lundi 11 septembre 2023

Ar Seiz Breur : à propos de René-Yves Creston


Comme il fallait s'y attendre, le centenaire de la création du mouvement des Seiz Breur, après celui du Gwenn ha Du et la controversée exposition "Celtique ?" n'allait évidemment pas manquer de susciter de nombreuses réactions indignées. A tout seigneur tout honneur, c'est donc le résistant René-Yves Creston qui va surtout retenir l'attention de nos habituels contempteurs (trices ?). Entre les critiques simplistes et le panégyrique, il n'est pas toujours simple de s'y retrouver . Les documents qui suivent sont des pièces qui proviennent de son dossier d'instruction, puisqu'il sera inquiété par les FFI à la Libération et devra répondre de ses actes. L'enquête terminée, c'est la Commission d'épuration du CDL, qui comporte d'anciens résistants, qui décidera si le dossier doit être transmis à la Chambre Civique pour les faits mineurs de collaboration ou bien à la Cour de Justice pour les cas les plus graves. Ce qui sera pas le cas. Je retrouve ces pièces qui ont été recopiées par mes soins au crayon à papier sur des cahiers, à l'extrême limite du siècle dernier. Il n'y avait pas de smartphones ou d'ordinateurs portables. De toute façon ces dossiers n'étaient consultables que sur dérogations et la reproduction interdite. Puissent-elles nous aider à mieux comprendre ce qu'ont été les années rennaises, et leurs zones d'ombre, de René-Yves Creston. Libre ensuite à chacun de se faire son opinion.

- 17 octobre 1945. Audition de Creston par la gendarmerie de Janzé.

"Arrêté en février 1941 au Musée de l'Homme à Paris ainsi que plusieurs de mes camarades du groupe de résistance que nous avions créé au mois d'août 1940.
Je fus emprisonné au secret à Fresnes. Je suis resté 122 jours en cellule sans être interrogé. Je ne l'ai été que le 122e jour. La Gestapo n'ayant rien trouvé m'a remis en liberté en me disant "ce qui ne veut pas dire que vous soyez innocent, en conséquence vous êtes en régime de liberté surveillée (...) séjour interdit à Paris et fixé à Rennes.
Tous mes camarades n'ont pas été fusillés, heureusement. Deux seulement du Musée et cinq autres de l'organisation. J'indique comme personnes prêtes à témoigner : Albert Jubineau, avocat, Paris 16e. Yvonne Oddon du Musée de l'Homme. Mlle Bordelet. Professeur Rivet. M. Girault, agence Havas de Nantes.
Arrivé à Rennes, je compris immédiatement pourquoi on m'avait fixé cette résidence (Sur le registre du courrier des RG il est écrit : 10 juillet 1941 arrivée à Rennes du nommé Creston René autonomiste breton) En effet, d'anciens camarades à l'idée politique identique à la mienne se trouvaient à Rennes, mais ils avaient changé d'idée et étaient devenus de fidèles serviteurs des nazis. Tous croyaient que j'étais innocent, ce qui n'était pas le cas, car j'avais sur la conscience (...) un acte de résistance (...) l'établissement des plans de défense de Saint-Nazaire. Il me fallait jouer serré. J'ai en effet participé comme beaucoup d'autres personnes qui n'avaient rien de germanophiles aux début de l'Institut Celtique. Mais au bout d'un certain temps, je m'aperçus (...) de ce que voulait faire de cette société que l'on croyait être uniquement culturelle, son directeur M. Hemon. Aussi (...) nous avons donné notre démission. J'ajoute que durant la première année de mon séjour forcé à Rennes, j'ai été l'objet de propositions d'éditions et d'illustrations de livre que j'ai toujours réussi, non sans difficulté, a éluder. Ces proposition qui m'étaient faites indirectement par des anciens camarades passés aux nazis venaient certainement des Allemands.
1941, livre d'or du restaurant La Chope, Rennes

