lundi 19 mars 2018

Yann Kerlan, une expérience d'enseignement du breton entachée de suspicion

Face à un État français arc-bouté sur le dogme d'une seule langue dans une seule république et sa volonté, sinon de l'éradiquer, du moins d'en empêcher la transmission, la question de l'enseignement de la langue bretonne a toujours été au cœur des revendications du mouvement breton. Excipant du lourd tribut en vies humaines payé par la Bretagne lors de la Première Guerre mondiale, les défenseurs du breton, tous bords politiques confondus, espéraient du gouvernement un geste de reconnaissance. C'est dans ce sens que l'association Ar Brezhoneg er Skol, créée à l'initiative de Yann Fouéré en 1934, va convaincre 346 communes bretonnes d'adopter un vœu en faveur de l'enseignement du breton. Elle ne rencontrera que mépris et fin de non-recevoir. Même indifférence de l’Éducation nationale face aux instituteurs laïcs bretonnants regroupés dans l'association Ar Falz, créée par Yann Sohier en 1933. Un certain Miard, inspecteur d'académie de Quimper, n'avait-il pas déclaré à Kerlann, en 1941 : "L'enseignement de votre langue ? Vous ne l'aurez jamais !" En 1935, après le décès de Sohier, Jean Delalande, appelé aussi Yann Kerlann, lui succède à la direction d'Ar Falz.
La prise de conscience bretonne
Kerlann voit le jour en 1910 à La Roche-sur-Yon, ville de garnison où son père était militaire. Il ne le connaîtra pas longtemps puisque le sergent François Delalande est tué le 7 juin 1916 à Fleury-Beaumont. Son épouse, Pauline Kerbiriou, originaire de Roscoff, revient alors vivre chez son père à Morlaix où le jeune Kerlann va apprendre le breton auprès d'un menuisier originaire de Plouézoc'h. Élève brillant, doué pour les langues, Kerlann n'a que 15 ans lorsqu'il adhère à l'Union de la Jeunesse Bretonne (UYV), alors qu'il était pensionnaire à l'EPS de Brest : "C'est là que j'ai connu Roparz Hemon, qui m'a dirigé vers le mouvement. Là aussi que j'ai connu Célestin Lainé que j'ai vu depuis à différents congrès du parti autonomiste." Il cesse de payer sa cotisation en juillet 1927, date de son départ pour l'Angleterre : "J'ai séjourné dans ce pays jusqu'à la fin de 1929. J'étais élève au collège de St-Dustan, à Catford. Ensuite, le comité des boursiers (collège Chaptal de Paris) m'a placé comme employé à l'agence Cook, à Londres et Paris, poste que j'ai quitté pour entrer dans l'enseignement." En 1930, il est nommé instituteur à Plomeur, puis plus tard à Saint-Guénolé-Penmarc'h, jusqu'en juin 1941. En 1932, il adhère au Parti National Breton (PNB), créé un an plus tôt à Guingamp : "J'avais fait la connaissance vers 1933 de Yann Sohier, instituteur dans les Côtes-du-Nord, qui avait fondé un bulletin pédagogique français-breton appelé "Ar Falz". Cet organe était purement littéraire mais reflétant les idées de Sohier. Depuis 1936, j'étais instituteur à Saint-Guénolé. J'avais professé des cours de langue bretonne à la mairie de Quimper sous la présidence de M. Savina, adjoint au maire. En 1935, je démissionnais du parti car je n'étais pas satisfait de la tendance prise par celui-ci, tendance séparatiste et fasciste. Vers mars 1935, je suis devenu directeur d'un bulletin pédagogique des instituteurs partisans de l'enseignement du breton, à la suite du décès de mon ami Yann Sohier, instituteur à Plourivo. J'avais pour collaborateur Keravel. Ce bulletin conservait une tendance politique de gauche. Position en faveur des républicains pendant la guerre d'Espagne. En 1938, j'ai été repris par les idées de Breiz Atao par la lecture du journal du parti, et j'approuvais sans réserve les articles ayant trait à la guerre, et d'une façon générale à la politique extérieure du parti, ainsi que sa politique intérieure." Si Kerlann renoue avec le PNB, son activité semble alors plutôt discrète, comme en témoigne son collègue Henri Folgoas : "J'ai eu comme collègue instituteur M. Delalande, de 1936 à 1939. Je ne puis vous dire s'il faisait partie du PNB. Tout ce que je sais, c'est qu'il s'occupait beaucoup d'études bretonnes et donnait des leçons de breton à Quimper. Je ne l'ai jamais vu faire de propagande pour ce parti."
