La
collaboration politique
Quatre jours
après l’arrivée des Allemands, un Rennais fait une entrée plus que discrète en
ville et prend possession d’une villa réquisitionnée au 20, rue
Waldeck-Rousseau, où il installe sa garde rapprochée. Il s’agit de Fransez
Debauvais, le chef du Parti national breton (PNB), réfugié en Allemagne après
la dissolution du parti par Daladier en 1939. Situation inédite dans une ville
occupée, d’un nationaliste condamné à mort pour trahison, ramenant dans les
fourgons nazis une centaine de prisonniers bretons libérés des stalags par les
Allemands. Pour l’heure, Debauvais ne doute pas un instant que le Reich
victorieux va accorder son indépendance à la Bretagne. On sait ce qu’il
adviendra après l’entrevue de Montoire du 24 octobre 1940. Pétain entrant
« dans la voie de la collaboration », Hitler n’avait plus aucun
intérêt à remettre en cause l’unité territoriale française.
En cette
première année d’occupation, il y a bien quelques actes isolés de résistance,
mais ils sont rares et vites réprimés. Marcel Brossier sera le premier
résistant fusillé à la Maltière le 17 septembre 1940. Globalement, - et comme
partout en France –, la population est plutôt pétainiste, ce qui n’implique
évidemment pas une adhésion au national-socialisme. Pratiquement tous les
partis collaborationnistes autorisés par les Allemands en zone occupée ont une
permanence dans la capitale bretonne, devenue préfecture de région et siège
d’une importante administration de guerre allemande. Combien de personnes, que
l’on désignera plus tard sous le terme de « collabos », vont franchir
le pas d’une adhésion ? Des fiches individuelles, établies par la police de
Vichy en 1943, permettent de se faire une idée assez précise de la réalité de
la collaboration à Rennes et en Ille-et-Vilaine. Encore qu’à cette date, bon
nombre d’adhérents, sentant le vent tourner, ont déjà démissionné.
Sur le spectre des partis collaborationnistes, le
PNB occupe assurément une place à part. Convaincu que la Bretagne finira bien
par trouver sa place dans « L’Europe nouvelle », les nationalistes
bretons vont développer leur propagande antivichyste sous la bienveillante
protection des autorités d’occupation. C’est le premier parti autorisé par les
Allemands à Rennes. Dès juillet 1940, son journal L’Heure Bretonne s’affiche au premier étage de l’immeuble situé à
l’angle de la rue d’Estrées et de la place de la Mairie, qui deviendra place du
Maréchal-Pétain le 22 janvier 1941. Le siège régional occupe de vastes bureaux
quai Lamartine, alors que la permanence départementale est située au 4, rue de
Toulouse. D’après les fiches de police, le PNB compte 206 adhérents en
Ille-et-Vilaine, sans compter les sympathisants et les 3 000 abonnés du journal.
Le parti dispose également d’un mouvement de jeunesse d’une centaine de membres :
les « Bagadoù Stourm », reconnaissables à leurs uniformes noirs et
cravates blanches.
Autre spécificité rennaise, la forte présence du
groupe Collaboration, dont L’Ouest-Éclair du 15 novembre 1941
annonce l’ouverture d’une permanence au 4, rue Du Guesclin, suivie d’une
conférence donnée par Alphonse de Châteaubriant au théâtre : « Devant
une salle comble, l’orateur souligne les nécessités du rapprochement
franco-allemand. Dans la salle, on remarque le préfet et Bahon-Rault,
conseiller national, président de la Chambre de commerce ». Il ne s’agit
pas d’un parti politique et la double appartenance est fréquente. Le
recrutement du groupe est nettement élitiste : Pierre Sordet, directeur de
L’Économique ; René Guillemot,
des Nouvelles Galeries ; Pierre
Arthur, de L’Ouest-Éclair ; le
peintre Louis Garin, etc. La section économique de Collaboration permet en effet d’établir des contacts fructueux avec
l’occupant. Parmi les 304 adhérents, on trouve aussi de nombreux commerçants,
souvent en situation de dépendance à l’égard de l’occupant. Le groupe a
également sa section de jeunesse d’une cinquantaine de membres : les Jeunes de l’Europe nouvelle.
