samedi 2 décembre 2023

Quiquengrogne ou les gardiens de la Constitution

    Alerte ! Alerte ! (sur l’air du Trouvère de Verdi). Téléspectateurs, sachez qu’une sorcière envoûte la chaîne et déchaîne l’unité républicaine. La France prend fin à grands feux ! Mais, ne perdons pas espoir, ça résiste. Trois semaines de grève, des journaux miniature, privés de direct : voilà le prix à payer pour que la France ne périsse pas. 
    «France Télévisions a l’idée derrière de supprimer l’info nationale et internationale sur France 3.» (Le Télégramme, 22.11.23) Plus de nation : que des régions. Mais quelles régions ? 
    Et, comme par hasard, «toutes les régions, sauf la Corse, ont déjà été touchées» par la grève (Le Monde, 21.11.23). 
    La Grande Sorcière s’est penchée sur le berceau d’Ici, a effleuré l’enfant de sa baguette infernale. Qui donc serait aveugle pour ne pas comprendre de quoi il retourne (et ce dont elle détourne) ? Trève de naïveté : la patronne des chaînes est devenue la meilleure alliée des dépeceurs de République, de ceux qui n’aiment pas la France. Redisons-le : «all’erta ! all’erta !» (Il trovatore, acte 1, scène 1)
    Chaque région en prend pour son grade. La Bretagne résiste, mais jusqu’à quand pourra-t-elle tenir ? Par bonheur, la Corse demeure une exception, après tout c’est une île, et les îles ont l’habitude des port(e)s de sortie, exit en anglais. Mais la Bretagne ? ces trois doigts plein ouest avec le pouce normand en arrière-garde, péninsule vigile de l’Hexagone, que dis-je, de l’Europe, du continent eurasiatique, un cap, comme le nez de Cyrano. Allons- nous vers un Breizhxit à la mode écossaise ou catalane ? 
    Heureusement, il y a une constitution. Le meilleur rempart contre l’émiettement de la France. Du haut de ses créneaux se profilent une gardienne et un gardien, regard à l’affût et doigts sur clavier, qui placent l’amour de la France bien au-dessus des tours de la citadelle sur laquelle ils veillent sans relâche, prêts à tirer sur tout ce qui bouge. Hélas, la tâche est ample, longue, exténuante, et l’ennemi passe quand même. Cette grève, qui n’est pas sans effets, n’emporte pas l’adhésion de tous. Et la gardienne et le gardien n’ont pas vu se faufiler la sorcière, déjà ils manquent de voix, leurs mousquets sont encrassés. Nous parlerons pour eux. 
    Autonomiste, séparatiste, indépendantiste, régionaliste, ethnorégionaliste : voilà les ASIRE! Leur meilleur soutien est cette ancienne élève de grande école, elle aussi, (Centrale), et née en périphérie. Encore voit-on que ce n’est pas n’importe laquelle. 

    ASIRE : le sigle qui recouvre la machine dépeceuse, marque de la tronçonneuse qui entame, ampute et gangrène l’Une-et-indivisible. Il ne faut pas faire comme si : ça y est, c’est en marche, ici, là, là-bas. La peste ASIRE. La gardienne et le gardien savent de quoi ils parlent. ASIRE ce n’est pas une révolution, mais une destruction. D’Écosse en Corse, l’Europe est transformée en un puzzle mortel qui, à mesure qu’on ôte l’une de ses pièces, révèle la couleur de fond : le brun ! Car, en effet, pour la fine bouche, ASIRE cache deux I : indépendantiste, identitaire ! 
    La démonstration pourrait s’enrichir du cas irlandais, mais c’est un peu tard : les armes allemandes débarquées sur le solitaire rivage de Banna (comté de Kerry) avaient été livrées par le Deuxième Reich. 
U-boot 19. Roger Casement, marqué par une croix, avant la livraison d'armes du Vendredi Saint 1916 (Padraig Og O Ruairc, Revolution, Cork, 2011).


