samedi 3 septembre 2022

Celtique ? À propos de Yannick Lecerf, Bretons et Celtes, 2017[1].

 


    
Yannick Lecerf n'a pas pu ne pas
être contacté pour rejoindre la commission scientifique de l'exposition pour cet ouvrage sous-titré: Quand le monde de l'archéologie s'interroge ou les incertitudes de la Celtitude. Ce en quoi consiste précisément la thèse de l'exposition. On peut aussi résumer ce texte comme un essai sur « l'excès de celtisme » (p. 170). Point trop n'en faut ? ou bien : basta, circulez, y'a rien à voir.

    La perspective de l'archéologue est celle de la longue durée. Le particularisme armoricain s'ancre dans le Néolithique, bien avant qu'on n'identifie en nommant. Côté problématique celtique, donc avant tout ethnographique, populationnel, tout commence tard, « entre 2000 ans avant notre ère et l'an 0 » (p. 15), c'est-à-dire les âges du Bronze puis du Fer, avant la période gallo-romaine. Les documents écrits provenant de cette dernière période, l'archéologue prend la place de l'historien et conclut au « flou entre les autochtones armoricains de l'Âge du Fer et les Celtes. » (p. 26)[2]

    Rappeler justement qu'« [...] il n'y a pas d'ethnie, ni de race celte, donc pas de caractère anthropologique » (p. 30) alors qu'il est question d'identité, c'est forcément déplacer le problème sur le plan culturel. Il s'agit donc d'une construction, il y a une histoire, comme le prouve l'apparition écrite, dans l'Antiquité, de l'entité nommée les Celtes (Keltoï en grec, Galli en latin) Lorsque Louise Michel s'empara d'un fusil, le 22 février 1871, contre le soldat qui la visait, elle remarqua ses yeux bleus et sa blonde tignasse de Breton : pour elle, c'était une brute qui avait la foi réactionnaire, mais la foi. Un stéréotype, spontané ? Elle n'oubliera jamais. Le soldat qui aurait pu mettre fin aux jours de Louise se sentait-il « Celte » ? Et parlait-il français ? Le cliché du Breton, en ces tragiques et stimulants lendemains de Sedan, c'est aussi bien celui du Versaillais que des boueux parqués « comme des troupeaux » (Tristan Corbière) dans le camp de Conlie.

    Pourtant l'archéologie peut, sans risque d'identitarisme, se charger de la notion et assumer une origine, quoique non fondatrice. Comment oublier la question linguistique ? Dans la section intitulée, mi-ironiquement, « Nos ancêtres les Celtes », Jean-Paul Demoule conclut par une relative coïncidence entre ces différentes sources d'informations, qui permet de considérer  que, dans cette zone géographique [de la Bohème au bassin Parisien], vivaient au Ve siècle avant notre ère des peuples parlant des langues celtiques ; et qu'une partie de ces populations migrèrent peu après vers le sud, avant de refluer ou d'être absorbés, et sans doute aussi vers les îles Britanniques, à une date qui reste cependant sujet à discussion. Les conquêtes romaines s'étendirent ensuite à la totalité de la zone de la culture de La Tène, où les langues celtiques disparurent peu à peu. Elles ne se maintinrent que dans les îles Britanniques [...] tandis que par un chemin inverse le breton prenait pied au Moyen âge en Bretagne à partir de l'Angleterre les langues celtiques [...] étant en position plus ou moins dominée par rapport à l'anglais ou au français[3].

    L'historiographie anglaise entérine ce que le vocabulaire latin a mis à disposition : plusieurs nations constituent le Royaume Uni. Or, il est évident que, pensé dans la langue française et ses institutions (pour ne pas parler de la Constitution), ce terme ne peut être invité dans le débat. Tout est affaire, après 1789, de province ou de région. On n'imagine pas un tournoi des Sept Nations, l'impétrante se nommant Bretagne. Ce n'est pas par esprit rétrograde que la question notionnelle est posée ici mais bien parce que les approches critiques de l'identité dite celtique, ou bretonne, évacuent d'emblée ce vocabulaire usité outre-Manche. La géo-hiérarchie mentale française implique une subalternisation des zones différentielles du territoire national. Aussi n'est-il pas étonnant que l'histoire du cliché celtique se fonde sur un travail de sociologie mené par une spécialiste de la communication, Catherine Bertho.