L’époque est aux « partis uniques et chefs
suprêmes ». Ceux-ci ont tous pignon sur rue, le plus souvent dans un local « aryanisé ».
Le Rassemblement national populaire,
avec ses bureaux situés au 1 quai Lamennais, est bien implanté en ville avec
143 adhérents d’après les fiches de police. Un autre fichier, retrouvé au siège
du parti à la Libération indiquera 335 membres pour l’Ille-et-Vilaine. À
l’image de son chef Marcel Déat – un normalien, ancien député de la SFIO issu
de la petite bourgeoisie républicaine – le RNP recrute surtout parmi les
fonctionnaires, employés ou enseignants. Le parti dispose également d’une
section d’environ 70 jeunes : les Jeunesses
nationales populaires.
Moins implanté à Rennes, le Parti populaire français
(PPF) de Jacques Doriot, tient permanence au 6, rue Du-Guesclin. La police a
établi 114 fiches, dont une bonne partie à Saint-Malo. Cultivant le culte du
chef d’un « pays totalitaire », plus actif que le RNP, le PPF séduit
les jeunes, mais aussi les classes moyennes avec aussi bien d’anciens militants
du PCF que de l’Action Française. Passant ses vacances au Val-André, le
« Grand Jacques » a la sympathie des autonomistes, auxquels il assure
que la Bretagne aura sa place « dans un France fédéraliste au sein d’une
Europe fédérale ».
On retrouve pratiquement le même effectif, avec 111
fiches de police, pour le francisme, dont le chef Marcel Bucard vient en
personne inaugurer la « Maison bleue », située au 13 rue du Chapitre.
Sorte d’avatar d’un fascisme mussolinien, le francisme va progressivement
recruter parmi les milieux marginaux afin de constituer son groupe la
« Main bleue », réputé pour sa violence. Son chef local, Paul Gallas,
sera finalement abattu par la Résistance. Le francisme dispose également de
deux sections de jeunesse d’une centaine d’éléments : Les Chemises bleues.
Peu implanté, avec 52 adhérents fichés, dont une
moitié sur Dinard, ville d’origine de Raymond du Perron de Maurin, chef
départemental et délégué aux affaires juives, le Mouvement social révolutionnaire
(MSR) trouve quand même les moyens de disposer d’un bureau au 8 quai Émile
Zola.
En l’absence de toute perspective électorale, l’activité
de ces partis est assez restreinte. Les manifestations sur la voie publique
sont interdites et les réunions, soumises à l’autorisation des Allemands, doivent
se tenir dans des locaux privés. Hors de question d’y entonner La Marseillaise ou de brandir le drapeau
national. Reste les conférences. Elles n’ont jamais été aussi nombreuses. Celle
donnée le 19 avril 1942 par Doriot de retour du front russe, rassemble plus de
mille personnes au théâtre municipal. On organise également des concerts et
autres galas de bienfaisance en faveur des prisonniers. Les bombardements de
l’aviation anglaise sont également l’occasion d’une intense propagande anglophobe,
complaisamment relayée par L’Ouest-Éclair.
De la collaboration à la délation, le pas est vite franchi. Ainsi ce groupe La Rose des vents, dont la police a
fiché une trentaine de membres sur Rennes. Cette appellation fait référence à
l’émission La Rose des vents, diffusée
chaque jour sur le poste Radio-Paris. Les lettres de dénonciation envoyées par
les auditeurs sont lues à l’antenne par l’animateur Robert Peyronnet, qui les
transmet ensuite à la Gestapo, au commissariat aux questions juives ou à la
Milice.