De mon passage à l'Institut Celtique j'ai recueilli une somme de renseignements qui m'ont permis, seul, puis avec le concours de Mrs ; Gaston Sébilleau, Gérault, Geistdorfer, Le Guen artisan à Dinan, Eveillard artisan à Montfort et membre du CDL 35 de saboter et faire échouer l'organisation montée par le PNB et destinée à faire collaborer sous menace de saisie et de déportation les artisans bretons à la fabrication de meubles pour les sinistrés allemands. 
J'étais alors président d'une société d'artistes et d'artisans bretons. L'un des membres de cette société avait organisé cette collaboration en servant pour convaincre les artisans de l'argument suivant : ce n'est pas de la collaboration, la meilleure preuve est que notre président est antiallemand puisqu'il a été arrêté par eux. Quand j'ai appris ça j'ai donné ma démission et j'ai refusé la présidence d'honneur.
Photo extraite du livre La patrie interdite de Yann Fouéré

J'ajoute que le membre en question (...) voulu se venger. Ayant confiance en lui je lui avais donné les raisons de mon arrestation. A la suite d'un congrès de l'Institut Celtique à Dinan puis à Redon, des indiscrétions de la petite organisation que nous avions montée me firent repérer ainsi que Sébilleau et M. Barc, juge à Redon. Notre adversaire fit répéter par sa maîtresse à un collabo notoire les confidences que je lui avais faites. Ces bruits vinrent aux oreilles des allemands et nous échappions de justesse au danger. Mon accusateur dit que je me disait communiste, il semble en douter. J'ai fait partie du Parti Communiste depuis 1936, cellule Vandamme (14e). J'ai contribué à l'organisation des Bretons émancipés dont le président est mon ami Cachin. Mon accusateur me prend pour un séparatiste antifrançais. C'est une légende. Je me suis toujours occupé de ce qu'on appelle le Mouvement breton (...) mais j'ai toujours maintenu mes idées de gauche. Je n'ai jamais voulu me mêler ces dernières années surtout (depuis 1932) au mouvement à tendance fasciste de Mordrel.
En 1938, au moment ou la guerre menaçait et que des bruits semblables à ceux lancés contre moi par mon accusateur couraient sur mon compte (...) Je me suis présenté spontanément avec M. Girault au sous-préfet de Saint-Nazaire pour y faire une déclaration formelle de loyalisme. 
En 1939, en mission à l'étranger (...) j'ai relié avec les plus grandes difficultés la France pour avoir la désillusion de subir à mon arrivée une perquisition en règle. Je n'en ai gardé aucune rancune.
Lors de la débâcle, au lieu de rejoindre les Allemands comme tant d'autres (...) comme Jaffrennou, grand druide et collègue de mon accusateur, j'ai fui devant eux (...) pas assez vite. Revenu à Paris de Bordeaux où j'étais réfugié sur ordre de Rivet, je fondais avec Vildé, Levitsky et Jubineau en août 1940 le groupe de résistance.
Fait et clos à Janzé le 17 octobre 1945."

Vous l'aurez deviné, l'accusateur dont parle Creston n'est autre que Fanch Gourvil, qui a adressé cette note au CDL 35 :
" Lorsqu'il vint me voir de passage à Morlaix, une quinzaine de jours après l'arrivée des troupes d'occupation, il venait de faire une visite à Cachin. A cette époque il était communiste et suivant sa propre expression "jouait la carte russe".
Arrêté courant 1941 comme faisant partie d'une organisation d'espionnage dont le siège se trouvait au Musée de l'Homme et traduit devant un tribunal militaire allemand, il fut libéré dans des conditions plus que troublantes; étant donné que tous ses camarades avaient été condamnés à mort et furent effectivement fusillés.
Rennes lui fut assignée comme résidence obligatoire. Quelques semaines après son installation, il montait avec Trécan l'Institut Celtique inspiré par Weisgerber. Il y aurait lieu de le rechercher à Paris où il habite et a rejoint le Parti Communiste afin de le questionner sur les circonstances qui ont présidé à sa libération que d'aucuns attribuent à son lâchage, sinon à la confusion de ses co-inculpés. Signé Gourvil."
Cette note de Gourvil figure avec la demande d'enquête de la Commission d'épuration du CDL 35. Renseignements divers en la possession de la Commission : "PNB, enquêter sur son activité antinationale dans ces groupements et sur  l'affaire ci-jointe. La personne susnommée n'est pas arrêtée. Rennes le 22 janvier 1945."
- D'après le rapporteur de la Commission d'épuration "Creston a fait à maintes reprises de la réclame pour ses œuvres dans L'Heure bretonne (28 décembre 1940 page 2)". Signé Auffret, 3 avril 1945.

