mardi 28 avril 2015

Un journal clandestin rennais : « La Bretagne Enchaînée »

Comme le rappelle très justement Jacqueline Sainclivier dans son ouvrage sur la Résistance en Ille-et-Vilaine, jusqu’à la parution du premier numéro du journal La Bretagne Enchaînée, le 15 novembre 1941, la seule propagande clandestine écrite consistait essentiellement en tracts (notamment du Front National), papillons collés sur les murs, ou journaux parachutés depuis l’Angleterre.
Si l’histoire du journal clandestin La Bretagne Enchaînée, qui n’était en fait qu’une simple feuille imprimée recto-verso, est connue, il n’est pas inutile d’en rappeler la genèse. Á l’origine de cette publication on trouve trois groupes de résistants : deux à Rennes et un à Montfort-sur-Meu, qui agissaient chacun dans leur secteur de manière spontanée et sans aucune coordination. C’est à l’été 1941, que les chefs de ces petits groupes décidèrent de travailler ensemble à l’élaboration et à la diffusion de tracts. La rédaction des deux premiers est assurée par le professeur Victor Janton, puis imprimés sur une ronéo appartenant au docteur Joseph Lavoué, qui intègrera le réseau Johnny au mois d’octobre. La détention d’un seul de ces tracts vous envoyant immédiatement en prison, on comprendra aisément qu’il n’en subsiste aucun, hormis peut-être dans quelques dossiers d’archives de police. On sait qu’ils furent tirés à plusieurs milliers d’exemplaires et diffusés principalement sur Rennes par des étudiants et lycéens. C’est à la suite de ce deuxième tract que Victor Janton est arrêté le 29 août 1941 pour « propagande anti-nationale ». Le préfet d’Ille-et-Vilaine prononce alors un arrêt d’internement administratif d’un an au camp de Châteaubriant. Cette décision, publiée par L’Ouest-Éclair, va susciter une certaine émotion en ville car avant-guerre, Janton était un dirigeant de la section rennaise Parti Social Français (PSF), connu pour ses positions conservatrice et nationaliste.
L'Ouest-Eclair 13 septembre 1941
Janton arrêté, le groupe décide de passer de la confection de tracts à celle d’un journal appelé La Bretagne Enchaînée par le docteur Lavoué, qui fournit le papier. Les éditoriaux de la première page, ou « Chronique », sont rédigés par André Simon, Receveur municipal à la Mairie de Rennes, dont la fondée de pouvoir Léone Gérard, tape les stencils. Le docteur Lavoué et les étudiants (André Ménard, Louis et Pierre Normand, entre autres) ont en charge la rubrique locale au verso intitulée « Échos ». L’impression se fait soit à Rennes, chez le docteur Lavoué, soit à Montfort-sur-Meu, sur la ronéo de la mairie par Étienne Maurel, qui en est le secrétaire général.
Quatre exemplaires de La Bretagne Enchaînée sont connus : le N° 1 du 15 novembre 1941 ; le N° 2 du 1er décembre 1941 ; le N° 3 du 15 décembre 1941, et le N° 4 du 1er janvier 1942. Il y aurait eu un autre numéro le 15 janvier 1942, puis un autre au mois de février. Le tirage de ce journal clandestin, qualifié « d’organe gaulliste » par le préfet, oscillait entre 3 et 5 000 exemplaires. La diffusion est toujours assurée par des étudiants sur Rennes, mais aussi par des membres du groupe de résistance Maurel de Montfort-sur-Meu. Á la suite de l’arrestation de la plupart des membres de l’équipe, le journal va cesser de paraître. En effet, André Ménard est arrêté le 2 février 1942, ainsi que Louis Normand. Étienne Maurel est arrêté à son tour le 12 février, puis André Simon le 20 mars. Ce dernier sera libéré faute de preuves. Les autres mourront en déportation ou à Fresnes. Ces arrestations ne sont pas liées à la fabrication du journal, mais à un parachutage d’armes dans la région de Montfort-sur-Meu et une affaire de trahison à propos d’un poste émetteur installé chez Étienne Maurel.
Jusqu’à présent, seules les quatre feuilles recto de La Bretagne Enchaînée étaient visibles sur le site Gallica. Aucune reproduction du verso de ces feuilles qu’il suffisait pourtant de retourner. Peut-être a-t-on estimé qu’il n’était pas souhaitable de jeter ainsi en « pâture » les noms de commerçants ou notables rennais soupçonnés de collaboration par la Résistance. Ces « Échos », rédigés avec beaucoup d’humour, nous donnent un bref aperçu de ce qu’a pu être l’atmosphère de la vie rennaise sous l’Occupation en cette fin d’année 1941. La diffusion de ce journal hostile à l'Occupant mais aussi à Vichy n'est pas sans risque, à un moment ou l’Allemagne n’a jamais été aussi puissante.
Si La Bretagne Enchaînée était diffusée sur le département, elle l’était principalement à Rennes. Ce sont en effet des personnes bien connues des Rennais qui sont dénoncées : notables proches du régime de Vichy, professions libérales, dont beaucoup membres du groupe « Collaboration ». Les commerçants, soupçonnés à juste titre bien souvent, de profiter de la situation pour réaliser de bonnes affaires sont particulièrement ciblés. Et nous ne sommes qu’en 1941 ! Ces jeunes résistants ne peuvent imaginer les énormes profits que vont réaliser certaines entreprises ou industriels rennais jusqu’à la Libération : Constructions Tomine, Société L'Economique, Papeterie Bonnet-Dubost, Pelpel, Mayol-Arbona, etc.