Ainsi donc, si l’on fait le décompte de ces fiches,
ce sont environ 1 200 personnes qui ont fait le choix d’adhérer à un parti
collaborationniste. Ces chiffres ne tiennent évidemment pas compte de tous ces anonymes
se contentant de soutenir discrètement ces mouvements en contrepartie d’une
faveur ou d’une intervention auprès de l’occupant. Maréchalistes en 1941, ils
seront attentistes l’année suivante…
La
collaboration armée
Aux « collabos » impatients d’en découdre
avec les bolcheviques, le déclenchement de l’offensive allemande contre l’URSS,
le 22 juin 1941, offre la possibilité de s’engager dans la Légion des
volontaires français (LVF). Une officine de recrutement est bien ouverte au 9
rue Nationale, mais les candidats ne se bousculent pas. Un Comité des amis de la Légion est même constitué avec les docteurs
Tizon, Perquis, Massot et l’avocat Perdriel-Vaissière.
Les plus téméraires, tentés par l’uniforme allemand,
peuvent s’engager dans la Waffen-SS,
qui ouvre un bureau de recrutement au 27 boulevard de la Liberté. Ceux que la
discipline militaire rebute peuvent combattre localement « le communisme,
le gaullo-swing et la juiverie maçonnique », en s’adressant au Comité d’action antibolchevique, dont L’Ouest-Éclair précise qu’il n’est pas
un parti politique mais un « groupe d’action », situé au 24 rue de la
Chalotais.
Ces permanences avec vitrines sur rue sont
particulièrement visées par la Résistance. Le 28 septembre 1941, un attentat
détruit le premier local du francisme au 55 boulevard de la Tour-d’Auvergne. Lors
de sa conférence au théâtre, une grenade lancée contre Doriot explose sans
l’atteindre. Le 3 juin 1942, un autre attentat à l’explosif provoque de gros
dégâts à la LVF. Puis c’est au tour du bureau de la Waffen-SS, boulevard de la Liberté. Le 31 mars 1944, c’est le RNP
qui est visé, puis à nouveau la LVF le 26 avril 1944.
Le tournant décisif se produit le 8 novembre 1942,
avec le débarquement des Anglo-américains en Afrique du Nord, suivi de l’occupation
de la zone sud par les Allemands. Mieux organisée, la Résistance monte en
puissance. Jusqu’à présent, la lutte contre les « terroristes » était
du ressort de la « Geheime Feldpolizei »(GFP),
police de sûreté de la Wehrmacht,
installée rue de Robien. Au mois d’avril 1942, celle-ci se voit retirer ses
pouvoirs de police au profit de Karl Oberg, chef des SS en France. Aussitôt, la
« Sicherheitspolizei » (SD)
« Service de la sécurité » de la SS, s’installe à la Maison des
étudiantes, rue Jules Ferry. Souvent confondu avec la Gestapo, dont elle n’a
rien à envier question « méthodes de travail », la SD est d’une
redoutable efficacité et dispose d’un vaste réseau d’indicateurs et d’agents
chargés d’infiltrer les mouvements de résistance. On estime à 2 000, le
nombre de résistants arrêtés ou déportés par la SD en Bretagne.
La multiplication des actions de la Résistance –
surtout après l’instauration du STO en février 1943 – a pour corollaire une
implacable répression allemande. La SD peut désormais s’appuyer sur ce qu’il
convient d’appeler la Collaboration armée. Le premier de ces groupes est la
Formation Perrot, ou Bezen Perrot en breton, créé en décembre 1943. Les membres
de cette Bretonische Waffenverband der
SS, issus pour la plupart du PNB, ont signé un engagement sous un pseudonyme et
dépendent de la SD. Ces Bretons, moins d’une centaine, sont cantonnés dans une
propriété au 19 rue Lesage, ainsi que dans un hôtel particulier au 19 Bd de
Sévigné. Dans un premier temps ils montent la garde au siège de la SD, où ils
prennent leurs repas. Puis ils servent de supplétifs lors des rafles effectuées
par les policiers de la SD, n’hésitant pas à manier la cravache lors des interrogatoires
pratiqués dans les caves de la Maison des étudiantes. Au printemps 1944, c’est
l’escalade. Armés et revêtus de leurs uniformes Waffen-SS, ils vont participer aux pires exactions contre les
maquisards et résistants bretons.
