Comme le rappelle très justement
Jacqueline Sainclivier dans son ouvrage sur la Résistance en Ille-et-Vilaine,
jusqu’à la parution du premier numéro du journal La Bretagne Enchaînée, le 15 novembre 1941, la seule propagande
clandestine écrite consistait essentiellement en tracts (notamment du Front
National), papillons collés sur les murs, ou journaux parachutés depuis
l’Angleterre.
Si l’histoire du journal clandestin La Bretagne Enchaînée, qui n’était en fait qu’une simple feuille
imprimée recto-verso, est connue, il n’est pas inutile d’en rappeler la genèse.
Á l’origine de cette publication on trouve trois groupes de résistants :
deux à Rennes et un à Montfort-sur-Meu, qui agissaient chacun dans leur secteur
de manière spontanée et sans aucune coordination. C’est à l’été 1941, que les
chefs de ces petits groupes décidèrent de travailler ensemble à l’élaboration
et à la diffusion de tracts. La rédaction des deux premiers est assurée par le
professeur Victor Janton, puis imprimés sur une ronéo appartenant au docteur
Joseph Lavoué, qui intègrera le réseau Johnny au mois d’octobre. La détention
d’un seul de ces tracts vous envoyant immédiatement en prison, on comprendra aisément
qu’il n’en subsiste aucun, hormis peut-être dans quelques dossiers d’archives
de police. On sait qu’ils furent tirés à plusieurs milliers d’exemplaires et
diffusés principalement sur Rennes par des étudiants et lycéens. C’est à la
suite de ce deuxième tract que Victor Janton est arrêté le 29 août 1941 pour
« propagande anti-nationale ». Le préfet d’Ille-et-Vilaine prononce
alors un arrêt d’internement administratif d’un an au camp de Châteaubriant.
Cette décision, publiée par L’Ouest-Éclair,
va susciter une certaine émotion en ville car avant-guerre, Janton était un
dirigeant de la section rennaise Parti Social Français (PSF), connu pour ses
positions conservatrice et nationaliste.

Janton arrêté, le groupe décide
de passer de la confection de tracts à celle d’un journal appelé La Bretagne Enchaînée par le docteur
Lavoué, qui fournit le papier. Les éditoriaux de la première page, ou « Chronique »,
sont rédigés par André Simon, Receveur municipal à la Mairie de Rennes, dont la
fondée de pouvoir Léone Gérard, tape les stencils. Le docteur Lavoué et les
étudiants (André Ménard, Louis et Pierre Normand, entre autres) ont en charge la rubrique
locale au verso intitulée « Échos ». L’impression se fait soit
à Rennes, chez le docteur Lavoué, soit à Montfort-sur-Meu, sur la ronéo de la mairie
par Étienne Maurel, qui en est le secrétaire général.
Quatre exemplaires de La Bretagne Enchaînée sont connus :
le N° 1 du 15 novembre 1941 ; le N° 2 du 1er décembre
1941 ; le N° 3 du 15 décembre 1941, et le N° 4 du 1er janvier
1942. Il y aurait eu un autre numéro le 15 janvier 1942, puis un autre au mois
de février. Le tirage de ce journal clandestin, qualifié « d’organe
gaulliste » par le préfet, oscillait entre 3 et 5 000 exemplaires. La
diffusion est toujours assurée par des étudiants sur Rennes, mais aussi par des
membres du groupe de résistance Maurel de Montfort-sur-Meu. Á la suite de
l’arrestation de la plupart des membres de l’équipe, le journal va cesser de
paraître. En effet, André Ménard est arrêté le 2 février 1942, ainsi que Louis
Normand. Étienne Maurel est arrêté à son tour le 12 février, puis André Simon
le 20 mars. Ce dernier sera libéré faute de preuves. Les autres mourront en
déportation ou à Fresnes. Ces arrestations ne sont pas liées à la fabrication du
journal, mais à un parachutage d’armes dans la région de Montfort-sur-Meu et
une affaire de trahison à propos d’un poste émetteur installé chez Étienne
Maurel.