- Note du commissaire de police du 10 février 1945 : "Creston s'agite beaucoup dans les milieux PNB, son attitude peut devenir dangereuse en raison de ses idées très avancées (...) on suppose que Creston n'a en rien renié de ses idées d'antan et qu'il développe clandestinement au sein du PNB ses idées d'extrême gauche. Creston est d'autre part inconnu au bureau régional à Rennes du Parti Communiste."

- 6 novembre 1944. Gendarmerie nationale, audition de M. Giraud (ou Gérault ?), directeur agence Havas de Rennes :
"Je considère que Creston, qui est un très bon camarade, n'a jamais failli à son devoir de français (Gérault retrace l'itinéraire de Creston résistant), il y a quelques mois, Creston est venu me voir pour m'informer qu'il avait surpris une conversation à la radio de Rennes, d'après laquelle une enquête était ouverte par les Allemands sur certains propos tenus à Redon (...) J'ai fait le nécessaire auprès de Sébilleau et Barc, dont je connaissais l'activité clandestine. Je sais également que malgré les insistances du directeur allemand de la radio, René Creston a toujours refusé de donner son adhésion au groupe Collaboration."

- 9 novembre 1944. témoignage de M. Barc qui revient sur le but manifesté par les dirigeants de l'Institut Celtique d'entrainer dans leur sillage des artisans du pays de Redon. Apprenant par Creston le véritable caractère de l'Institut qui n'était qu'un organisme de propagande de l'Allemagne : "Je ne connais rien de l'activité antérieure de Creston, mais j'estime qu'en renseignant Sébilleau sur le caractère véritable de l'Institut, M. Creston a agit en bon français." (Mêmes témoignages de Sébilleau, Emery et Maugendre)

- 23 septembre 1945. Lettre de M. Barc, procureur à Redon :
"Apprenant que l'Institut Celtique n'était qu'un organisme de la propagande allemande, puisque parmi les congressistes officiels devait figurer un conseiller allemand, divers redonnais décidèrent de torpiller le congrès (...) L'un des principaux responsables de ce torpillage fut Sébilleau (arrêté par la Gestapo et déporté). Sébilleau me prévint que les Allemands de la propagande furieux de leur échec à Redon faisaient une enquête sur les causes et l'attribuait à Creston. Creston était parvenu, à la suite de son interrogatoire par les Allemands a prévenir Sébilleau par l'entremise de Giraud. J'estime que Creston a rempli son devoir de français et personnellement je lui en demeure reconnaissant."

