vendredi 3 janvier 2020

Youenn Drezen ou la "damnatio memoriae" de Pont-l'Abbé


La ville de Pont-l’Abbé est indissociable de l’œuvre de Youenn Drezen, comme l’était Saint-Brieuc pour celle de Louis Guilloux, autre écrivain breton qualifié avant-guerre de « populiste ». En 2004, dans mon livre Le Bezen Perrot, page 20, j’écrivais ceci : « Au mois d’août 1941, Youenn Drezen sort son roman Itron Varia Garmez, dont la version française sera éditée en 1943 chez Denoël, passé depuis sous contrôle allemand. Renvoi d’ascenseur après sa critique élogieuse des Décombres de Lucien Rebatet paru chez le même éditeur ? Comme Roparz Hemon, Drezen est partout : Gwalarn, Arvor, La Bretagne, Radio Rennes-Bretagne, et surtout L’Heure bretonne où derrière le pseudonyme de Tin Gariou il signe des articles qui ne se lisent pas aujourd’hui sans éprouver un certain malaise. » Ayant eu, en 1999 et sur dérogation, accès à son dossier d’instruction, j’ajoutais dans une note de bas de page que, contrairement à ce qu’avait écrit Bernard Le Nail (qui ne cite pas ses sources) dans son Dictionnaire des romanciers de Bretagne (1999) : « acquitté par les tribunaux et libéré, il alla vivre à Nantes », Drezen ne pouvait pas avoir été acquitté puisqu’il n’y avait pas eu de procès. En effet, sur intervention de son ami René-Yves Creston auprès du commissaire de la République Le Gorgeu, le dossier a été classé sans suite. Cependant, le 24 février 1945, après six mois de détention au camp de Margueritte, le préfet d’Ille-et-Vilaine prononcera une décision de « libération immédiate avec éloignement de Rennes ». Mesure qui sera levée le 22 mars 1946. 
D’avoir dévoilé tout cela m’a beaucoup été reproché dans les milieux nationalistes bretons de
l’époque, et pas toujours de façon courtoise. A deux reprises, Quimperlé et Brest, j'ai été l'objet de menaces de la part d'un mouvement d'extrême-droite bretonne. Ce qui est assez piquant quand d'un autre côté on m'accuse de vouloir réhabiliter les nationalistes du PNB ou de "minimiser", voire de "dissimuler" les exactions des membres du Bezen Perrot !
Rien dans le dossier de Drezen ne permet d'avancer qu'il ait dénoncé qui que ce soit. Il était antisémite, comme l'étaient tant d’autres écrivains de l’époque, qui ont toujours une rue et un collège à leur nom, comme Roger Vercel à Dinan par exemple. D’après une contre-enquête des RG en date du 3 décembre 1946 sur : « La surveillance de nationalistes bretons après-guerre », il ne semble également pas y avoir eu de volonté : « de nuire aux patriotes et aux résistants ». Tout cela n’excuse évidemment en rien ses écrits antisémites – alors qu’il n’y a rien de tel dans ses romans – pendant que les nazis déportaient les Juifs vers les camps de la mort.
Pour autant, n'ayant pas pour habitude de hurler avec les loups, la vie de Youenn Drezen doit-elle se résumer à ces quatre années sous l’Occupation, avec pour conséquence ce qui revient à une « damnatio memoriae » (effacement, dans l’Antiquité, d’une personne, à travers textes, images ou sculptures) ? Lors de la séance du conseil municipal du 3 décembre 2019, le maire Stéphane Le Doaré a déclaré : « Je ne remets pas en cause les qualités littéraires de cet auteur, mais Youenn Drezen a collaboré en écrivant dans des journaux imprimés sur des rotatives allemandes. » De son côté, l’adjoint à la culture Bernard Le Floch ajoute : « L’auteur d’Itron Varia Garmez et de Skol Louarn restera un écrivain de talent, un écrivain majeur de la langue bretonne. Les égarements de sa plume trop tardivement mis en lumière rendent incompréhensible son aveuglement. » C’est à peu près ce que j’écrivais il y a vingt ans dans mon ouvrage Les nationalistes bretons sous l’Occupation, p. 221 : « En effet, et bien qu’ils n’étaient pas inscrits au PNB, car plutôt fédéralistes avant-guerre et ne partageant absolument pas les thèses sturiennes d’un Mordrel, des intellectuels ou des écrivains comme Roparz Hemon, Fañch Elies ou Youenn Drezen, se garderont bien de prendre leurs distances. Aveuglés par leur unique sujet de préoccupation, la langue bretonne ; par opportunisme ou impatience intellectuelle, ces hommes vont suivre sans réticences le Mouvement dans la voie de la collaboration avec quelques dérapages littéraires du plus mauvais effet. Certes, des Giraudoux, Colette, Cocteau, Morand, Paulhan et bien d’autres vont prêter leur plume sans états d’âme aux organes de la collaboration parisienne, etc. » (1) Je ne pense donc pas avoir fait preuve de complaisance à l'égard de Youenn Drezen. Mais plutôt que d'effacer toute trace de sa mémoire dans sa ville natale, ne serait-il pas souhaitable de nommer un lieu « Itron Varia Garmez », roman emblématique de Pont-l'Abbé ?
(1) Les articles dont je parle sont ceux publiés par Drezen dans L'Heure Bretonne, signés Tin Gariou ou Corentin Cariou. Je n'avais pas retenu celui, détestable, sur "L'étoile jaune", paru dans Arvor, car il n'était pas signé. 
Ajouté le 5 janvier. N'ayant lu que Ouest-France, je n'avais pas connaissance du compte-
rendu de la séance du Conseil municipal fait par le journal Le Télégramme, qui cite deux déclarations du maire de Pont-l'Abbé : "Des travaux universitaires ont démontré qu'il a collaboré pendant la guerre en participant à la dénonciation", puis : "Youenn Drezen a balancé des gens sous une fausse identité. Ces gens ne sont jamais rentrés chez eux." L'accusation est des plus graves et l'argument particulièrement spécieux car si c'est ce à quoi pense le maire, il tend à faire l'amalgame entre des articles de L'Heure Bretonne, que Drezen signait de son pseudonyme "Tin  Gariou", où il désigne une catégorie de personnes (délit d'opinion), avec des résistants ou des Juifs en particulier, qui ont été dénoncés puis arrêtés et déportés par les Allemands vers des camps dont ils ne sont jamais revenus. Comme c'est le cas justement des deux jeunes fils d'Auguste Dupouy, dont la rue donne sur celle de Drezen. Lorsque l'on traite de cette période dramatique de l'épuration, les mots ont un sens : un délateur était traduit devant la Cour de justice, son dossier n'était pas classé sans suite. Par souci de vérité historique, le maire de Pont-l'Abbé se doit de nous dire d'où il tient son information d'un Drezen délateur et surtout qu'il nous révèle le nom des patriotes ou des Juifs, dénoncés par lui à la police de Vichy ou à la Gestapo.