mardi 18 octobre 2022

Une étonnante lettre de Youenn Gwernig

 


Quatre-vingt ans après les faits, il m'a semblé qu'il était temps de livrer cette étonnante lettre de Youenn Gwernig (1925-2006), reçue il y a une vingtaine d'années, peu de temps après la parution de mon premier livre, Les nationalistes bretons sous l'Occupation. Son père, Jules Guernic, était responsable de la section de Scaër du Parti National Breton (PNB), qui n'a jamais déployé une grande activité. Je savais que Youenn Gwernig avait fait un bref passage au PNB, mais nous n'avions jamais évoqué cette période auparavant. Il est vrai que je n'ai commencé mes recherches que bien tardivement, des années après notre rencontre au début des années 70. Et pour ceux qui l'ont bien connu, on imagine mal le "grand Youenn" accepter de vivre sous le régime nazi ! 

La réaction du jeune Gwernig, acquis à la cause bretonne, mais qui n'éprouve aucune sympathie pour l'occupant, et qui voulait "flinguer" l'assassin de l'abbé Perrot, abattu en plein jour le 12 décembre 1943 à Scrignac, est tout à fait révélatrice de l'émotion considérable suscitée alors par ce crime au sein du mouvement breton. Comme quelques jeunes, voire très jeunes nationalistes bretons : lycéens, étudiants ou même séminaristes, voulant "venger" l'abbé, Youenn Gwernig, alors âgé de 18 ans, aurait tout aussi bien pu s'engager au Bezen. Il ne le fera pas. Grand bien lui en a pris. Si le noyau dur du Bezen Perrot, les "celticards" sous l'emprise de Célestin Lainé et totalement acquis à l'idéologie national-socialiste, se sont largement compromis aux côtés des Allemands lors des opérations de répression contre la Résistance, avant de prendre la fuite en Allemagne puis d'être condamnés à mort par contumace ou aux travaux forcés à perpétuité (1), les motivations de ces nouvelles recrues de 1944, le plus jeune avait 17 ans, sont plus complexes qu'il n'y paraît. Incontestablement, le crime de Scrignac a été l'élément déclencheur le plus souvent avancé lors de leurs interrogatoires. A l'origine, d'après eux, l'objectif du Bezen était de protéger les nationalistes bretons menacés par la Résistance. Entraînés dans une spirale infernale qu'il ne maîtrisaient pas, ils vont vite déchanter et n'imaginaient pas servir de supplétifs à la police allemande, quoique bon nombre d'entre-eux n'ont jamais quitté leur cantonnement rennais, ni même porté l'uniforme allemand ou tiré un seul coup de feu. C'est lors du départ de Rennes vers l'Allemagne, le 4 août 1944, que l'occasion leur sera donnée de pouvoir déserter en cours de route, pour être ensuite traduits devant une Cour de justice qui ne fera pas preuve d'une répression tragique ou d'un acharnement particulier à leur égard. L'un d'eux ayant même été acquitté pour avoir "agi sans discernement". Cela n'excuse en rien leur choix et leurs actes, bien évidemment, alors que d'autres garçons et filles de leur âge rejoignaient la Résistance pour se faire tuer ou déporter.



"Youenn Gwernig. Locmaria-Berrien le 5 février 2001

Cher Kristian Hamon,

Je ne sais pas s'il s'agit du même K.H., le mien s'appelle Christian et habite Rennes. Il a été dans le temps très actif dans le PCB avec Gefflot (2). Bon. Dans le doute, je te tutoie.

A l'arrivée des Allemands, j'ai démissionné du PNB (j'avais 17 ans) pour incompatibilité d'humeur avec les occupants.

J'habitais Scaër. Quelques années plus tard, vers 1943, j'ai rencontré un copain, François Kersulec (qu'on  appelait Soaïk). Il était le chef de la cellule PCF de Scaër, j'en avais rien à foutre, c'était un copain

- C'est toi qui a tué Perrot, si c'est vrai je te flingue (à l'époque on ne s'emmerdait pas pour ça!).

- Je sais qui sait, mais ce n'est pas moi. Moi c'est Bricler (3), à Quimper. Le marchand de crêpes dentelles.

- Ah bon, un sacré carton ! On a vu ça dans le journal.

Nous étions encore sous l'Occupation, pas question que je dénonce Soaïk, ça va pas, non ! Nous avions pas mal de conversations ensemble. A l'époque j'avais épluché le Capital de Karl Marx et je lui posait des colles ! "Sacré Breiz Atao, t'es pas si con que t'en as l'air... disait-il".

Après la guerre, Kersulec a émigré à Paris où il ouvrit un restaurant. Je l'ai perdu de vue, ayant moi aussi émigré aux États-Unis. Plus tard j'ai appris qu'il s'était suicidé.

Quant à Jean Thépaut (4), c'était lui aussi un copain de Scaër. Son père était cheminot là-bas mais il était originaire de Scrignac. Jean est mort d'un cancer à Morlaix où il était domicilié.

Peut-être que ça t'aideras à écrire la petite histoire ?

Kenavo Kristian, à bientôt peut-être.

A-greiz kalon. Youenn"

(1) Entre 35 et 40 hommes, la moitié des effectifs. Quelques-uns vont rester vivre en Allemagne sous une fausse identité, les autres s'exileront en Irlande ou en Amérique du Sud.

(2) Yann-Morvan Gefflot, fondateur du Parti Communiste Breton (PCB) avec Jean-Pierre Vigier. Avec Gefflot et d'autres camarades du PCB, nous étions à l'origine de Radio Télé Brezhoneg (RTB), fin des années 70, en soutien à Youenn Gwernig, qui refusait de payer sa redevance télévision face à l'indigence de la place de la langue bretonne sur FR3.

(3) Yann Bricler a été assassiné le 4 septembre 1943.

(4) Assassin présumé de l'abbé Perrot.

 

Dédicace de Youenn pour son livre La Grande Tribu, Grasset, 1982.

Traduction : "A Kristian Hamon

Encore  ensemble dans l’amour du pays et de ses habitants (son peuple/sa famille), même quand les choses ne vont pas bien droit (comme il faut, dans le bon sens) comme en ce moment.

De tout cœur,

Youenn Gwernig"

 

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