En janvier 1944, la Milice française de Joseph
Darnand est étendue à la zone nord. Au mois d’avril, elle s’implante à Rennes.
Sans grand succès, si l’on en croit une liste retrouvée à la Libération,
indiquant 120 membres pour le département, dont une cinquantaine à Rennes. Le
bureau de recrutement est situé au 11 rue Le Bastard. Les miliciens sont
cantonnés au 110 de la rue de Saint-Brieuc, au lieu-dit « la
Croix-Rouge », là où se situe une station météo du ministère de l’Agriculture.
C’est dans les caves de la maison que les miliciens, sous les ordres d’Émile
Schwaller, un ancien légionnaire de sinistre réputation, torturent les
résistants. Au mois de juin 1944, peu après le Débarquement, deux
« centaines » de jeunes miliciens de la Franc-Garde, en uniforme
bleu-marine avec le fameux béret, arrivent à Rennes. Un groupe s’installe dans
le pensionnat de la rue du Griffon, déjà occupé par des francistes, avant de
gagner Fougères. Ces miliciens de la Franc-Garde prennent leurs quartiers au
château d’Apigné et à l’asile Saint-Méen, l’actuel hôpital psychiatrique, dont
les caves desservent de cellules aux patriotes qui vont y subir les pires
sévices.
Le 8 mai 1944, une unité de douze hommes de la
« Selbstschutzpolizei »
(SSP), arrive de Paris et s’installe dans une maison réquisitionnée au 76
boulevard de la Duchesse-Anne. Comme la Formation Perrot, aux côtés de laquelle
elle participe aux opérations, c’est une unité allemande composée de jeunes Français
revêtus d’un uniforme de chasseurs alpins bleu et d’un calot de la même
couleur.
Le 8 juin 1944, le Groupe d’action pour la justice
sociale, une émanation du PPF, arrive à son tour. Recrutés dans les bas-fonds
de la collaboration malouine, cette quinzaine de voyous de la pire espèce prend
possession d’une maison au 25 rue d’Échange. Ces hommes en civil sont armés et
disposent de cartes de police allemande. Leur spécialité est la chasse aux
réfractaires au STO et l’infiltration de la Résistance. Ce qui n’exclut pas un
marché noir à grande échelle. Qualifiés de véritables gangsters, ils sont
responsables des pires atrocités commises à Rennes sous l’Occupation.
Alors que les Américains sont à Maison Blanche,
c’est le sauve qui peut général pour les « collabos ». Les moins compromis,
qui n’ont fait que fricoter avec l’occupant, vont essayer de se faire oublier
quelque temps, puis réapparaitre lorsque la situation sera plus calme. Les
Rennais n’échapperont pas au triste défilé de ces femmes tondues place de la
Mairie. Le 24 août, un lieutenant FFI va même jusqu’à tondre un jeune homme
qu’il appelait un « zazou » ! Spectacle diversement apprécié par
la population.
Ceux qui ont fait le coup de feu sous l’uniforme allemand,
sachant ce qui les attend s’ils tombent aux mains de la Résistance, se
regroupent le 2 août à la SD où un convoi, stationné rue Jean-Macé, les évacue
vers l’Allemagne. Commence alors la délicate période de l’épuration. Dans
un premier temps elle est assurée par le tribunal militaire, qui a jugé 566
« collabos », dont 7 qui seront fusillés immédiatement. À partir du 3
novembre 1944, la justice civile prend le relais. Au mois de mars 1945, la Cour
de justice d’Ille-et-Vilaine avait jugé 489 individus et la Chambre civique
988. C’est deux fois plus que dans chaque département breton.
Pourquoi cet écart ? La réponse est
probablement dans cette note, rédigée par le préfet le 16 avril 1945 :
« L’Ille-et-Vilaine ayant été le moins résistant des quatre départements
bretons, devait être le plus inféodé au pétainisme et à la collaboration et par
conséquent le plus susceptible d’épuration ».
Kristian Hamon
Article publié dans le hors-série du magazine Les Rennais « Une mémoire à partager », 2014.