« De caractère expansif, Lucienne s’est de
bonne heure affranchie de toute autorité pour mener joyeuse vie et fréquenter
des établissements de plaisir », conclut l’inspecteur de police René
Decordey, au terme d’une enquête sur le comportement d’une jeune Rennaise sous
l’Occupation. Si cette affaire, qui relève de la Chambre civique et non de la
Cour de justice, n’est pas la plus grave parmi les dossiers de l’épuration,
elle pose la question des limites de la compromission avec l’occupant ou une
organisation collaborationniste dans l’exercice d’une fonction, fût-elle
simplement administrative.
Après
avoir obtenu un CAP de sténo-dactylo Lucienne, qui est née en 1920, décroche en
1936 un premier emploi à l’Imprimerie Commerciale de l’Ouest, rue du Pré-Botté,
où elle reste une année. Elle entre ensuite aux établissements Leseur,
boulevard Villebois-Mareuil, dont elle démissionne pour suivre ses parents, réfugiés
à Chanteloup après le bombardement du 17 juin 1940, leur domicile étant situé
non loin de la plaine de Baud. Son père est alors maçon dans l’entreprise de
François Château, le maire de Rennes. A la fin de l’année, grâce à sa sœur qui
y travaille déjà, elle entre aux Magasins Modernes, rue Le Bastard, mais là
encore pour peu de temps.
En
effet, au mois de janvier 1941, après avoir répondu à une annonce parue dans L’Ouest-Éclair, Lucienne est recrutée
par l’Agence Française d’Information de Presse (AFIP), qui occupe les bureaux
de la Propagandastaffel au 1, quai Lamennais : « Nous étions directement sous les ordres des Allemands de la Propagandastaffel.
Mes camarades au nombre de six et moi-même étions chargées de retransmettre aux
journaux locaux, après avoir été soumises à la censure allemande, les nouvelles
reçues de Paris par téléphone ou téléscripteur. »
En 1942,
son fiancé « de situation très aisée »
insiste pour que Lucienne quitte ses fonctions car ils doivent se marier très
prochainement. Ce qu’elle fait au mois de juin 1942. Malheureusement, les
parents du fiancé s’opposent au mariage en raison de sa situation « moins favorisée ». Interrogée le 22
août 1945, elle explique que : « Cette
rupture provoqua en grande partie les événements ultérieurs dont j’ai
aujourd’hui à répondre. »
Émile Schwaller |
Pendant
près d’une année, Lucienne est sans emploi et vit chez ses parents, revenus à
Rennes. On la retrouve au mois d’avril 1943 comme dactylo au Secrétariat
Général à la Jeunesse, créé par Vichy en juillet 1940, et dont les bureaux sont
situés au 2, rue de Coëtquen. Son salaire mensuel est de 1 500 F, qu’elle trouve
: « nettement insuffisant ».
Lorsqu’elle fréquentait son fiancé, Lucienne avait fait la connaissance d’un
nommé Ussel, gérant du « Jockey Bar », rue Poullain-Duparc :
« Sachant le taux relativement bas
de mon salaire, il m’offrit en juin 1943 la place de serveuse dans un café dont
il allait assurer la gérance : le « Welcome » situé rue Nantaise
à Rennes. » L’établissement est essentiellement fréquenté par des
militaires allemands et une clientèle française, parmi laquelle un certain
Émile Schwaller, que l’on ne présente plus sur ce blog, dont Lucienne va faire
la connaissance. Si l’on en juge par ses revenus, elle semble posséder toutes
les qualités relationnelles qu’exige ce nouvel emploi : « Je me faisais une moyenne mensuelle de
5 000 F de pourboire ». Un jour, Schwaller lui demande si elle
connaissait une camarade dactylo sans travail : « Ma réponse fut négative mais j’avais appris
au cours de cette conversation qu’il était secrétaire départemental de la LVF. »
Alain de Saint-Méloir |
Au mois
d’août 1943, Lucienne tombe malade et doit quitter le « Welcome ».
Rétablie, elle se retrouve à nouveau sans travail, sa place au
« Welcome » étant prise par une autre fille. Elle rencontre alors
« par hasard » Schwaller au café de la Paix qui : « Informé de ma situation difficile, renouvela
sa demande du « Welcome ». Cette fois j’ai accepté. »
Schwaller la présente à Alain de Saint-Méloir, inspecteur régional de la Légion
des Volontaires Français contre le bolchevisme (LVF). Au mois de novembre 1943,
Lucienne prend ses nouvelles fonctions au secrétariat de la LVF, 9 rue
Nationale, avec un salaire mensuel de 2 000 F. Elle est chargée de fournir
toutes les informations nécessaires aux futurs légionnaires, solde, etc. Elle
se rend parfois au bureau des laissez-passer de la Feldkommandantur, dirigé par
le capitaine Kreutzberg, afin d’obtenir des titres de transport gratuit pour
les légionnaires qui doivent se rendre à la caserne de la LVF à Versailles. Les
locaux de la rue Nationale étant trop exigus, la LVF fait réquisitionner par
les Allemands un appartement de 7 à 8 pièces, situé au-dessus des galeries du
Théâtre et du « Grand Café Glacier ». Alain de Saint-Méloir et sa secrétaire, une
nommée « Lydia », s’y installent. Lucienne n’ayant aucun logement à
Rennes, sa famille étant de nouveau réfugiée à la campagne, elle profite de
cette réquisition pour faire intervenir Alain de Saint-Méloir auprès des
Allemands afin d’y occuper une chambre. Satisfaction lui est donnée et
Schwaller, profitant du même avantage, en obtient également une, contiguë à la
sienne : « C’est dans ces
circonstances que nous entretînmes durant un mois environ des relations très
intimes. » Lucienne n’y restera que quelques mois : « Depuis mon admission à la LVF, mes parents
et mes amis réprouvaient mon travail et m’invitèrent à quitter ce service.