    Son approche devait être empruntée, cela ne fait aucun doute. En plein Celtic Revival (ou déjà sa gueule de bois ?), elle sonnait l'alarme des stéréotypes, des approximations, etc., tout ce qui nourrit les idéologies et débouche sur des slogans (étymologiquement, en gaélique d'Écosse, le cri de ralliement). Rien que de très salutaire. Mais quand la sociologie se mêle d'histoire, les choses peuvent vite s'embrouiller. Voici le terrain de prédilection de la doctorante : le siècle 01 des mass-médias plus la fondation républicaine de l'unité et de l'indivisibilité. On comprend qu'il s'agissait alors de créer une province de la République. La perspective de la sociologue était, d'emblée, faussée par le cadre chronologique de départ puisque sans antériorité historico-culturelle, à moins qu'on ne prenne son travail que pour ce qu'il est : une tranche d'analyse sociologique sur l'apparition post-Ancien Régime de stéréotypes culturels dans la littérature de voyage du XIXe siècle. Un chapitre, non exhaustif, de l'histoire des représentations. L'« invention » (si invention il y a, pour ne pas rappeler le sens du mot en archéologie) de la Bretagne ne date pas du XVIIIe siècle. Il faut, côté historiographie, remonter, au minimum, à la fin du XIVe siècle, avec des textes comme le Chronicon Briocensis, aux fondations grecque ou biblique et les recherches fantasmatiques, mais officialisées, sur les origines. Comme, par exemple, l'invention de cet Armoreus, fils d'Énée, et qui aurait fondé l'Armorique d'après le Normand Roch Le Baillif, médecin des Rohan-Guéméné en 1578. Le « mythe » celtique fait dès lors figure de réalité...

    Y. Lecerf reprend la chronologie Bertho. Pour lui, il est « indéniable que la moindre exploration des fondements de cette identité, assénée depuis le XVIIIe siècle, repose sur des bases bien fragiles. » (p. 137) En outre il le fait en archéologue, après avoir allégrement sauté de l'âge de Fer au siècle des Lumières. Côté argumentaire archéologique, on ne saurait mettre en doute les points clefs de son essai de vulgarisation : comment parler celtisme alors que la zone armoricaine (notons l'anachronisme épithétique qui réfère aux « quatre départements » du territoire breton (p. 95)[4]) ne présente pas les caractéristiques celtiques bien connues des grands oppida, des armes, des tombes à char, etc. Le « particularisme régional » de la période pré-gallo-romaine est donc bien affirmé. Et tout le monde s'accordera sur le fait que « les emprunts à la culture celte n'affirment en rien une relation génétique avec ces groupes migrants venus de l'est » (p. 61). Marie-Yvonne Daire, dans le chapitre « L'Armorique » du gros volume Les Celtes parle de la culture « celtoarmoricaine » pour désigner les « spécificités régionales très marquées »[5].

    Gaulois ou Celtes ? La différence n'est rien moins que claire depuis que l'on a pu territorialiser les Celtes (Hallstatt et La Tène) tout en remontant bien en-deçà, dessinant peu à peu (et c'est loin d'être fini) les cartes pré et protohistorique des mouvements de population et des aires culturelles à travers le continent européen. Or ces deux mots sonnent à nos oreilles chargés de la thématique héritée depuis trois siècles. Pourquoi sonnent-ils différemment à celles de nos voisins d'outre-Manche ? Faut-il ajouter un point d'interrogation au titre de l'ouvrage de Barry Cunliffe, The Ancient Celts, réédité en 2018, voire dé-nominer son dernier ouvrage, finaliste du prix du livre d'histoire 2022, Bretons and Britons. The fight for identity (2021) ?