    La récente république d’Islande, avec sa population équivalant à celle de Rennes et de Brest réunies, c’est trop loin. On laissera aussi de côté ces confettis qui mouchettent d’exotique archaïsme le visage de l’Europe, San Marino, Liechtenstein, Città del Vaticano ; Andorra et Monaco restent sous bénéfice de doute grâce au partage. Mais surtout, ne rentrons pas dans les Balkans, ne remontons pas dans le temps si plastique des cartographies, des dessinateurs de frontières avec leur poker menteur. Mieux vaut rester entre nous, ici, en France. Que serait un Hexagone à cinq côtés ? quatre, comme un cercueil ? on n’ose poursuivre l’émiettement, si semblable à celui de l’Europe, qui à ce titre rejoue à grande échelle l’opposition Jacobins/Girondins (pour ne pas parler des Blancs).          ASIIRE, donc. Le second I, pour identitaire, fait mal. C’est sa raison d’être. Jadis et naguère, on disait facho. Mais l’emploi s’est oralisé. Par écrit, on est censé prendre le temps de penser, de tourner sept fois en l’air ses doigts avant de taper sur le clavier. Mais faut-il entendre : identitaires comme l’antonyme d’altéritaires ? Doit-on postuler, dans un argumentaire bien ficelé, deux grands partis, deux grandes postures, ceux qui défendent le même, et leurs opposés ? La question mérite d’être posée car elle montre qu’«identitaire» est une insulte plus qu’un concept. Son emploi fait l’économie d’une pesée dialectique. C’est un terme cartouche. Je préfère celui de facho : les «identitaires» sont des fachos, point barre. Comme en cuisine, réservons le terme potentiellement dialectique en soi pour des plats plus fins. 
    Donc, fachos et identitaires mis à part, de quoi (et non de qui) parlons-nous ? De ce qui agite les méninges des catastrophistes de toujours ? Chaque année suivant le grand tremblement de terre dit de Lisbonne (Fès aussi s’est écroulée), en 1755, des prophètes se levaient qui annonçaient, le jour anniversaire, la fin du monde. L’exemple est bon car il est ancien. Il illustre une attitude mentale courante, pour ainsi dire, une constante anthropologique, et non une position intellectuelle, de caractère idéologique ou politique. À la rigueur, on insistera sur le caractère religieux de tels phénomènes, mais la notion de religiosité s’applique à toute conduite de type rituel, gestes et pensées profanes inclus : on peut respecter religieusement la constitution laïque de la République française. En latin, relegere est l’antonyme de neglegere
    Restons donc entre nous. La France d’outre-Loire et Couesnon est notre objet. Notre objet chéri : n’avons-nous pas quelques attaches profondes, disons des liens, pour ne pas tomber dans le racinaire qui, par étymologie, tombe dans le radical, ni l’identitaire, dont nous savons à quoi nous en tenir. C’est ce chérissement qui importe : jusqu’où peut-on aller par empathie, par adhésion spontanée, ou encore, pour parler comme les moralistes vieille France, par le cœur, la passion ? Certes, il faut tête froide garder : la constitution est là pour mettre un frein aux passions désordonnées du citoyen tel qu’en lui-même et de la communauté à laquelle il appartient. Mais que faire lorsque le cœur d’un habitant d’une région lui dicte un amour, non pas forcément supérieur, mais plus intense pour celle-ci à l’amour qu’il doit porter à l’ensemble des régions dont l’État est formé ? Un amour à deux étages est-il la seule solution ? Le principe de subsidiarité peut-il dicter des attitudes affectives ? Car c’est bien cet ordre de phénomènes qui affleure, par en dessous donc, et dont il s’agit dans nos positions assumées, raisonnées, ouvertes au débat. Le primum mobile du politique, c’est la passion, mais elle n’en est pas le dernier mot, sinon il n’y aurait pas de politique. Le calcul vient toujours après. Dès lors une passion n’est pas ethnique. La gardienne et le gardien voient mal dans cette nuit entre chiens et loups et où tous les chats sont plus que gris. 
    L’ethno-régionalisme n’est pas une variante du régionalisme. C’est un concept formé par des géographes des années 1960. C’est une approche géocentrée sur le niveau micro de la région. Ainsi les recherches de David Maynard, un New Yorkais devenu Rennais pendant deux ans, portent sur le «mouvement social ethnorégionaliste breton». Compte rendu de sa thèse de 1991, Ideology, collective action and cultural identity in the Breton movement, western France, (Faculté d’anthropologie de l’université de la ville de New York) : «Sur la base d'un travail anthropologique de terrain mené en 1985-1987, les interconnexions entre la production d'idéologie, l'action collective et les expériences de vie des participants au mouvement sont examinées afin de construire un récit holistique d'une culture de résistance contre-hégémonique.» Trente ans plus tard, l’ethnorégionalisme, de catégorie anthropologique, est traité sous la plume du gardien de la forteresse de l’Une-et-indivisible comme une catégorie politique dépréciative. C’est la jonction de l’ethnique et du régional qui fait plaie : ethnie égale identité, région égale anti-nation. Un juriste qui clame sa spécialisation en droit constitutionnel se doit d’éviter les amalgames. Chaque mot simple compte, chaque mot composé se décompte. Faisons comme Stendhal : lire le Code civil avant de s’endormir. L’ennemi, c’est la boursouflure sémantique. 
    Back to fundamentals : la préférence pour le local. Pour Miguel Torga, l’universel, c’était le local moins les murs. 