La Bretagne Enchaînée N° 1 recto
La Bretagne Enchaînée N° 1 verso
Le N° 1 de La Bretagne Enchaînée parait donc le samedi 15 novembre 1941, soit quelques jours seulement après l’anniversaire de l’armistice dont le préfet, relayant les ordres de l’Occupant, a interdit toute manifestation publique. Malgré tout, et l’information ne figurera pas dans L’Ouest-Éclair, on s’en doute, La Bretagne Enchaînée signale que quelques « courageux garçons » ont accroché des drapeaux tricolores aux fils télégraphiques, à la grande satisfaction des « vrais Rennais » que le journal oppose à la « poignée de ratés » de la Collaboration. On remarquera ce conseil élémentaire de prudence concernant le repère de la « longueur d’onde interdite » en cas de confiscation du poste de TSF par les agents du commissaire spécial Morellon et de son collègue Piat, commissaire principal, chef des services de la Sûreté. Le commissaire Fernand Morellon, accusé d’avoir torturé des patriotes, fera l’objet d’un avis de recherche du 28 août 1944, alors qu’il est à Lyon, ville qui n’est pas encore libérée. Je n’ai pas réussi à trouver qui étaient ces deux femmes fusillées « secrétaires de l’UNC de Nantes ». L’Union Nationale des Combattants dont le président départemental est alors le docteur Patay. Comme beaucoup d’anciens combattants de sa génération, le docteur Patay, qui a perdu une jambe lors du conflit, est un maréchaliste bon teint. Les anciens Rennais qui l’ont connu le décrivent plutôt comme un brave type ne partageant pas les idées nazies et bien incapable de dénoncer qui que ce soit. La Bretagne Enchaînée informe donc ses lecteurs que le « petit Pierre Arthur », directeur de L’Ouest-Éclair, transformé en « L’Ouest-Hitler », a refusé la présidence, du groupe « Collaboration ». Ce qu’acceptera sans rechigner René Guillemot, propriétaire des Nouvelles Galeries. C’est le 16 novembre justement, qu’un des fondateurs de « Collaboration », le Rennais Alphonse de Châteaubriant, donnera une conférence au Théâtre municipal de la ville. Parmi les auditeurs présents ce dimanche, probablement quelques étudiants catholiques du « foyer Saint-Denis », situé rue des Dames, auxquels le journal conseille malicieusement de se méfier d’un certain « aumônier haut juché » qui n’était autre que l’abbé Armand Pocquet du Haut-Jussé. Épinglés eux-aussi : Roger Gobled, propriétaire de la librairie des Facultés, et Robert Cousin, le secrétaire général de la Préfecture.