- Je retrouve également dans mes archives cette lettre du 3 novembre 1940 adressée par Creston à Yann Fouéré au sujet d'une réunion de la FRF (Fédération des Régions Françaises) de Jean Charles-Brun :
"Je suis allé ce matin chez Charles-Brun (réunion de la FRF), comme toujours de belles parlotes. Un collaborateur du Garde des Sceaux lui a dit qu'on ferait un essai d'organisation provinciale avec tous les organismes que cela présente y compris une assemblée provinciale  sur la base corporative. On choisirait pour cela une province de France. Plusieurs ont dit : "Il faut que ce soit la Bretagne". Mihura s'y est opposé aussitôt en prétendant que ce n'était pas le moment de tenter une telle expérience en Bretagne à cause du mouvement séparatiste (vives protestations). Pour ma part je me suis contenté de dire que si l'on voulait faire une expérience sur une "Province cobaye" (terme du collaborateur du Garde des Sceaux) et que si d'avance on en excluait la Bretagne, c'était le moyen le plus sûr de conduire celle-ci au séparatisme. J'ai fait ressortir les proportions que prend en Bretagne un mouvement "autonomiste" raisonnable depuis quelque temps (Mihura joue la carte basque). L'épouvantail des séparatistes pourrait peut-être décider le gouvernement a tenter cette expérience chez nous."

dimanche 3 septembre 2023

4 septembre 1943 : un crêpe pour Yann Bricler

Ce samedi 4 septembre 1943, deux jeunes gens à bicyclette se présentent dans l'après-midi aux "Crêperies de Locmaria", à Quimper, et demandent a acheter des crêpes au détail. Il leur est répondu que la maison ne faisait que des expéditions en gros, mais qu'ils peuvent s'adresser au directeur M. Bricler dont les bureaux se trouvent au 22, rue du Parc. Vers 18 H, les deux jeunes, l'un blond, l'autre brun, montèrent les trois étages de l'immeuble de la rue du Parc et pénètrent dans le bureau du personnel et demandent à être introduit dans le bureau de Bricler. Quelques secondes plus tard, les employés perçoivent un bruit "semblable à celui d'une vitre qui se brise", puis le choc d'un corps qui s'affaisse. Aussitôt, les deux jeunes reparaissent dans le bureau du personnel affolé, qu'ils tiennent en respect avec leurs revolvers, puis redescendent les trois étages et enfourchent leurs bicyclettes avant qu'un coup de téléphone ne donne l'alerte au commissariat de police. Arrivé aussitôt sur les lieux, le médecin découvre le corps de Bricler gisant dans une marre de sang. Il avait été atteint de deux balles, l'une en plein front, l'autre un peu au dessus de l'oreille gauche. La mort a été instantanée.

La victime n'est pas une inconnue à Quimper. Né en 1901 à Montfort-sur-Meu (35), licencié en droit, ingénieur en aéronautique, ingénieur frigoriste, Yann Bricler s'est fait une belle situation en devenant directeur des réputées "Crêperies de Locmaria". Mais surtout, il n'a jamais caché ses convictions bretonnes. "Mais il serait injuste de ne pas citer un Yann Bricler, qui fut au premier rang des sacrifices et du combat à compter du premier jour, un Sohier, un Drezen, un Eliès ou un Léon Millardet qui furent des premiers à se joindre à nous, et tant de militants obscurs, sans lesquels Breiz Atao n'aurait jamais été une réalité populaire", écrira plus tard son cousin Olier Mordrel (1). 