La courte captivité de Kerlann
Yann Kerlan
Au mois de septembre 1939, le sergent-chef Kerlann est mobilisé à la Coloniale de Brest. Lors d'un premier interrogatoire il déclare : "J'ai été fait prisonnier le 9 juin 1940 et rapatrié fin août 1940, en qualité d'autonomiste breton. J'ai passé par le camp de triage stalag III A de Luckenwalde. Les conditions à remplir pour être libéré par les Allemands étaient les suivantes : après un triage préalable, il fallait connaître un dirigeant du mouvement autonomiste (politique ou culturel). Pour ma part, j'ai cité les noms de Roparz Hemon, Debauvais et Mordrel. Dès ma libération, j'ai pris contact avec Raymond Delaporte, chef du PNB, puis j'ai été nommé adjoint départemental en septembre 1941." Interrogé par le juge d'instruction, il livre une nouvelle version : "J'ai été dirigé sur un camp de prisonniers à Dortmund. Là un triage a été fait des prisonniers Corses, Alsaciens et Bretons. Les Allemands avaient des questionnaires préparés. Je n'ai vu dans le camp de Dortmund aucun des dirigeants du PNB, le triage a été fait entièrement par les Allemands. J'ai dû signer un papier au terme duquel je ne devais pas porter les armes contre l'Allemagne. Je n'ai pas conservé ce papier." Kerlann ne dit pas la vérité et minimise singulièrement son rôle. En effet, d'après Anna Youenou, la femme de Debauvais, alors exilé en Allemagne, la captivité de Kerlann fut brève puisque dès le mois de juin il avait rejoint le chef du PNB à son bureau de Berlin : "Miz mezeven 1940. Kerlann, Kongar et Roparz vinrent grossir les effectifs du gouvernement en exil. Avec Emma, Kerlan et Jeff, nous nous rendons au grand rassemblement de foule où Hitler doit prononcer un discours. C'était une occasion unique de le connaître autrement qu'en effigie. Kerlann regrettait que sa femme ne fût pas là pour voir le défilé des jeunesses hitlériennes." Le 17 juin, toujours à Berlin : "Kerlann et Kongar transcrivent les noms des prisonniers bretons, d'après les listes communiquées par les stalags." Le 23 juillet 1940, Anna Youenou quitte l'Allemagne et rentre à Rennes : "Kerlann et Geffroy voyagent avec nous."
Le retour en Bretagne
L'Heure Bretonne, octobre 1942
Au mois de novembre 1940, Kerlann reprend son poste d'instituteur à Saint-Guénolé. Il adhère ensuite au PNB, de la direction duquel Mordrel a été évincé le 8 décembre 1940 : "J'ai adhéré au PNB parce que je savais qu'il avait à sa tête Raymond Delaporte, un ami à moi propre à réaliser les aspirations du parti. Je n'aurais pas adhéré si le parti était resté dans la même ligne que celle adoptée en juin 1940 par les dirigeants extrémistes. J'aurais désiré que pour faire cesser toute équivoque, que le journal changeât de titre. Quant à moi j'ai considéré que la question bretonne était surtout un tremplin pour le problème linguistique. J'étais partisan d'une Bretagne autonome dans un cadre fédéral." Interrogé par le juge sur le fait que le PNB aurait profité des circonstances de l'occupation : "Pour se développer au détriment de la France", Kerlann lui répond : "Je ne pense pas. Cependant, étant donné l'accablement des esprits, le PNB avait un terrain plus facile pour sa propagande. Je reconnais qu'il y a eu des fautes au démarrage de L'Heure Bretonne par la vente de ses journaux assurée par des camions allemands." A la question : "Saviez-vous que L'Heure Bretonne a publié un certain nombre d'articles pro-allemands et collaborationnistes sous la signature de Raymond Delaporte et autres chefs du parti ?", Kerlann répond : "Oui j'en ai même parlé à Delaporte. Celui-ci me répondit que ceux-ci étaient nécessaires pour que le journal puisse paraître et étaient imposés par la censure allemande. J'ai trouvé fâcheux ainsi que plusieurs camarades que ces articles furent signés de la main de Delaporte. Je ne les approuvais pas. D'ailleurs je ne pense pas qu'ils aient reflété la pensée vraie de Delaporte. Je n'ai jamais été partisan d'une victoire allemande. J'ai surtout pensé qu'elle était possible au cours des années 