La Bretagne Enchaînée N° 2 recto
La Bretagne Enchaînée N° 2 verso
Le N° 2 donne un savoureux compte-rendu de la conférence d’Alphonse de Châteaubriant avec une étonnante référence à Michel-Maurice Lévy, ce facétieux compositeur d’opérettes qui signait ses œuvres du pseudonyme « Bétove » ! On ne sait si le « Chateaubriand aux pommes » était au menu, mais le « croque-mort du verbe » dinera le soir même au restaurant La Chope, dont il signera le livre d’or. Le préfet François Ripert, rebaptisé « Ripertrop », était-il présent ce soir-là ? L’Ouest-Éclair affirme que oui, alors que pour La Bretagne Enchaînée il s’était fait représenté. Quoi qu’il en soit, nos étudiants chroniqueurs semblent mieux informés sur le « Siegfried » de cette épouse d’un « garagiste connu » de la ville, ou sur cette pharmacienne de la place de Bretagne et son « Serin » de mari. Tout en précisant qu’il fait bien la distinction « entre un Morellon et un brave agent de police » ou « entre un Métayer qui sert à quatre pattes et les commerçants corrects » le journal demande à ses lecteurs de ne plus porter leur argent « aux Collaborateurs de l’Ennemi. Une première liste vous sera bientôt fournie ».

La Bretagne Enchaînée N° 3 recto
La Bretagne Enchaînée N° 3 verso
Le N° 3 propose effectivement une rubrique intitulée « Collaboration » en dénonçant un certain « sieur Duprez, Président de la Société Rennaise d’escrime », décrit dans des termes que l’on s’attendrait à trouver plutôt dans la presse collaborationniste de l’époque que dans un organe de la Résistance : « Cette galanterie qui sent encore son ghetto (…) remarquer son nez racial ! » Vient ensuite une liste de « Collaborateurs de l’ennemi » dont quelques-uns « pris dans le monde des commerçants ». Dans ce contexte de pénurie et de privations de toute sorte, les Rennais nourrissaient un fort ressentiment contre les « profiteurs » et autres commerçants qui ne semblaient pas souffrir particulièrement de l’Occupation. Bien au contraire. Parmi ces commerçants désignés à la population, tous n’étaient pas des « collabos », loin s'en faut. Bon nombre d’entre eux seront disculpés ou leurs dossiers classés sans suite à la suite des enquêtes effectuées à la Libération. Un William Bessec, qui possède trois magasins de chaussures, par ailleurs Président du comptoir d’achat de la chaussure de France, et du Syndicat des détaillants de chaussures de Bretagne, membre du conseil d’administration de la banque de France de Rennes, réagit aux accusations portées contre lui : « Si mon nom a été inséré dans La Bretagne Enchainée, je crois que c’est l’objet d’une vengeance de la part de clients mécontents ou de gens jaloux ». Si le commissaire chargé de l’enquête relève que Bessec « Ne jouit pas de l’estime de ses collègues qui le considère comme un homme désirant s’approprier le monopole de son commerce à Rennes », il conclura que « L’enquête n’établit pas de façon certaine que pendant l’occupation M. Bessec commit des actes contre son pays. » L’affaire sera classée sans suite « Faute de charges suffisantes ». Il faut croire que l’expression ne choquait pas grand monde à l’époque, car c’est bien sous le terme de « Métèques » que La Bretagne Enchaînée désigne ensuite des commerçants d’origine espagnole, italienne ou juive installés à Rennes. 

La Bretagne Enchaînée N° 4 recto
La Bretagne Enchaînée N° 4 verso
Après avoir conclu sa Chronique par ses vœux de « Courage et Espérance », le N° 4 de La Bretagne Enchaînée signale à ses lecteurs qu’un certain M. Paris, professeur à la faculté de droit, offre une récompense de 1 000 francs à qui désignera l’auteur d’un article probablement désobligeant à son égard. D’après le journal, il s’agit de M. Duffieux, professeur à la faculté des sciences. Une nouvelle liste de « Collaborateurs » dans la médecine et le Barreau est publiée puis un astucieux découpage de papillons de propagande franciste. Plus tard, le 10 juillet 1942, les docteurs Tizon, Perquis, Doisy, Massot, et l'avocat Perdriel-Vaissière installeront le Comité des Amis de la LVF.
Ainsi s’arrête la brève existence de ce modeste journal clandestin, dont la plupart des rédacteurs, diffuseurs ou résistants du groupe Maurel seront arrêtés puis déportés. Très peu reviendront des camps nazis.
Pour plus d'informations sur l'histoire de ce groupe voir le site http://memoire-de-guerre.blogspot.fr/