En effet, Bricler est un adhérent de la première heure à l'Unvaniez Yaouankiz Vreiz en 1919. En 1922, il représente Breiz Atao lors d'une série de conférences au Pays de Galles. En 1927, lors du congrès de Rostrenen, est créé le Parti Autonomiste Breton, dont il est nommé secrétaire général, et qui deviendra le Parti National Breton (PNB) en 1931. En 1934, Bricler est administrateur de la revue Stur, qui ne cache pas sa sympathie pour les thèses nazies dans un PNB prenant une tournure nettement fascisante sous l'impulsion de Mordrel, lors du congrès de Carhaix en 1937, "Le Breton Total est né !" écrira-t-il. (2) Sous l'Occupation, bien que toujours membre du PNB et fidèle à
la ligne dure d'un Mordrel partisan d'une collaboration totale avec l'Allemagne nazie, Bricler ne partage pas la tendance plus "modérée" des frères Delaporte. Il n'en reste pas moins un notable du parti, que l'on retrouve au banquet de la réunion des cadres de l'arrondissement de Quimper, tenue le 10 décembre 1941 à Kerfeunteun. Quelques jours plus tard, le 13 décembre, les Quimpérois peuvent lire une inscription sur la façade de la préfecture "Breiz Atao vaincra. Malheur aux traîtres : exemple Le Goaziou." Ce libraire est en effet la bête noire des nationalistes bretons. Il avait organisé une manifestation place Saint-Corentin et brûlé des exemplaires de L'Heure Bretonne. Les bonnes relations qu'entretenait Yann Bricler avec les autorités allemandes n'étaient un mystère pour personne sur la place de Quimper. Il invitait même des officiers de la Kommandantur pour des parties de pêche en mer. Le 21 novembre 1942, Marc Le Berre, chef local du PNB, contacte la Propaganda Staffel de Quimper pour faire un cadeau de Noël de la part "d'un commerçant et industriel national breton" aux soldats allemands blessés devant Stalingrad. Le Berre fait alors fabriquer par la crêperie de Bricler un lot de "boites fantaisies de crêpes dentelles". chaque boite est garnie d'un petit mot écrit en allemand "Aux héros de Stalingrad", "Aux libérateurs de l'Europe", "Un joyeux Noël", "Un Breton reconnaissant". Malheureusement pour lui, un exemplaire de ces papillons, subtilisé par une employée de la crêperie et transmis à la Résistance, figure dans son dossier d'instruction. Autre lettre en date du 7 mai 1943 sur papier à en-tête " A la Ville d'Ys", adressée à sa voisine commerçante : "Un coeur de chrétien doit ignorer la haine. Soyez gaulliste si cela vous plait. Et aux ordres des juifs, des métèques, des francs-maçons et des bolcheviques, vous êtes libre de votre choix. Pour moi je ne connais qu'une ligne de conduite : "Breiz ma Bro, kenta havet, kenta servichet". Un but, une Bretagne respectée par une France honnête dans une Europe unie."
Réunion de Kerfeunteun, on distingue au fond de la salle les Bagadoù Stourm

 

Un assassinat lourd de conséquences

Dès la nouvelle de l'assassinat connue, c'est la consternation et l'inquiétude au sein du PNB. L'Heure Bretonne du 12 septembre titre "Un patriote breton assassiné à Quimper" et rappelle les circonstances du meurtre. Prenant prudemment ses distances, le journal précise toutefois "Quoique Yann Bricler ne jouât plus aucun rôle au sein du PNB dont il ne partageait pas l'actuelle tendance, il, demeurait une des notabilités du Mouvement breton." Les obsèques sont particulièrement suivies par les RG : "Note de synthèse du 13 septembre 1943. Obsèques de Bricler : Olivier Mordrelle, ancien chef du PNB et cousin de Bricler était présent, ainsi que M. Pichery, venu de Rennes pour représenter le parti. On a remarqué l'absence de Delaporte, chef du PNB. Selon des informations, le poste de radio clandestin Honneur et Patrie (émissions en français de Radio Londres) aurait diffusé la nouvelle de l'assassinat de Bricler et annoncé le même sort à Le Berre, chef de quimper, et à Le Bec, chef de canton. "La radio de Londres, peu de jours après, avait donné comme motif à "l'exécution" une lettre de la victime contenant une liste de noms de résistants, qui avait été interceptée à la poste. Je savais de quoi il s'agissait, puisque c'était moi le destinataire de la lettre. Mon cousin, en effet, avait dressé la liste de nos ennemis dans la région et, comme j'avais longtemps habité Quimper, il me l'avait adressée pour ma gouverne. Il venait de payer cette lettre de sa vie." écrira Mordrel. (3)

