptes, revêtu son uniforme et porté ses armes. Leur place est désormais connue bien que, à l'instar de la responsabilité de Vichy dans la Shoah, elle ait été mise en lumière et assumée tardivement. Mais tel ne fut pas le choix de tous les Bretons animés, sinon par le désir de l'indépendance, du moins par le besoin de défendre une conception particularisante de leur pays, qu'on la qualifie, non sans claquement de dents chez certains, de séparatiste, autonomiste ou régionaliste. En effet, point n'est besoin d'être nationaliste, exclusif, voire raciste, pour s'engager dans cette voie. C'est ce qu'a montré, au début du XXe siècle Émile Masson, dont les écrits ont été réédités en 1972 par François Maspéro. La descendance de ce courant politico-syndical, qui avait contre lui et la République unitaire, et l'Église catholique, n'a pas connu les feux de la rampe de la grande historiographie, il n'entre jamais dans la grande histoire de la Bretagne. Pourtant il est là, il demeure, il a ses figures. Quand Masson écrit « Unité nationale et ligue bretonne », il n'est pas le prodrome des fascisants et pro-nazis de l'après-Grande Guerre. Et ce leur est un succès, par-delà leur défaite : cette gauche, voire extrême-gauche, bretonne n'occupe pas sa place première, au premier rang de cette histoire, et ses propres aspirations sont teintées de soupçon. Les images manquent-elles ? Mais quand le député communiste Pierre Hervé, auteur de La Libération trahie (1945), propose en 1950 une loi connue sous le nom de loi Deixonne, il n'est que l'un des maillons de cette histoire au chromatisme rouge. Au lieu de la river à son mélanome générationnel (plus quelques attardés en notre troisième millénaire), cette histoire trouve sa grandeur dans leur permanence. Appelons cela « la composition bretonne », pour reprendre le retour sur enfance de Mona Ozouf, née Sohier, peu suspecte de complots contre la République et prête à dénoncer, avec l'autrice du Monde comme si, Françoise Morvan, le « flottement institué » pratiqué après 1945 (La Composition française, Gallimard, 2009, p. 30). Flottement toujours prêt à se repérer, comme lorsque la fille d'Alan Louarn demeure très floue au sujet de l'engagement nationaliste de papa et ses conséquences devant les tribunaux d'épuration. Autre figure de proue de ce courant sans parti constitué : Louis Guilloux, qui, comme d'autres l'uniforme SAS, porta l’uniforme américain en 1944. Mais à ne parler que des écrivains, on laisse dans l'ombre la forêt, les gens, les syndicalistes et les animateurs d'associations, tous les compasseurs de cercles qui, loin des échéances instituées, tracent cette geste au quotidien. Et surtout, au-delà, il y a l'espace insondable des sympathies, au sens large, voire des affinités dont les lendemains, formes et fond, sont en grande partie imprévisibles mais pas inénarrables. La présence d'Édouard Renard et de Tudi Kernalegenn est heureuse (après 63') mais concerne le demi-siècle qui nous précède. Manquerait-on tant que cela d'images et d'enregistrements d'archives ?

Voilà ce qu'une autre grande histoire de la Bretagne devrait montrer et faire entendre, en noir et blanc ou en couleurs, l'histoire d'un socle bien arrimé face aux marées du monde et dont, en notre ère numérique, l'ancrage démocratique et républicain n'est pas à refaire, élections comprises.

Yeun Sterneñv, Kerdafé.

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