La Bretagne en images ou en mirages (une question de r).
Je ne recommanderais à personne de ne pas voir le documentaire de
long-métrage de Frédéric Brunnquell, La grande histoire de la
Bretagne (2022). Quatre-vingt-dix minutes de spectacle bien
construit, quoique sur une base simple (la chronologie), images mises en
musique, témoins mis en images. Comme le chantait Yves Duteil (dans
sa jeunesse pré-politique), ce n'est pas ce qu'on fait qui compte mais la
façon dont on le raconte. L'histoire est une affaire d'esthétique et
de mise en forme.
Le réalisateur du film propose un récit des deux derniers siècles de
l'ancien duché rattaché à la France en 1532, de la Troisième République
à aujourd'hui. La Bretagne est, apprend-on d'emblée, la région
préférée des Français, du moins à en croire l'étude de Sociovision
pour la chaîne TF1 intitulée « La Grande enquête des régions ».
Pour ce sondage, 3500 Français âgés de 18 à 74 ans ont répondu à
l'entité du groupe Ifop par le biais d'un questionnaire en ligne.
Comme base pour raconter deux siècles d'histoire d'un territoire peuplé
de près de cinq millions d'habitants (soit treize Islande), l'amorce paraît
légère, et publicitaire. Ce n'est donc certainement pas sur un tel
argument qu'il convient de s'intéresser au film ni, souhaitons-le, que
ses créateurs aient sérieusement cherché à justifier son intérêt.
Cela incite toutefois à penser que le public ciblé était double : local,
c'est-à-dire celui qui est appelé, sinon à se reconnaître, du moins à
se sentir directement impliqué puisqu'il s'agit de sa propre histoire, de
celles de ses parents, comme des aïeux de quelques-uns des
locuteurs interviewés ; et national, au premier rang desquels figurent
ceux qui sont l'émanation des 35% des 3 500 sondés.
Le 2 mai, Le Télégramme a rendu compte de l'avant-première à
Carhaix sous ce titre « La grande histoire de la Bretagne : un
documentaire puissant et sincère ». Carhaix, Mediolanum de
la bretonnité, se devait d'accueillir l'événement, et de le couronner en
finale par le Bro goz. Quant à la puissance et à la sincérité du
documentaire, je trouve ces notions déplacées. La sincérité, on s'en fiche
en histoire. Quant à l'effet de puissance, il résulte d'une intention
esthétique particulière que le réalisme recherché des transformations de
documents originaux, colorisation des images animées à l'origine en noir
et blanc et accompagnements sonores par les bruitages (rires d'enfants,
bruits de sabots, flots impétueux...) ou la musique, ne mène pas
spécialement à provoquer une impression de puissance sur le spectateur
mais bien de réalisme, de familiarité, ce qui en est tout le
contraire. N'est pas Eisenstein qui veut (ni quand il le veut). Et c'est
tant mieux, pour lui comme pour nous ! Parce que la puissance
en images, c'est l'envoûtement. Et envoûter à coup de bretonnité, on
sait où ça mène. Il en est qui le rabâchent inlassablement mais dont
le problème est qu'ils (ou elles) voient une forêt à la place de
l'arbre. Alors commençons par le détail.
Dans le générique de l'accompagnement musical, à la fin, on lit « An
alac'h ». Il manque un r. J'ignore si la coquille est significative mais
elle m'inspire d'autant plus qu'elle porte sur une mélodie
récurrente, pour ne pas dire un leit-motiv, dans le film. Tout le monde
sait qu'il faut écrire « An alarc'h », presque comme en gallois, où l'apostrophe
saute mais la prononciation des deux consonnes finales est bien là. Et,
brittophone ou pas, qui ne connaît la mélodie rockisée par Stivell ?
Qui ne sait (je m'adresse au public du premier rang ci-dessus mentionné)
que le poème provient du Barzaz Breiz d'Hersart de La
Villemarqué (mon exemplaire dans la réédition de poche par Maspéro, acquis
à la librairie de jadis Le Monde en marche, rue Vasselot à Rennes) ?
Et, quoique le doute pèse quant à l'originalité du poème (toutefois
beaucoup moins que sur les œuvres d'Ossian), il évoque un épisode de
l'histoire de la petite Bretagne. Hélas, comme l'a précisé le wikipédieur
(ou la wikipédieuse) de la notice qui lui est
consacrée, « ce chant précis appelant à la
haine [...] a servi de chant de marche aux miliciens du Bezen
Perrot » – de même, faut-il ajouter, que les Stéphanois entonnèrent
le 6 juin 1944 la Marseillaise... en
l'honneur du Maréchal.
Nous avons donc là un petit concentré de la grande histoire de la petite
Bretagne : allons au combat ! – « d'an emgann », le mot ayant été celui
d'un parti indépendantiste d'extrême gauche, 1983-2009). C'est bien l'objet
du documentaire : les batailles que la Bretagne a livrées sur le
plan culturel pour la musique, la danse et, essentiellement, pour la
langue. Un point clef du documentaire est la guerre linguistique que les
Bretonnes et les Bretons ont subie sous la Troisième République puis les
batailles que nombre de leurs descendants ont livrées pour lui redonner sa
place dans leur existence quotidienne. Un mauvais esprit me souffle
que c'eût été de bonne guerre de sous-titrer le tout en breton (à
l'inverse du journal tv minuté An taol lagad). C'est pour cette
raison que, parmi la dizaine de témoins interviewés, témoignent une
des filles d'Alan al Louarn, Lena, et le chanteur Gilles Servat,
lequel s'emporte un peu lorsqu'il dit qu'au début des années 1970 c'était
le « désert total ».
Dans le désert il peut pleuvoir. Comme des milliers d'ados d'alors, j'ai
passé l'épreuve facultative de breton au baccalauréat en 1972
(lycée Bréquigny, à Rennes, pas Diwan) profitant de la loi Deixonne votée
en 1951. Résultat : des points symboliques pour le calcul final, certes,
après une passionnante conversation sur les huîtres de Cancale.
Re-certes, cela n'a pas empêché la langue bretonne de suivre sa courbe descendante
pour figurer au catalogue de l'UNESCO des langues sérieusement en
danger. Mais encore moins de réfléchir à ce qui s'est fait ces dernières
décennies. Sans oublier, que je me dis depuis belle lurette, que le
breton et l'hébreu ont en commun les mutations à l'initiale consonantique
des mots. Celui-ci a montré à celui-là comment reprendre toute
sa place dans la communauté. Langues à mutation, langues en mouvement. Le
slogan (s'il en faut un) n'est plus feiz ha breiz mais spi
ha breiz.
(À suivre.)
Yeun Sterneñv, Kerdafé
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