    Quand ce local est à forte détermination culturelle, dont l’existence de pratiques linguistiques différenciées, menacées ou non, avec la richesse expressive que cela entraîne dans tous les domaines de la vie, il ne faut pas s’étonner que fleurissent des formes d’expression, de reconnaissance et de revendication tout aussi différenciées. Le politique étant le niveau conceptuel ultime par lequel se débattent et se décident les destinées collectives, il ne faut pas non plus s’étonner, voire à crier au loup, que les passions de cet ordre prennent place, cherchent à se faire entendre et à influencer le cours des choses, à l’évidence, démocratiquement. 

    Le gardien et la gardienne aiment à faire rimer leur rôle avec historien et historienne. L’historien (masculin de généralité) est comme le poète, il a toujours raison. En revanche, sa raison n’est pas dans les mots, mais dans les faits. Et le fait est que l’ethnorégion Bretagne a donné dans la peste brune. Mais est-ce la couleur de fond du puzzle ? en a-t-il toujours été ainsi ? 



    Oui, les fachos sont là, en 2023, oui, une marée brune s’observe, qui incruste ses dépôts quand elle semble se retirer pour un moment. Oui, des Bretons ont collaboré avec les nazis, les uns, par la plume, les autres, une centaine, la mitraillette. Et avant de collaborer, ils ont tenu des propos aujourd’hui inacceptables et impardonnables. Oui, ceux-là ont franchi le Rubicon, prenant pied sur le territoires des papes de la haine et de la violence. Oui encore, et toujours, les non-assez-épurés (avec Pierre Hervé, on se rappelle que la Libération a été trahie (1) ont repointé le bout de leur nez, plume et mitraillette en moins. Les uns, responsables de leurs paroles, les autres, de leurs actes. Mais sont-ce ces paroles et ces actes qui donnent leur couleur aux paroles et aux actes de la génération suivante ? Les enfants, petits-enfants, redevables à leurs pères et mères (des femmes aussi ont surfé sur la marée brune de la Seconde Guerre mondiale) ? Les inquisitions ibériques ont condamné des chrétiens, dits alors chrétiens nouveaux, parce que leurs arrière-arrière-arrière-arrière-grands-parents avaient été juifs. Comme si (une locution peu historienne) la génération des lendemains de guerre avait été élevée dans l’entre-deux-guerres. 
    Mais cette histoire-là ne date pas d’hier. Elle est précisément l’histoire qu’ont commencé à écrire ceux de cette génération, et ce, bien avant le gardien et la gardienne. Pour faire bref, Alain Déniel l’avait prévu dans son livre édité chez Maspero voilà presque un demi-siècle : «Bien des esprits se trouvèrent portés à assimiler le mouvement breton à la collaboration ou même à ne voir dans l’Emsav qu’une création de l’Allemagne hitlérienne […], une séquelle du nazisme.» 
    La Bretagne a droit à une mémoire un peu plus longue, étoffée, et débarrassée des hardes de ces soldats de néant. Juste deux exemples. Ce ne sont pas forcément des Bretons dits de souche (gardons les racines pour les mots) qui ont porté haut son particularisme. Dans les années 1570, un médecin normand, Roch Le Baillif, y croyait dur comme fer et, pour honorer la jeune province, il l’a dotée d’un fondateur nommé Armoreus, fils d’Énée, celui de Rome, tout en épousant la thèse du breton comme langue d’origine grecque défendue par l’historien de la Bretagne, Alain Bouchart. Ce cocktail bien à la mode de l’époque reflète et l’absence des murs et le choix du local. Ça n’empêche pas l’amour des vieilles pierres : «Ce sont les gens de boutique qui corrompent le plus la Bretagne. […] On fait sauter les rocs un peu partout. […] C’est à présent, de tous côtés, les hôtels, les hangars, les bicoques d’Asnières et d’Ostende.» André Suarès à Albert Chapon, 5 septembre 1911. Pour un peu, en 1970, le juif breton de Marseille aurait plastiqué un bulldozer à remembrement. 