1940-41. Je n'approuvais pas la tendance extrémiste "Breiz Atao" ni la formation de la milice Perrot." Quoi qu'il en soit, le 20 décembre 1940, l'inspecteur d'académie écrit au préfet : "Il résulte que la présence de Delalande dans le Finistère présente un danger. Je pense qu'il serait nécessaire d'envoyer ce maître loin de la Bretagne, dans une région où son action ne trouverait pas d'écho." Le 14 janvier 1941, Kerlann reçoit sa notification de mutation d'office dans la Nièvre, en zone libre. Pourtant, d'après Joseph Keriel, ancien maire de Saint-Guénolé, il ne paraissait pas avoir déployé une grande activité militante : "J'ai connu Delalande du temps qu'il était instituteur à Saint-Guénolé. Il faisait partie du PNB et ne s'en cachait pas, malgré cela je ne l'ai jamais vu faire de propagande ni distribuer tracts ou journaux. Bien que n'étant pas titulaire du poste d'instituteur, il a continué à occuper le logement de l'école, et ceci sur ordre formel de la Kommandantur, ordre qui m'a été notifié par le chef lui-même, en ma qualité de maire, ce qui prouve qu'il était en relation suivie avec les Allemands." Il semble plutôt que ce soit ses articles qui seraient à l'origine de cette sanction. En effet, le 23 avril 1941, le préfet écrit au secrétaire d’État à l’Éducation nationale, pour justifier cette mesure : "Cet instituteur a été déplacé d'office pour propagande antinationale. Il était adhérent au PNB et écrivait dans le journal L'Heure Bretonne des articles signés Kerlann de tendance nettement séparatiste. Membre militant du groupe autonomiste breton, il s'occupait activement de la diffusion du journal du parti. Propagandiste ardent de l'enseignement de la langue bretonne. Entré dans l'enseignement en 1930, M. Delalande a toujours assuré son service d'une façon satisfaisante. Dans tous les postes auxquels il a été affecté, il a laissé l'impression d'un maître sérieux et travailleur ; sa conduite et sa tenue sont irréprochables. Cependant, il a fait grève le 30 novembre 1938." Que s'est-il passé ? Finalement Kerlann est déplacé sur Cléden-Cap-Sizun, où il restera jusqu'à la fin du mois d'août 1941 : "A cette époque, Hervé Delaporte m'écrivit pour me demander de venir assurer à Châteauneuf-du-Faou la place de secrétaire départemental du PNB, qu'il ne pouvait assurer en raison de sa situation de médecin." Démissionnaire, Kerlann s'installe donc à Châteauneuf-du-Faou, dans une maison mise à disposition par le docteur Delaporte. Au juge, il explique : "J'avais un travail de bureau à effectuer. Je ne me suis pas occupé de la revue Studi hag Ober, qui était une revue bretonne catholique. Par contre, c'est moi qui ai créé les cours de breton par correspondance (dit Ober). C'est pour cela que j'ai été en relation avec Mlle Gourlaouenn de Douarnenez. Je suis resté un an à peine à Châteauneuf, puis je suis parti le 1er novembre 1942. D'ailleurs ce travail de bureau ne me convenait pas." Secrétaire départemental, Kerlann était en contact avec tous les adhérents :
Bagadoù Stourm, Kerlann debout à droite
"Je connais beaucoup de militants du parti autonomiste. J'étais pro-allemand comme eux et j'ai cru en la victoire allemande jusqu'à l'entrée en guerre de la Russie. J'ai pensé que la Bretagne aurait gagné au moins du point de vue culturel, en cas de succès allemand. J'affirme que je n'ai jamais eu, ni directement ni indirectement, de relations avec les Allemands." Les activités de Kerlann ne se limitaient pas qu'aux seules tâches administratives puisqu'il était présent, revêtu de l'uniforme des Bagadoù Stourm, l'organisation de jeunesse du parti, au congrès des cadres du PNB de l'arrondissement de Quimper, tenu à Kerfeunteun le 10 décembre 1941. Ayant quitté ses fonctions au PNB, Kerlann va pouvoir mettre en œuvre son projet : ouvrir une école, sous le régime de l'internat, où l'enseignement serait assuré uniquement en breton. Ce que l'on appelle aujourd'hui une pédagogie par immersion. L'annonce en avait été faite au mois d'octobre dans L'Heure Bretonne et Arvor.
