Gustave Hervé, avant de virer au brun via le pacifisme, a écrit à propos
d'Antée d'Ivan Gouesnon [C’est-à-dire Erwan Gouesnou, pseudonyme d’Émile
Masson)] en septembre 1912 : « Ce qu'il y a de curieux dans le mouvement
que je signale, c'est qu'il part [...] d'un milieu anticlérical, démocratique
et socialiste. » (Émile Masson, Les Bretons et le socialisme, édition de
Jean-Yves Guiomar, Paris, Maspéro, 1972, p. 77.) Ce mouvement est ce qu'on
appelle le mouvement breton, Emsav.
Ce triple ancrage identitaire anticlérical, démocratique et socialiste (au
sens historique) n'a jamais été véritablement promu depuis
l'entre-deux-guerres, lorsque l'Emsav étouffe sous la mainmise des chemises
noir et blanc frappées de l'hermine carnassière pro-national-socialiste. Après
le De propaganda fide, le Propagandastaffel. Même un Romain Rolland apprend la
nouvelle de sa petite maison de Vézelay : « La nouvelle lancée par des
feuilles allemandes pour les soldats (1), qu'un gouvernement de Bretagne indépendant
venait d'être institué, est démentie – avec ménagement, – par la
Kommandantur allemande, à la radio. » (Romain Rolland, Journal de Vézelay
1938-1944, 27 juillet 1940, p. 463.)
Outre la relégation du Mouvement rembruni durant les décennies qui suivent
la Libération et le poids d'infâmie qui pèse toujours sur lui pour cause
de flottement institué, l'oubli de son ADN anticlérical, démocratique et
socialiste laisse la voie libre à l'argumentation crédulitaire la
plus plate. Il faut donc, hélas, nommer Philippe Abjean, ce « philosophe »
qui, comme on le lit dans ses fiches biographiques, pense la Bretagne en
visionnaire passéiste le plus lourdingue.
Crédit photo : Poher Hebdo |
Comme en 40, ça commence toujours bien : « Simplement, je crois que la
Bretagne a la capacité de faire entendre une voix de refus en valorisant
son histoire, sa culture, son âme propre. Et qu’à ce titre, elle peut faire
école et inciter d’autres cultures à refuser cette américanisation du
monde. » À l'époque, on disait : le judéo-communisme.
Et comme Pharaon et Obélix, le chantre du Puy-du-Faou y croit dur comme
pierre, puisque, non seulement, « il faut renouer avec une foi populaire,
relancer les pardons, les processions et faire redécouvrir la beauté des
cantiques et des bannières ». Mais surtout, il sème ses gros cailloux pour
les millénaires à venir, symétriques de ceux du passé où s'enracine sa chère
patrie. On a ainsi écopé de « la vallée des Saints » (à laquelle a échappé
Morley Troman, sculpteur de la Marc'harit en Tréduder) et ses grands nains du
jardin d'Eden-en-Armorique, et, nouveau projet néo-lithique, « StoneBreizh
» (stone, la pierre, en anglais d'Europe et non d'Amérique), « à savoir la
construction d’un cromlech revisité, plus important que celui de
Stonehenge outre-Manche, [qui] a pour ambition d’être un élément de
cristallisation de l’identité bretonne, en remontant au plus loin de
l’histoire. »
Le penseur du granit a-t-il fait tourner des tables sur une île d'exil ? «
Il s’agit de rappeler que nous sommes issus d’un âge immense…
», explique-t-il, de plus loin que les siècles donc, des millénaires.
Malheureusement, la tâche n'est pas aisée et ne se fait pas bâtisseur
de mégalithes qui veut, fût-il muni de grues de 40 tonnes. C'est ce qui
vient de se produire sur le chantier de Penn-Ar-Roz en Carhaix-Plouguer en ce
saint dimanche 3 juillet de l'an de grâce 2022. La pierre, comme le Breton, est
têtue et, comme l'ouvrier, elle sait briser ses chaînes. L'érection d'Abjean tourna court.
Cependant, tout n'est pas perdu. Nous approchons même de la libération de
l'âme bretonne. « Dans la nuit qui précédait le pardon de saint Laurent
[en Plouégat-Moysan], le dimanche suivant le 10 août, les pèlerins
accomplissaient à genoux le tour de la chapelle, puis passaient sous une
pierre creusée en forme de four, rappelant le supplice infligé à saint Laurent
[le curé de Cucugnan en a donné une idée]. Ensuite les hommes se
baignaient, nus, dans la source. Une fois rendus forts par l’eau froide, ils
participaient à des jeux de combats pour se réchauffer. » Quant aux
femmes, parité aidant (contrairement à ce que l'on entend dire), elles s'y
baignaient au lever du soleil « dans une tenue à peine moins légère que
celle des hommes », euphémise l'auteur du Guide de la Bretagne mystérieuse.
Interdiction fut faite en 1855 des coutumes de ces benandanti de Basse-Bretagne.
L'Église bombait le torse, ça missionnait, ça pardonnait tous azimuts. Alors,
au nom de la tradition, quelles pierres choisir ? les bien roides et
dressées ou les vulvaires en forme de bassin sacré ?
Qu'à cela ne tienne ! Et notre hussite des menhirs, qui a peut-être lu ce
qu'il faut de Joseph de Maistre, de prophétiser : « L’histoire de l’Église
montre que ce sont les humbles qui, à chaque fois, ont redressé l’Église quand
elle était à genoux. Ni les évêques, ni les cardinaux. L’Église doit être
à contre-temps au lieu d’épouser les modes de l’époque. »
1 - Verordnungsblatt des Befehlshaber der Bretagne "Journal officiel du gouverneur de Bretagne", 28e corps d'armée. Voir Les nationalistes bretons sous l'Occupation, p. 62-63, Kristian Hamon, 2001.
Kristian Hamon
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