André Suarès, "L'adieu", Le livre de l'émeraude (Calman-Lévy, 1902) ; eau-forte gravée par Auguste Brouet dans l'édition de 1927.


    Mais de tous ces chansonniers et plumitifs, qu’est-ce qu’on va en faire ? De l’auteur du Recit var ar victor glorius gounezet gant ar bobl a Baris e mis c'hoevrer 1848, evit souten hon liberte hac hor guirion legitim [Récit de la victoire remportée par le peuple à Paris en février 1848 en soutien de nos liberté et légitime vérité] imprimé à Morlaix cette année-là ? ou des chants des sardinières de 1926 ? ou encore, où fourrer Louis Guilloux ? et ceux-ci, les porteurs de gwenn ha du enrubannés de rouge, rue de Siam ou Le Bastard ? Mais ce ne sont là qu’individus et groupuscules. Que faire de la masse qui agite le fanion bicolore, écrase le pied du voisin dans une fisel ? Entonnons un Bro yaouank ma bugale et laissons donc le gardien et la gardienne à leur affût. Tant qu’elle fait de l’histoire, nul mal à cela, encore faut-il apporter du nouveau, pas seulement une rage généralisatrice supra-générationnelle. Bah, on comprend le meurtre du Per, il y avait bien de quoi ester en justice. Mais de là à finir par railler les exilés de Paris, ces faux Bretons, et puis quoi encore ? Déjà que les Français de l’étranger, comme la main, n’ont jamais eu bonne presse. Et puis il y a tous ceux que la gardienne affuble du sobriquet de «barde» (les Gallois respectent les leurs) – des Bretons nouveaux, comme il y eut des chrétiens nouveaux ? –, grossissant, dans la meilleure tradition du pamphlet, silhouettes et poils de barbe, la génération des chanteurs qu’applaudissaient grévistes du Joint français et marcheurs du Trégor en défense de la langue de leurs pères et mères ? En définitive, côté fachos, l’état d’alerte subsiste, s’intensifie même. Mais côté histoire, le gros du travail n’est pas venu de leur tour Quiquengrogne. Il y a des comptines à raconter e brezhoneg ivez, et c’est ce qui devrait fuser des mâchicoulis plutôt que des boulets sur les alliés objectifs. 

"C'est une rapsodie foraine / Qui donne aux gens pour un liard / L'Istoyre de la Magdalayne, / Du Juif-Errant ou d'Abaylar." (Tristan Corbière, Le Pardon de Saint-Anne, bois de Malo Renault, 1920.)

1 - Hervé, Pierre, La Libération trahie, Grasset, 1945.

Yeun Sterneñv, 1.12.2023