Légende au dos : Mari-Jo, Padrig, Roparzh, Gaïd, Mikael, Anna, Erwann, Arzel, Herri.

Skol Blistin, la langue bretonne avant toute chose
Hôtel Bellevue de Plestin-les-Grèves
Sur le choix du lieu, Kerlann s'en explique : "Je me suis installé à Plestin-les-Grèves pour plusieurs raisons : d'abord à cause de mes parents qui habitent Morlaix et parce que le breton parlé dans cette région est le plus pur (...) J'avais fait une déclaration d'ouverture d'école, mais celle-ci m'a été refusée car il aurait fallu que j'entreprenne des travaux et je n'avais pas les moyens de les faire." Avec son épouse Georgina Le Manac'h, originaire de Carhaix, il loue l'annexe de l'hôtel désaffecté "Bellevue" (1), route de Saint-Efflam. "Durant l'occupation, l'hôtel Bellevue, situé en face de ma propriété, était occupé par un détachement militaire allemand", déclare Mme L'Henoret, qui ajoute que l'officier commandant cette petite unité d'une douzaine de soldats loge dans la maison voisine de la sienne. Si l'on ajoute à cela qu'une autre partie de l'hôtel servait d'annexe à la gendarmerie de Plestin, force est de constater que Kerlann n'avait choisi l'endroit le plus discret.  Les effectifs ont été volontairement limités à huit ou neuf élèves, dont les parents sont tous des adhérents du PNB : Mikael, le fils de Kerlann ; Erwan et Arzel, les deux fils de Théophile Jeusset ; Anna, la fille d'Augustin Cattelliot ; Marie-Jo, la fille de François Stéphan ; Roparz et Herri, les deux fils de Derrien ; Patrick et Gaïd, les deux fils d'André
Georgina Le Manac'h
Geffroy. D'aucuns parmi les partisans du PNB reprocheront à certains responsables du parti ou intellectuels bretonnants, comme Youenn Drezen ou Fanch Éliès, de n'avoir pas montré l'exemple en y inscrivant leurs enfants. L'apprentissage de la lecture se fait selon la méthode globale. Sorties dans la nature et "leçons de choses" s'inspirent de la pédagogie Freinet, ce qui n'était pas courant à l'époque et suscitait l'incompréhension d'une voisine, Raymonde Boujeant : "L'école bretonne que Delalande avait ouverte paraissait suspecte, il ne semblait pas y avoir de classe réelle, les élèves étaient plutôt livrés à eux-mêmes et commettaient quelques petites rapines, ils faisaient le ménage ou aidaient à le faire, épluchant les légumes." Une autre voisine, Fernande Hamon, est interrogée : "Les études étaient-elles régulières ?" Celle-ci répond : "Aucunement, les enfants jouaient dans la cour ou étaient en promenade. Il me souvient que Delalande faisait toujours le salut hitlérien aux Allemands (...) Mme Delalande m'a dit un jour qu'elle ne pouvait pas garder certains enfants qui ne payaient pas." La pension est fixée à 600 F, et 500 F pour le second lorsqu'il y avait deux frères. Ce qui ne semblait pas suffire, déclare Kerlann : "Je dois dire qu'au point de vue financier j'avais de la peine à joindre les deux bouts, j'avais des dons en espèce et en nature, mais ceux-ci n'étaient pas assez abondants. Ma femme faisait la cuisine et nous avions une bonne." Kerlann aurait pu ajouter, comme complément de revenus, qu'il assurait quelques "Causeries en langue bretonne" sur le poste de Radio-Rennes. Plus contestable, à partir de 1944, cette initiative de Célestin Lainé de prélever 500 F sur la solde de chaque membre du Bezen Perrot, somme versée à un "Fonds Debauvais", afin de contribuer au financement de l'école.
