lundi 29 août 2022

Bretagne-Portugal direct

 

Traduzir  Translate

C’est l’été! On se divertit en apprenant (l’inverse, dira-t-on, apprendre en se divertissant, fait plutôt l’objet du reste de l’année). Aussi la livraison de ce mois d’août sera faite en guise d’intermezzo. Ou de trou normand, si l’on considère qu’elle s’interpose avec légèreté entre deux plats de résistance : le premier (juin) et le second (septembre) entraînements du modèle d’HTR sur Transkribus.

Il est une chanson de marin en breton qui commence ainsi:

Etre Porsall ha Portugal

ez eus mor doun, ez eus mor fall1

Portsall est tristement célèbre pour avoir été, le 16 mars 1978, le lieu d’échouage du super-tanker Amoco Cadiz (220 000 tonnes de pétrole).

Apprendre cette chanson peut être une bonne façon de se mettre à la langue bretonne2. La rime illustre deux vérités : la mer n’est pas une amie de tous les jours ; les deux pays côtiers, Bretagne et Portugal, entretiennent des liens depuis très longtemps. Sans s’attarder sur le fait que les huîtres creuses portugaises sont cultivées dès le milieu du XIXe siècle dans l’estuaire de la Vilaine, il suffit de rappeler l’importance des relations maritimes sur toute la bordure atlantique et ce, depuis au moins six mille ans.

Barry Cunliffe, Bretons and Britons: the fight for identity, OUP, 2021, p. 21.

« Nombreuses étaient les routes maritimes reliant la Bretagne à d’autres parties de l’Europe de l’ouest. Celles qui sont indiquées sont toutes prouvées par l’archéologie et ont été en usage depuis au moins 4 000 ans avant notre ère. »3

Pour nous en tenir à notre ère, un nom s’invite ici : Dom António, prieur de Crato, acclamé à Santarém (au nord de Lisbonne) roi du Portugal en 1581 alors que Philippe II d’Espagne a lancé son armée dirigée par le duc d’Albe contre le royaume privé d’héritier direct par la mort du roi Inquisiteur Dom Henrique. Ainsi Philippe II d’Espagne devint-il Philippe I du Portugal. Lorsque Dom António, finalement battu par les troupes castillanes, obtient refuge en France, c’est à Nantes qu’il débarque. La rue de la Juiverie, dans l’ancienne capitale du duché souverain, s’est emplie de nouveaux-chrétiens après l’établissement de l’Inquisition. Bannis par le décret de bannissement des Juifs de Bretagne ordonné à Ploërmel le 10 avril 12404, ceux-ci connaîtront des temps moins cruels à partir du XVIe siècle.

La diaspora séfarade, espagnole et portugaise, a essaimé tout le long du littoral français, de la basque Saint-Jean-de-Luz à la bretonne, en passant par Bayonne et Bordeaux, où se trouve encore la rue Judaïque et dont fut maire Michel de Montaigne, né Antoinette de Louppes (Lopez, de Calatayud). À Nantes, les choses ne se sont bien sûr pas passées sans obstacles5.

***

Mais laissons un instant la parole à l’historien breton Erwan Chartier. Apprenons, avec lui, en nous divertissant, ce qu’il a su si bien faire au long de ses courtes chroniques estivales emplies de savoir et de bonne humeur en dernière page du Télégramme. Quelle chance pour les vacanciers ! Dans sa livraison du 22 juillet dernier, Portugal, des Bretons pas fado !, l’auteur se penche sur quelques aspects de cette longue fréquentation entre les deux bords de l’océan: « Peuples de marins, les Bretons et les Portugais se sont appréciés au Moyen Âge, au point qu’un Morlaisien, Jean de Coatanlem, est devenu grand amiral à Lisbonne… Et que de nombreux Bretons se sont installés chez les Lusitaniens. »6

Vous avez bien lu : in cauda beneficium. Erwan Chartier a consacré quelques mots à notre projet (il faut lire TraPrInq). En effet, l’objectif que nous poursuivons étant de créer un modèle de transcription automatique des procès inquisitoriaux, des ensembles se dégageront, des séries prendront leur importance, toute une information imprévisible sera peu à peu mise en lumière, organisée et mise à la disposition de tous.

***

Ainsi de ces Bretons provenant de diverses villes et ports de la province7 : Lannion, Lanvollon, Le Croisic, Nantes, Rennes (confondue avec Reims), Saint-Malo, Vitré. La plupart d’entre eux sont des marins ou des commerçants ; l’un est prêtre franciscain. Jusqu’à présent treize procès, entre 1558 et 1731, ont été réunis. Les accusations sont les suivantes : islamisme (6), apostasie, hérésie, sacrilège, blasphème (5), luthéranisme (2). La transcription des procès pour hérésie et apostasie (3) permettra de préciser les faits, notamment à propos du sel religieux concerné. À préciser (pour répondre dès maintenant à une question qui n’est que trop méritée) qu’aucun de ces individus passés par les geôles inquisitoriales n’a fini sur le bûcher. Tous sont chrétiens de souche (cristãos-velhos).