Jusqu’à présent, seules les
quatre feuilles recto de La Bretagne
Enchaînée étaient visibles sur le site Gallica. Aucune reproduction du
verso de ces feuilles qu’il suffisait pourtant de retourner. Peut-être a-t-on estimé qu’il
n’était pas souhaitable de jeter ainsi en « pâture » les noms de
commerçants ou notables rennais soupçonnés de collaboration par la Résistance. Ces
« Échos », rédigés avec beaucoup d’humour, nous
donnent un bref aperçu de ce qu’a pu être l’atmosphère de la vie rennaise sous
l’Occupation en cette fin d’année 1941. La diffusion de ce journal hostile à l'Occupant mais aussi à Vichy n'est pas sans risque, à un moment ou l’Allemagne
n’a jamais été aussi puissante.
Si La Bretagne Enchaînée était diffusée sur le département, elle
l’était principalement à Rennes. Ce sont en effet des personnes bien connues
des Rennais qui sont dénoncées : notables proches du régime de Vichy,
professions libérales, dont beaucoup membres du groupe
« Collaboration ». Les commerçants, soupçonnés à juste titre bien
souvent, de profiter de la situation pour réaliser de bonnes affaires sont
particulièrement ciblés. Et nous ne sommes qu’en 1941 ! Ces jeunes
résistants ne peuvent imaginer les énormes profits que vont réaliser certaines
entreprises ou industriels rennais jusqu’à la Libération : Constructions Tomine, Société L'Economique, Papeterie Bonnet-Dubost, Pelpel, Mayol-Arbona, etc.
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La Bretagne Enchaînée N° 1 recto |
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La Bretagne Enchaînée N° 1 verso |
Le N° 1 de La Bretagne Enchaînée parait donc le samedi 15 novembre 1941, soit
quelques jours seulement après l’anniversaire de l’armistice dont le préfet,
relayant les ordres de l’Occupant, a interdit toute manifestation publique. Malgré
tout, et l’information ne figurera pas dans L’Ouest-Éclair,
on s’en doute, La Bretagne Enchaînée signale
que quelques « courageux garçons » ont accroché des drapeaux
tricolores aux fils télégraphiques, à la grande satisfaction des « vrais
Rennais » que le journal oppose à la « poignée de ratés » de la
Collaboration. On remarquera ce conseil élémentaire de prudence concernant le
repère de la « longueur d’onde interdite » en cas de confiscation du
poste de TSF par les agents du commissaire spécial Morellon et de son collègue
Piat, commissaire principal, chef des services de la Sûreté. Le commissaire
Fernand Morellon, accusé d’avoir torturé des patriotes, fera l’objet d’un avis
de recherche du 28 août 1944, alors qu’il est à Lyon, ville qui n’est pas
encore libérée. Je n’ai pas réussi à trouver qui étaient ces deux femmes
fusillées « secrétaires de l’UNC de Nantes ». L’Union Nationale des
Combattants dont le président départemental est alors le docteur Patay. Comme
beaucoup d’anciens combattants de sa génération, le docteur Patay, qui a perdu
une jambe lors du conflit, est un maréchaliste bon teint. Les anciens Rennais
qui l’ont connu le décrivent plutôt comme un brave type ne partageant pas les
idées nazies et bien incapable de dénoncer qui que ce soit. La Bretagne Enchaînée informe donc ses
lecteurs que le « petit Pierre Arthur », directeur de L’Ouest-Éclair, transformé en « L’Ouest-Hitler », a refusé la
présidence, du groupe « Collaboration ». Ce qu’acceptera sans
rechigner René Guillemot, propriétaire des Nouvelles Galeries. C’est le 16
novembre justement, qu’un des fondateurs de « Collaboration », le
Rennais Alphonse de Châteaubriant, donnera une conférence au Théâtre municipal
de la ville. Parmi les auditeurs présents ce dimanche, probablement quelques
étudiants catholiques du « foyer Saint-Denis », situé rue des Dames, auxquels
le journal conseille malicieusement de se méfier d’un certain « aumônier haut
juché » qui n’était autre que l’abbé Armand Pocquet du Haut-Jussé.
Épinglés eux-aussi : Roger Gobled, propriétaire de la librairie des
Facultés, et Robert Cousin, le secrétaire général de la Préfecture.