2 a viz mae 1944 : Gwenn, Mikael, Gaïd, Anna, Roparzh, Arzel, Erwann, Herri, Marie-Jo, Padrig

De L'Heure Bretonne à l'heure des comptes
23 a viz mae 1944 : A dreno Koad-Karrig
A la libération, Kerlann est arrêté à Morlaix par les FFI, détenu au collège du Château puis relâché. Il est interrogé une première fois par les RG de Brest le 31 août 1944, puis une seconde fois le 20 septembre. C'est le résistant Léon Palanque "Délégué par le Comité local de Plestin du Front National" qui est chargé de l'enquête locale. Le moins que l'on puisse dire, en lisant les témoignages, souvent de seconde main, c’est qu'aucun des faits et gestes de Kerlann n'échappait à l'observation du voisinage. D'après Raymonde Boujeant, qui trouvait déjà l'école suspecte : "M. Delalande avait été dénommé non seulement dans le quartier mais dans tout Plestin "Breiz Atao", en raison d'une certaine propagande dont il était l'auteur, mais personnellement, je n'ai connaissance de ces faits que par ouï-dire. Le ménage Delalande était peu sympathiquement connu dans le quartier à la suite de ses fréquentations avec les Allemands. J'ai vu un jour Delalande causant avec un officier allemand logé en face de chez lui, et lui montrant un papier. Leur conversation d'allure amicale avait beaucoup duré." Palanque demande à une autre voisine, Fernande Hamon, si le couple faisait de la propagande dans les fermes : "Je l'ai entendu dire par Mme Le Gloan, épouse d'un gendarme." D'après Pierre Creismas, un autre gendarme : "Delalande était très réservé, on se rendait compte qu'il se méfiait beaucoup, très probablement en raison du rôle qu'il jouait." Fernande Hamon est à nouveau questionnée pour savoir s'il y avait des réunions la nuit : "Je ne puis pas le dire, mais il y avait toujours du bruit chez eux, même pendant la nuit." Malgré la présence d'une douzaine d'enfants dans la maison, a-t-elle pu "surprendre quelques conversations ?" demande Palanque : "Non, parce qu'ils parlaient toujours en breton et que je ne le comprends pas." Interrogée pour savoir si le couple aurait pu dénoncer des Français, Mme Hamon répond : "Cela je ne le sais pas !" Le train de vie du couple est également suspect : "Le ménage Delalande me paraissait mener un train de vie assez élevé, dénotant des ressources assez larges", témoigne Marie Hamon. Sa voisine Raymonde Boujeant, à qui rien n'échappe, malgré l'absence de vue directe sur l'école, est plus précise : "Ils vivaient bien, ne semblaient pas se priver, il y a d'abord eu une gouvernante comme personnel, puis une domestique en permanence, une couturière venait de temps à autre faire des journées. Personnellement j'ai été étonnée par les toilettes de Mme Delalande, dénotant une belle aisance.
La question du ravitaillement intéresse également Palanque : "Connaissez-vous les fermes où les Delalande se ravitaillaient ?" demande-t-il à Mme Boujeant, qui répond : "Mme Hamon m'a dit que ce ménage recevait des vivres des Allemands, mais je ne l'ai pas vu moi-même. Il était difficile pour moi, ayant une maison déjà distante de la leur et en retrait, de savoir ce qui se passait chez les Delalande." Heureusement qu'il y a la plus proche voisine, Fernande Hamon : "Delalande était en relations constantes avec les Allemands, qui lui ont apporté du bois, l'ont rentré chez lui. Cet instituteur recevait des caisses de citrons et autres fruits dont nous étions dépourvus ainsi que des gâteaux et conserves, le trafic se faisait souvent après le couvre-feu." Marie L'Henoret a même "entendu dire que Delalande allait chercher des vivres au château de Coat-Carric, où se trouvait le PC des Allemands. Je crois qu'il allait du côté de Sainte-Anne, il se fournissait en lait dans une ferme voisine à Gouargué, je ne sais rien d'autre à ce sujet, si ce n'est que Delalande avait la réputation dans les fermes, de très bien parler le breton." L'agriculteur Jean-François Lintanf est également interrogé : "Je n'ai jamais eu de conversation avec Delalande que je savais cependant être un "Breiz Atao", tout le monde le disait. Il prenait son lait chez moi, mais c'était surtout ses enfants qui venaient le chercher