    Dans son étude, Les Celtes, Histoire d'un mythe (2014), J.-L. Bruneaux parle d'« invention toujours renouvelée ». Après tout, puisque le spectre de l'identitarisme biologique est écarté, avec toutes ses tares idéologiques, pourquoi cette inventivité culturelle pose-t-elle tant problème ? Pourquoi exercer sur l'inconstance et le différentialisme narratifs une réflexion visant à en annuler le bien-fondé dès lors que ce différentialisme est partie intégrante des acquis de la science elle-même ? En effet, c'est la science qui est invoquée dans toute cette entreprise de déconstruction. Descartes au pays des Celtes, ces imaginatifs. Pour laisser quoi en fin de parcours ? Le doute sur l'emploi d'un terme qui est, scientifiquement, sujet à discussion ? Tout concept est instable. Ne parle-t-on pas de la paix alors que depuis des siècles on se demande en quoi elle consiste et que l'on cherche les lumières de ceux qui sont formés pour faire le contraire ? Certes il ne faut pas confondre l'histoire et la philosophie : ici, la dialectique, là, le scepticisme. C'est pourtant la science, dans quoi baigne l'archéologue déconstructeur de mythes, qui lui fait dater l'invention d'« une existence immatérielle : l'Âme » (p. 116)...

    Il y a une musique « celtique » (quoique, à en croire Lecerf, elle se joue à l'aide d'« instruments à vent rudimentaires », « basiques » (p. 93)), un festival « interceltique », des départements universitaires, etc. ? À la bonne heure ! Le prix de la débaptisation serait-il seulement (énorme et) financier ?


    Le vrai problème n'est pas tant d'inventer, d'imaginer une communauté, que de faire de cette invention, de cette imagination, une arme idéologique. Même les plus farouches opposants aux mythes nationaux peuvent fabriquer des récits fictifs, comme par exemple les contes, à travers lesquels s'identifie une communauté, fût-elle de taille réduite et éphémère. Mais de toute évidence leur usage ne dépassera pas tout de go le stade des pratiques de rêve éveillé enfantin. Toute communauté, originaire ou non, se construit à travers les mots. Mais qu'elle s'élabore, s'affirme grâce à eux en détruisant ses proches ou une partie des éléments qui la constituent, voilà qui prouve comme nocive toute pratique de ce genre. Le nationalisme se fonde aussi sur l'affirmation d'une supériorité narrative, laquelle, suivant les circonstances historiques et les caractères individuels, finit par tomber dans la violence institutionnalisée. L'« invention de la Bretagne » a suivi ce cours chez certains aux lendemains de la Première Guerre mondiale. Il faut tout faire pour s'opposer aux dérives meurtrières. Mais je n'ai pas l'impression que la bannière « Celtisme[6] » présente de grands dangers de ce côté. Le flou ethnique est un fait scientifique ; le flou culturel, ce bouillon, est une sauvegarde, un antidote, comme l'on voudra. Il peut nourrir favorablement des projets de toute espèce tout en s'éployant à travers un espace atlantique multinational dans une Europe démocratique.

Arc Atlantique : celtique ? Capture d'écran du 11 septembre

 



[1] Le 22.8.22 il était au Pléneuf-Val-André pour la journée L'arrivée des Britons en Armorique, aux côtés, entre autres, de J.-J. Monnier et de Philippe Abjean. Les deux sont intervenus sur le thème « Pourquoi avons-nous besoin de légendes ? » Fut-ce une intervention stéréo dans le genre hugolien, celui qui y croyait, celui qui n'y croyait pas? La municipalité publiera-t-elle des actes ?

[2] Pour cette approche archéologique, son travail a l'air plus sérieux que ce qui a été proposé dans le cadre d'une exposition à Quimper (voir https://www.breizh-info.com/2017/08/18/75788/insolite-migrants-bretons-ont-colonise-larmorique/).

[3] Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens ?, Seuil, 2014, p. 455-6.

[4] Suivant la géographie du C.N.R.S. ?

[5] Marie-Yvonne Daire, « L'Armorique », in Les Celtes, Bompiani, 1991, p. 237-8.

[6] Géographiquement, l'aire va de l'Écosse au Portugal (l'oublié, au sud de la Galice, avec laquelle il partage une même origine linguistique). Peut-être un jour l'Islande aussi (mélange d'Irlandais et de Scandinaves), après le Portugal, revendiquera-t-elle sa place quai des Indes ?

Précision : en fait, Yannick Lecerf, aux côtés duquel j'étais au salon du livre de Vannes le 12 juin dernier, m'avait bien informé qu'il n'avait jamais été contacté par le Musée de Bretagne au sujet de cette exposition (ou plutôt démonstration), à mon grand étonnement. 

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