La Dépêche de Brest 6 septembre 1943
En effet, parmi les divers documents accablants trouvés dans le coffre-fort de Bricler, les enquêteurs découvrent une liste datée du 19 février 1943 sur laquelle figure une trentaine de noms de personnes dénoncées à la Kommandantur pour leurs sentiments anti-allemands et suspectées d'être communistes ou gaullistes. Parmi celles-ci, on trouve le libraire Le Goaziou, qui sera arrêté en octobre 1943, le journaliste Fanch Gourvil, de Morlaix, De Cadenet, industriel à Saint-Guénolé-Penmarc'h, Donnart, Jean-Louis Rolland, ancien député SFIO de Landerneau, et... une Mme Duperrier, receveuse des postes à Scrignac. Une lettre, datée du 7 janvier 1943, d'un militant du PNB de Brest et connu pour ravitailler les Allemands, dénonce également comme Juifs un architecte de Brest et son fils, qui seront déportés en Pologne. 

D'après une note des RG, "Les militants du Finistère ne cachent pas à leurs intimes qu'ils ne seraient pas fâchés de se débarrasser de tous leurs membres suspects aux yeux du public d'avoir poussé un peu trop loin l'esprit de collaboration. Ils admettent qu'il est possible que Bricler ait fourni à la police allemande des renseignements qui dépassaient de beaucoup ceux auxquels ils étaient astreints par les bons rapports du parti avec les dirigeants allemands." Pour les cadres du parti, il ne fait aucun doute que cet assassinat n'est qu'un premier coup de semonce. A propos de Bricler, Yves Le Diberder, journaliste à La Bretagne, écrit à Yann Fouéré : "Bien moins coupable que Mordrel ou Debauvais ou même cet illuminé de Guieysse. Il est bien probable que si ces trois hommes avaient aussi habité Quimper ils y auraient passé. Et il nous faut trembler désormais pour d'autres Quimpérois comme Le Guellec, Lannuzel, Marc Le Berre et Le Bec." Le Diberder ne pouvait mieux prophétiser. Le 21 septembre, les RG signalent une tentative d'attentat contre Jean Le Meur, ami de Bricler, architecte et chef de la section de Concarneau : "Il a quitté son domicile pour une adresse inconnue suite à des menaces". Le 28 suivant, c'est le militants Yves Kerhoas qui est à nouveau agressé au bourg de Spézet "par six individus appartenant à la bande réfractaires du bois de Queinnec." Il sera finalement abattu le 16 novembre à Plonévez-du-Faou. Lors d'une émission du 25 octobre, Honneur et Patrie aurait pris à partie plusieurs personnalités de la Collaboration, dont deux membres du PNB de Quimper. Le 20 décembre, la radio anglaise récidive en signalant deux autres militants du PNB de Quimper, dont l'un a la réputation de faire du marché noir avec l'occupant. Gabriel Poquet, un jeune résistant quimpérois du groupe "Vengeance", qu'il trahira en intégrant le Kommando de Landerneau après avoir été par arrêté par les Allemands, déclare lors de son interrogatoire "avoir fait partie du corps-franc chargé de descendre Le M. domicilié à Quimper, dont les attaches avec les Allemands n'étaient pas inconnues." Lors de son interrogatoire du 15 novembre 1944, André Geffroy, de Locquirec, membre du PNB et redoutable agent des allemands du Kommando de Landerneau, déclare à propos de Bricler : "Après sa mort, j'ai eu l'occasion de parler de lui à Célestin Lainé qui me fit savoir que probablement il avait fourni des renseignements à un interprète de la Kommandantur de Quimper, qui était d'origine alsacienne. Celui-ci serait parti en Angleterre et aurait dévoilé le travail de Bricler. Il ajouta même qu'on connaissait l'assassin qui devait être un jeune homme de Scaër." A moins qu'il ne s'agisse plutôt de cet homme, cité par le prisonnier de guerre Georg Roëder, ancien chef du SD de Brest, lors de son interrogatoire du 13 juin 1947 : "Au SD de Quimper, j'ai bien connu l'interprète Schwartz Hans. Il était instituteur à Herbstein dans la Hesse. Il était en captivité en Belgique en 1945. Il n'était pas au parti nazi et ne s'entendait pas du tout avec Fenske (chef du SD de Quimper). Il travailla même en faveur des Français."