et il me payait très irrégulièrement, j'ai dû plusieurs fois lui réclamer. Le forgeron Le Lous m'a dit un jour que Delalande était venu dans le pays comme mouchard, professeur de breton. Tout le monde disait que c'était un drôle d'individu, c'est tout ce que je sais sur le compte de Delalande, n'ayant pas eu de rapports avec lui." Une autre cultivatrice, Marie Leroy, est également interrogée : "Delalande est venu une première fois chez nous pour nous demander quelques fagots de bois que nous lui avons livrés. Par la suite, il est revenu et a apporté quelques chansons bretonnes pour mes enfants. Il s'amusait avec mes enfants et chantait avec eux. Il nous a dit un jour qu'il chantait aussi avec le clergé de Plestin. En dehors de cela, il n'a eu aucune conversation avec nous, si ce n'est pour nous demander parfois un peu de beurre et des œufs, mais nous n'avons pas pu lui en fournir, ayant tout juste ce qu'il fallait pour nous." Guillaume Le Mat, agriculteur, a reçu lui aussi la visite de Kerlann, à qui il a fourni une balle d'avoine : "Je n'ai jamais eu de conversations politiques avec lui et il ne m'a jamais manifesté ses opinions", déclare-t-il à Palanque, qui lui répond : "Cependant, un témoin digne de foi a déclaré à l'instruction que vous lui avez demandé un jour, en avril dernier, ce qu'il pensait de Delalande. Sur sa réponse évasive, vous lui avez déclaré qu'il était un homme correct, très bien, et que de la propagande qu'il faisait, il en resterait quelque chose. Qu'avez-vous à dire ?" Le Mat répond : "Je n'ai jamais tenu ces propos, et la personne qui les a rapporté a menti." Palanque, ne citant pas Creismas, demande : "Cette personne est un gendarme, qu'en pensez-vous ?" Le Mat lui dit alors : "Le gendarme a menti. Delalande passait pour être autonomiste, il aimait son pays. Personnellement je suis d'avis que la Bretagne doit être administrée par des Bretons.
Hormis la charrette de bois livrée par les Allemands, qui pouvait difficilement passer inaperçue, Palanque veut en savoir plus sur les relations de Kerlann avec les Allemands. D'après le gendarme Creismas, qui ne fait que rapporter ce que lui aurait dit sa femme : "A Noël 1943, il y a eu fête chez Delalande. Quelques Allemands y auraient assisté, d'après ce que ma femme a pu voir. N'étant là dans l'annexe de la gendarmerie que depuis novembre 1943, et mon logement donnant sur la cour arrière, je n'ai pas pu voir tout ce qui se passait chez Delalande, d'autant plus que mon service m'appelait fréquemment dehors." Fernande Hamon, à qui décidément rien n'échappe témoigne à son tour : "Le Noël 1943 a été fêté chez lui par les Allemands qui ont apporté des bonbons et des gâteaux. On a mangé du gigot." Toujours au sujet des Allemands, elle ajoute : "Les enfants se sont fait photographier par les Allemands, mais Delalande n'était pas présent. Souvent, le dimanche matin, des Allemands venaient s'occuper des enfants auxquels Delalande disait : "Dites bonjour à tonton !" Quoi qu'il en soit de la véracité de ces témoignages, alors que la population supporte de plus en plus mal l'occupation et que les nationalistes bretons les plus compromis sont dans le collimateur de la Résistance, recevoir des militaires allemands à sa table ne pouvait que susciter l'indignation du voisinage. Kerlann ne pouvait évidemment pas prévoir, lorsqu'il ouvrit son école un an plus tôt, l'assassinat du recteur de Scrignac, avec pour conséquence la création du Bezen Perrot. Pas plus qu'il ne pouvait imaginer qu'en juin 1944, André Geffroy et son acolyte Botros participeraient avec le Kommando de Landerneau aux pires exactions contre la Résistance. Savait-il seulement que Théophile Jeusset, avait rejoint la Milice de Darnand à Rennes ? Il n'empêche, en ces temps d'épuration, les relations qu'il a pu entretenir avec ces parents d'élèves peu recommandables ne seront pas sans conséquence pour la suite de l'instruction de son dossier. En effet, Fernande Hamon déclare que Kerlann lui avait avoué, après son arrestation et sa remise en liberté par les FFI, qu'il était "très ennuyé" d'avoir appris que Geffroy avait martyrisé un jeune homme.