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La Bretagne Enchaînée N° 2 recto |
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La Bretagne Enchaînée N° 2 verso |
Le N° 2 donne un savoureux
compte-rendu de la conférence d’Alphonse de Châteaubriant avec une étonnante
référence à Michel-Maurice Lévy, ce facétieux compositeur d’opérettes qui signait
ses œuvres du pseudonyme « Bétove » ! On ne sait si le
« Chateaubriand aux pommes » était au menu, mais le
« croque-mort du verbe » dinera le soir même au restaurant La Chope,
dont il signera le livre d’or. Le préfet François Ripert, rebaptisé
« Ripertrop », était-il présent ce soir-là ? L’Ouest-Éclair affirme que oui, alors
que pour La Bretagne Enchaînée il
s’était fait représenté. Quoi qu’il en soit, nos étudiants chroniqueurs
semblent mieux informés sur le « Siegfried » de cette épouse d’un
« garagiste connu » de la ville, ou sur cette pharmacienne de la
place de Bretagne et son « Serin » de mari. Tout en précisant qu’il
fait bien la distinction « entre un Morellon et un brave agent de
police » ou « entre un Métayer qui sert à quatre pattes et les
commerçants corrects » le journal demande à ses lecteurs de ne plus porter
leur argent « aux Collaborateurs de l’Ennemi. Une première liste vous sera
bientôt fournie ».
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La Bretagne Enchaînée N° 3 recto |
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La Bretagne Enchaînée N° 3 verso |
Le N° 3 propose effectivement une
rubrique intitulée « Collaboration » en dénonçant un certain « sieur
Duprez, Président de la Société Rennaise d’escrime », décrit dans des
termes que l’on s’attendrait à trouver plutôt dans la presse collaborationniste
de l’époque que dans un organe de la Résistance : « Cette galanterie
qui sent encore son ghetto (…) remarquer son nez racial ! » Vient
ensuite une liste de « Collaborateurs de l’ennemi » dont quelques-uns
« pris dans le monde des commerçants ». Dans ce contexte de pénurie
et de privations de toute sorte, les Rennais nourrissaient un fort ressentiment
contre les « profiteurs » et autres commerçants qui ne semblaient pas
souffrir particulièrement de l’Occupation. Bien au contraire. Parmi ces
commerçants désignés à la population, tous n’étaient pas des
« collabos », loin s'en faut. Bon nombre d’entre eux seront disculpés ou leurs
dossiers classés sans suite à la suite des enquêtes effectuées à la Libération.
Un William Bessec, qui possède trois magasins de chaussures, par ailleurs Président
du comptoir d’achat de la chaussure de France, et du Syndicat des détaillants
de chaussures de Bretagne, membre du conseil d’administration de la banque de
France de Rennes, réagit aux accusations portées contre lui : « Si
mon nom a été inséré dans La Bretagne
Enchainée, je crois que c’est l’objet d’une vengeance de la part de clients
mécontents ou de gens jaloux ». Si le commissaire chargé de l’enquête
relève que Bessec « Ne jouit pas de l’estime de ses collègues qui le
considère comme un homme désirant s’approprier le monopole de son commerce à
Rennes », il conclura que « L’enquête n’établit pas de façon certaine
que pendant l’occupation M. Bessec commit des actes contre son pays. »
L’affaire sera classée sans suite « Faute de charges suffisantes ». Il
faut croire que l’expression ne choquait pas grand monde à l’époque, car c’est
bien sous le terme de « Métèques » que La Bretagne Enchaînée désigne ensuite des commerçants d’origine
espagnole, italienne ou juive installés à Rennes.
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La Bretagne Enchaînée N° 4 recto |
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La Bretagne Enchaînée N° 4 verso |
Après avoir conclu sa Chronique
par ses vœux de « Courage et Espérance », le N° 4 de La Bretagne Enchaînée signale à ses
lecteurs qu’un certain M. Paris, professeur à la faculté de droit, offre une
récompense de 1 000 francs à qui désignera l’auteur d’un article
probablement désobligeant à son égard. D’après le journal, il s’agit de M.
Duffieux, professeur à la faculté des sciences. Une nouvelle liste de
« Collaborateurs » dans la médecine et le Barreau est publiée puis un
astucieux découpage de papillons de propagande franciste. Plus tard, le 10 juillet 1942, les docteurs Tizon, Perquis, Doisy, Massot, et l'avocat Perdriel-Vaissière installeront le Comité des Amis de la LVF.
Ainsi s’arrête la brève existence
de ce modeste journal clandestin, dont la plupart des rédacteurs, diffuseurs ou
résistants du groupe Maurel seront arrêtés puis déportés. Très peu reviendront
des camps nazis.
Pour plus d'informations sur l'histoire de ce groupe voir le site http://memoire-de-guerre.blogspot.fr/
Pour plus d'informations sur l'histoire de ce groupe voir le site http://memoire-de-guerre.blogspot.fr/