Réunion du SD à Quimper : Huenebeck, Baumann, Fenske, Guenther, Wenzel, Wisberg   
 
Quoi qu'il en soit, l'origine scaëroise de l'assassin de Bricler m'a été confirmée par Youenn Gwernig : "J'habitais Scaër. Quelques années plus tard, vers 1943, j'ai rencontré François Kersulec (qu'on appelait Soaïk). Il était chef de la cellule PCF de Scaër, j'en avais rien à foutre, c'était un copain. 
- C'est toi qui a tué Perrot, si c'est vrai je te flingue (à l'époque on ne s'emmerdait pas pour ça !)
- Je sais qui c'est, mais ce n'est pas moi. Moi c'est Bricler, à Quimper. le marchand de crêpes dentelles.
- Ah bon ! Un sacré carton ! On a vu ça dans le journal.
Quant à Jean Thépaut (4), c'était lui aussi un copain de Scaër. Son père était cheminot là-bas mais il était originaire de Scrignac. Jean est mort d'un cancer à Morlaix où il était domicilié."
Scrignac justement, où Yann Bricler se rendait fréquemment chez son ami Yann-Vari Perrot, son fils ayant même passé des vacances d'été au presbytère. Pas plus que les Juifs, les communistes ne trouvent grâce aux yeux de l'abbé : "Il faut d'autant plus s'occuper de nos jeunes qu'un vent de communisme souffle en ce moment violemment sur leurs têtes (...) N'est-il pas temps de protéger sérieusement nos magistrats contre ces bandes d'énergumènes qui n'écoutent que la radio de Londres ? Tu peux profiter de ces détails, sans révéler le nom de celui qui te les a donnés, car ici nous sommes dans un pays aussi communiste que la banlieue rouge", écrivait l'abbé Perrot à Yann Fouéré le 7 mars 1943. (5) Avait-il réellement connaissance de la nature des relations entretenues par son ami avec les Allemands ? Rien n'est moins sûr. Malheureusement pour lui, parmi les documents découverts dans son coffre, figure un rapport de Bricler, en date du 19 février 1943, sur les activités communistes ou anglophiles, qui est bien embarrassant : "Mme Duperrier, receveuse des Postes de Scrignac et son mari qui vit à ses crochets. Communisant et passionnément anti-allemand. Le jour de la prise de l'Afrique du Nord par les Américains, ils ont fait jouer la Marseillaise par un haut-parleur sur la place de Scrignac. Ils dirigent l'opinion de la région et sont à arrêter tous les deux." M. Duperrier sera effectivement arrêté à la suite de cette affaire, interrogé à Brest puis remis en liberté. Il sera de nouveau arrêté le 12 juin 1944 puis déporté. Un lettre, adressée le 24 novembre 1942 à Yann Fouéré, en disait en long sur les rapports qu'entretenait l'abbé avec sa paroissienne : "Je te remercie de ta visite l'autre jour (...) tu disais hier dans un bel article que l'administration centrale des PTT se moque des Bretons. Il faudrait par exemple tout un journal pour raconter les prouesses de Mme Duperrier, notre receveuse des postes à Scrignac. Elle est originaire de Quimper mais son mari est un communiste de la région parisienne et elle a le breton en horreur et par là même son recteur ! (...) Il est grand temps qu'une administration nouvelle renvoie en France tous ces employés qui n'ont que du mépris pour le peuple breton. Puissions-nous arriver à ce résultat grâce à l'action exercée sur l'opinion publique par les journaux que tu diriges." Et l'abbé, décidément, de continuer : "Je crois que ton dépositaire de Scrignac, M. Martin, buraliste, n'épouse pas les idées de La Dépêche qu'il propage. C'est un gaulliste et un ennemi acharné du Mouvement breton, et malheureusement il a une forte influence à Scrignac." De là à faire un lien entre les documents trouvés dans le coffre de Bricler et les opinions de l'abbé, le pas sera vite franchi.