Kerlann arrêté une seconde fois
Après avoir été relâché par les FFI, Kerlann est désormais sous le coup d'une information judiciaire ouverte par la Cour de justice du Finistère pour "atteinte à la  sûreté extérieure de l’État", avec un arrêté d'internement en date du 15 septembre 1944. Interrogé par les RG de Brest le 20 septembre, il est incarcéré à la prison Saint-Charles de Quimper le 3 novembre. A la suite de la rafle du général Allard du même mois (environ 600 membres supposés du PNB arrêtés), les prisons et centres d'internements administratifs sont totalement saturés et les dossiers d'instructions s'entassent dans les tribunaux. Ce n'est donc qu'au mois de mars 1945 que les gendarmes vont reprendre l'enquête en interrogeant les témoins ayant vécu au domicile de Kerlann. La gouvernante Suzanne Bourdet, 40 ans, était sans aucun doute acquise aux idées de son patron puisque son nom figure sur la liste des abonnés de L'Heure Bretonne : "Pendant le temps que j'ai été au service de Delalande, je n'ai jamais vu d'Allemands chez lui et suis certaine qu'il ne les fréquentait pas étant donné qu'il ne quittait jamais l'école en dehors des heures de classe. Quand il sortait le dimanche, sa femme l'accompagnait ainsi que moi-même la plupart du temps." Vient ensuite le tour de Jeanne Brigant, 20 ans, de Plestin : "J'ai travaillé en tant que couturière chez le ménage Delalande environ deux ou trois fois par mois pendant deux ans. J'étais bien nourrie mais la cuisine n'avait rien d'extraordinaire. Je n'ai vu qu'une seule fois un Allemand chez eux et Mme Delalande m'a dit que les Allemands avaient photographié les enfants. Je n'ai rien remarqué d'anormal dans leurs conversations et ils ne m'ont jamais parlé ni des Alliés ni des Allemands." Anne-Marie L'Haridon, 25 ans, a été bonne à tout faire de l'ouverture de l'école jusqu'au mois de mai 1944 : "Les époux Delalande n'étaient pas aisés et vivaient très simplement. A Noël 1943, un militaire allemand s'est présenté et a demandé à voir le professeur, j'ignore pour quel motif. Dans le courant du premier trimestre 1944, trois soldats allemands sont venus apporter une charrette de bois. Le professeur les a rejoints et le bois déchargé, ils sont rentrés boire un verre et sont repartis. Quelques temps après, un dimanche vers 15 h, alors que je descendais de ma chambre, j'ai vu deux militaires allemands attablés dans le cuisine avec le professeur. Ils ont mangé en compagnie des époux Delalande. Un autre soir d'hiver, sans d'autre précision, trois militaires allemands sont venus discuter avec mes patrons. Je ne sais pas de quel sujet. Les époux Delalande étaient très causants, et dans leurs conversations, je sentais bien qu'ils étaient pro-allemands, d'ailleurs ils ont dit en ma présence qu'ils aimaient bien la troupe d'occupation et qu'ils souhaitaient la victoire allemande. Mme Delalande battait la campagne à la recherche du beurre et des œufs et quelque fois du lard pour les Allemands." Anna Fouesnant, 22 ans, déclare : "Depuis fin mai 1944, je suis au service des Delalande comme bonne à tout faire. M. et Mme Delalande n'effectuaient pas de grosses dépenses, ils vivaient plutôt simplement. Je n'ai jamais vu d'Allemands au domicile de mes employeurs et j'ignore par ailleurs s'ils entretenaient des relations avec nos ennemis. Delalande n'affichait pas ses idées en ma présence et ne me parlait jamais de politique. J'ignore s'il était pro-allemand ou séparatiste. Il m'obligeait à parler le breton à ses enfants et ses élèves. Je ne peux pas vous dire si mon patron recevait des mandats." Le 8 mars 1945, quatre mois après son incarcération, Kerlann comparaît devant le juge d'instruction qui l'interroge au sujet du ravitaillement : "Je n'ai jamais reçu de légumes ou de fruits de la part des Allemands. Les caisses que l'on a vu rentrer chez moi m'étaient adressées par une maison de Plouénan avec laquelle j'avais été mis en relation par le père d'une de mes élèves de Saint-Pol." François Stéphan ne pouvant témoigner - et pour cause - c'est son frère Louis a été interrogé : " Mon frère François, déporté on ne sait où depuis le 27 juin 1944, confiait sa fille Marie-Josèphe à Delalande. C'est lui qui avait mis Delalande en rapport avec une maison de primeurs à Plouenan, afin de permettre le ravitaillement de sa fille." François Stéphan, 40 ans, tailleur à Saint-Pol-de-Léon, et qui avait adhéré au PNB, était sous-lieutenant au groupe Centurie-OCM. Il était parmi les 18 résistants arrêtés le 26 juin à Saint-Pol, puis fusillés le 6 juillet 1944 à Brest. 