On trouve parmi eux, en 1628, deux mineurs condamnés, lors d’un autodafé particulier (du portugais auto da fé, acte de foi), à l’abjuration, à l’instruction dans la foi catholique et aux peines et pénitences spirituelles ainsi qu’aux frais de justice. Seuls deux d’entre eux ont passé plusieurs mois dans les prisons de Lisbonne ou d’Évora. Un, enseignant de langue française, dut se soumettre au grand spectacle de l’autodafé public, le 6 juillet 1732 à Lisbonne. 

 

Liste des condamnés, autodafé de Lisbonne du 6 juillet 1732 (BNP, Cod. 863, p. 918).8.

Traduction du texte extrait de la liste imprimée des condamnés : « [Condamné nº] 16, 39 [ans] Ivo le Clere [=Yves Leclerc] maître de langue française, originaire de la ville de Lanvollon province de Bretagne royaume de France, et résidant dans la ville de Lisbonne orientale [condamné] pour vivre à l’écart de notre sainte foi catholique sans aucune religion. [Peine : Prison, habit pénitenciel [pendant 3 à 9 mois].9.] » Bref, un homme du siècle des Lumières. 
 

 

 

 

 

 

 

 

Mandat d’arrêt, procès d’Yves Leclerc (IL_3501_c0009.jpg).


 

 

 

 

 

 

  

 

Première page de la dénonciation, procès d’Yves Leclerc (IL_3501_c0017.jpg).

 


 

 

 

 

 

 

 

Serment du secret, procès d’Yves Leclerc (IL_3501_c0207.jpg). Signature du condamné en bas de page.

Tout individu passant par l’Inquisition devait prêter serment de garder le secret sur tout ce qu’il avait vu, vécu, entendu. Charles Dellon a brisé le silence en publiant sa relation sur l’inquisition de Goa (voir dans e-Inquisition l’article consacré à Pedro Lupina Freire).10

Pour conclure, tout cela, vu de la Table des inquisiteurs (Mesa), fait tout de même menu gibier en comparaison de ce qui attendait l’hérétique en puissance numéro un, le nouveau-chrétien (cristão novo), c’est-à-dire le descendant, jusqu’au 32e degré, voire plus, de juifs, soit environ 80% des victimes de l’inquisition portugaise de 1536 à 1821.

  1. « Entre Portsall et le Portugal / il y a une mer profonde, il y a une mer mauvaise ». Texte intégral. []
  2. Le refrain est chanté à la fin de l’épisode trilingue de la série télévisée Breizh kiss (breton, français, portugais) []
  3. Illustration et traduction de la légende dans Barry Cunliffe, Bretons and Britons: the fight for identity, OUP, 2021, p. 21. []
  4. 1230-1240 : années durant lesquelles, dans le sud pas encore français, l’Inquisition est créée pour combattre l’hérésie cathare. []
  5. Léon Brunschvicg, Les Juifs de Nantes et du pays Nantais, Vier, 1890, p. 12 sq. []
  6. Lire la suite. []
  7. L’ancienne duché, comme l’on disait jadis, indépendante a été rattachée à la couronne de France en 1532 par l’édit d’union du Plessis-Macé, devenant province d’État et donc possédant son parlement, installé, après quelques va-et-vient avec Nantes, à Rennes. []
  8. Colecção de listas impressas e manuscriptas dos autos de fé publicos e particulares da Inquisição de Lisboa, [Évora, Coimbra e Goa] corrigida e annotada por António Joaquim Moreira, 1863, 4 v., vol. 1 []
  9. D’après le procès, les peines furent les suivantes : confiscation des biens, abjuration en forme, prison et habit pénitenciel, pénitences spirituelles. []


Pour les amis de ce blog qui s'intéressent à l'histoire du judaïsme au Portugal, je ne saurai que trop conseiller ce livre édité et préfacé par mon camarade Hervé Baudry-Kruger (https://fcsh-unl.academia.edu/HerveBaudry/CurriculumVitae) à propos du capitaine Artur de Barros : "Une affaire Dreyfus portugaise" selon l'expression du grand historien britannique Cecil Roth.

LA RENAISSANCE DU JUDAÏSME AU PORTUGAL AU XXe SIÈCLE. ARTUR DE BARROS BASTO. ABRAHAM ISRAEL BEN-ROSH.

Éditions La Ligne d'ombre. P-3151-909 Condeixa-a-Nova

http://www.lignedombre.com

hdb@lignedombre.org

13 euros, 134 pages.