Autre conséquence tragique du contenu de ce coffre, cette copie d'un courrier de Bricler informant Mme Chassin du Guerny, plus connue des nationalistes bretons sous son pseudonyme de Danio (Jeanne Coroller),  qu'Henri Waquet, archiviste du Finistère et résistant, a passé deux mois en prison "pour activités gaullistes (...) il aurait même participé à l'organisation de départs vers l'Angleterre." Bricler espère toutefois "que cet homme très anti-breton commencera à comprendre qu'il n'a qu'à se faire oublier." Dans sa réponse, Mme du Guerny termine sa lettre "en espérant que bientôt pour un indésirable, la prison sera remplacée par un exil définitif." L'issue sera également définitive pour Mme du Guerny, enlevée par la Résistance le 12 juillet 1944 avec ses amis et voisins M. et Mme Le Mintier de la Motte Basse, puis emmenée dans la forêt de la Hardouinaye pour y être "jugés", avant d'être exécutés. Les responsables de ce simulacre de justice font partie de la bande à "Mimile". Cette équipe, qui "épurait" en marge de la Résistance dans la région de Loudéac, sera réputée pour avoir tué plus de Français que de soldats allemands. Ayant à répondre de ses actes, "Mimile" sera incarcéré à Saint-Brieuc le 10 août 1944. L'affaire fera grand bruit à l'époque puisque "Mimile" va s'évader sans grande difficulté avant son jugement. 

Le début de la fin

Quatre-vingt ans plus tard, alors que l'histoire n'a retenu que l'assassinat de l'abbé Perrot, le 12 décembre 1943, et la création du Bezen éponyme, c'est oublier que la décision de créer un groupe armé chargé de protéger les membres du PNB menacés par la Résistance n'est que la conséquence directe de l'assassinat de Yann Bricler, qui est une date majeure dans l'histoire du Mouvement breton sous l'Occupation. Rongeant son frein depuis trop longtemps, Célestin Lainé n'est pas long à comprendre qu'avec l'assassinat de Bricler, l'heure n'est plus aux camps de jeunesse des Bagadoù Stourm. La gravité de la situation nécessite désormais de disposer d'un groupe de protection armé pour protéger les membres du PNB menacés par la Résistance, quitte à participer au besoin avec les Allemands aux opérations de répression. "L'assassinat de Bricler faisant suite à toutes sortes de menaces contre les Breiz Atao rendait urgent la défense efficace du mouvement national. Par contre-coup, il fournissait l'élan pour transformer le "Service Spécial" en unité de combat. Cette unité, appelée Bezen, fût formée à l'époque ou l'abbé Perrot devait tomber au Champ d'Honneur breton. Pour être exact, le Bezen fut créé en novembre 1943." (6) Ce n'est qu'à leur retour à Rennes des obsèques de l'abbé Perrot, où s'étaient rendus Lainé et Jasson, que le nom de l'abbé Perrot, à qui on n'avait évidemment pas demandé son avis, que son nom fût adopté à l'unanimité : le Bezen Perrot était né. Commençait une brève (dix mois) et sanglante histoire qui devait entacher longtemps l'ensemble du Mouvement breton, toutes tendances confondues.

(1) Mordrel Olier, Breiz Atao, Paris, Editions Alain Moreau, 1973, p. 47
(2) Mordrel., op. cit., p. 198
(3) Mordrel., op. cit.,  p. 365
(4) Assassin présumé de l'abbé Perrot.
(5) Hamon Kristian, Le Bezen Perrot, Fouesnant, Yoran Embanner, 2004, p. 161
(6) "Davantage de lumière", article de  Hénaff (pseudo de Lainé), paru en 1956 dans Argoad, revue éditée en Irlande.