"Jouer à se tirer par la barbichette"
Sur ses rapports avec les Allemands, Kerlann déclare : "Il est faux qu'à la Noël 1943 j'ai invité des Allemands chez moi. Il est vrai que la demoiselle Jeanne Botros, de Lanmeur, est venue chez moi avec un Allemand qui était vraisemblablement son amant. Ceci a jeté un froid. Je n'ai jamais reçu d'Allemands à mon domicile ni reçu de cadeaux de leur part. J'ai eu à une seconde reprise des Allemands chez moi alors qu'ils effectuaient une enquête à la suite d'un coup de feu qui avait été tiré dans mes fenêtres parce que je n'avais pas de défense passive. Je n'ai jamais fait le salut hitlérien. Je n'ai jamais dit cela. Cependant, un travailleur allemand qui avait trouvé ma fille sur la rue vint me la rapporter à la maison. Il est possible que je luiai dit alors : "Dis bonjour à tonton !" comme on appelait tous les visiteurs "tontons". A Noël 1943, j'ai acheté du bois à un Allemand que j'avais connu alors que j'avais été creuser des tranchées car je ne trouvais pas de bois dans le pays. L'interprète allemand de la Kommandantur s'est présenté chez moi et a trouvé ma femme sur le pas de la porte. Il lui a dit que j'étais convoqué pour le lendemain à la Kommandantur car j'étais arrivé en retard la veille au soir chez moi après le couvre-feu. Je ne me souviens pas qu'un Allemand ait apporté un pli chez moi. C'est faux que ma femme et moi ayons vécu sur un grand-pied, cependant nous étions toujours convenablement vêtus. Je n'ai eu aucune propagande politique pendant le temps que j'ai passé à Plestin.
Sur une fiche de renseignements datée du 25 avril 1945, sa moralité est qualifiée de "Parfaite", sa conduite : "caractère doux, bonne conduite et habitudes tranquilles", quant à sa situation : "sans fortune, sans biens, actuellement sans ressources." Le 23 mai 1945, la Commission de vérification des internements administratifs émet un avis favorable de libération. Le 3 juin 1945, le commissaire du gouvernement près de la Cour de justice, estimant : "Qu'il ne résulte pas de charges suffisantes de s'être rendu coupable de l'infraction relevée au réquisitoire introductif, prenons une décision de classement sans suite de ce chef. Mais, en militant pour et au sein du parti national breton, organisme de collaboration, concluons au renvoi devant la chambre civique.

Libéré après huit mois de détention, Kerlann sera condamné à la peine d'indignité nationale, ce qui lui ferme les portes de l’Éducation nationale, avec une mesure d'éloignement de la Bretagne. Installé dans la région parisienne, polyglotte, il fera carrière à Air France. De retour en Bretagne, il décède à Morlaix en 1969. D'après Ismaël Dupont : "Jean Delalande, grand défricheur de contes populaires, pédagogue innovant et érudit, était décrit par son entourage comme un homme doux, bon et plutôt naïf dans "les choses de la vie": tout le contraire d'une brute fasciste. A Morlaix, les gens qui le connaissaient lui pardonnaient dans l'ensemble pour ses choix pendant la guerre, dictés par le rêve fou d'une Bretagne libre et rendue à la fierté de sa culture ... sous la botte impériale allemande, à part sa mère, qui ne supportait pas l'idée que son fils ait servi d'une manière ou d'une autre des Allemands que son père avait combattus pendant la Guerre Guerre." Sa communication est consultable sur ce site : http://www.le-chiffon-rouge-morlaix.fr
(1) Il s'agit bien de l'hôtel "Bellevue" et non de l'hôtel "Beauséjour" comme indiqué sur certains sites internet