Schwaller accepta ma démission fin mars 1944 », déclare-t-elle lors de
son interrogatoire. Lucienne livre à la police une douzaine de noms de
miliciens qu’elle a vus dans les bureaux, mais : « Les conversations importantes se déroulaient
au « Café National », situé en face de la permanence à proximité des
magasins Dewachter. » Il faut reconnaître que la fonction n’est pas
sans risque. Le 28 avril, vers 22 h 30, un attentat à l’explosif détruit le
siège de la LVF : « Le gardien
de la paix de service devant la permanence a été assailli vers 22 h 45 par six
jeunes armés. Trois d’entre eux, après l’avoir désarmé, l’ont obligé à les
suivre jusqu’aux abris de la place du Palais. Les trois autres, restés sur
place, ont posé une bombe de forte puissance devant la porte de la permanence.
De nombreuses vitrines de la rue ont été brisées. Après l’explosion, le gardien
de la paix a été relâché. » Après avoir quitté la LVF, Lucienne
déclare avoir cessé toute « relation suivie » avec Schwaller, mais il
lui arrive de prendre l’apéritif avec lui lorsqu’elle le rencontre dans la rue.
On ne
soulignera jamais assez la place essentielle qu’occupent les cafés dans
l’histoire de l’Occupation en France. Qui n’a pas en mémoire le café-restaurant
tenu par Léon Duchemin dans le film « Le Mur de l'Atlantique » ? Ceux de Rennes sont également les lieux de rendez-vous préférés
pour les « collabos » et autres indicateurs de tous poils mais aussi,
ce qui est moins prudent, pour des résistants. L’exemple le plus connu est
celui de Jean-Claude Camors, arrêté le 11 octobre 1943 au café de « L’Époque »,
on pourrait également citer l’arrestation des deux résistants brestois Ogor et
Auffret au « Restaurant des Bretons », avenue Janvier, ou bien encore le café de Mme Grévillon au 103, rue de Saint-Malo ou trois résistants furent arrêtés le 22 mai 1944. Deux vont s'enfuir, le troisième sera abattu. Toujours sans
travail, Lucienne consomme au « Café de la Marine » avec quelques
amis : « Schwaller, en uniforme
de milicien, accompagné de trois autres miliciens en uniforme, fait irruption
dans le café. Aussitôt j’ai pressenti qu’il venait en service, probablement
pour effectuer un contrôle d’identité. J’en ai d’ailleurs fait part à mes amis.
Le contrôle, suivi de deux ou trois arrestations a bien eu lieu. Au cours de
cette opération, je suis allée trouver Schwaller, non pour lui indiquer la
présence de réfractaires dans l’assistance, mais simplement pour lui demander
de l’essence qu’il devait à mon père. Ce geste a été interprété par de nombreux
consommateurs comme une dénonciation. Si j’avais été l’instigatrice de ces
arrestations, je n’aurais pas eu la maladresse d’aller converser avec
Schwaller, cette intervention me compromettait. D’ailleurs les jeunes gens qui
avaient été arrêtés furent relâchés le lendemain. »
Après
avoir quitté la LVF, Lucienne est présentée au chef de service de la
Propagandastaffel par Alain de Saint-Méloir, dont il semble très proche :
« En 1944, j’ai fait la connaissance
du lieutenant allemand à la Propagandastaffel, Slovenzick. J’ai tout de suite
sympathisé avec cet homme. Il est devenu pour moi un ami, en dehors de nos
questions de service. Il venait parfois chez moi et je lui donnais des leçons
de français », déclare de Saint-Méloir devant la Cour de Justice le 9 avril 1946. Au mois de mai 1944,
Lucienne réintègre donc la Propagandastaffel au quai Lamennais : « Mon travail consistait à expédier des tracts
allemands à des personnes dont les noms étaient relevés sur le Bottin. »
L’immeuble abrite également le siège du Rassemblement National Populaire
(RNP) : « Le 1er mai
1944, vers 23 h, le gardien de la paix Leroy, de garde devant le siège du RNP a
été brusquement assailli par un individu armé qui lui a volé son arme. Un homme
en fuite a été repéré quai Lamartine et rue d’Orléans par le gardien de la paix
Graland qui lui fait les sommations. L’homme se retourne et fait feu tuant le
gardien. Il n’a pas été retrouvé. »
Ce même
mois, une formation de la Milice Française, placée sous les ordres de Di
Constanzo, arrive à Rennes. D’après Lucienne, la secrétaire affectée à cette
unité ne l’ayant pas encore rejointe, Di Constanzo vint proposer au lieutenant
Schovensinck d’en prélever temporairement une de son service, en attendant
l’arrivée de la titulaire du poste : « Comme j’étais la dernière arrivée, je fus désignée. J’acceptais car on
me promit le même salaire avec, en plus, le droit d’aller à la cantine de la
Milice, et ceci gratuitement. Elle était située à l’Hôpital Psychiatrique dans
le même bâtiment qu’occupaient une centaine de miliciens. » Lucienne
travaille pour la Milice jusqu’à la fin du mois de juin, date d’arrivée de la
titulaire du poste, une certaine « Gisèle », qui arbore l’insigne
gamma : « Elle devint elle
aussi la maîtresse de Schwaller et se rendait souvent au casernement de la
Milice de Bretagne, route de Saint-Brieuc. Le chef de cette milice était un
noble, qui avait combattu avec Schwaller sur le front de l’Est, chargé du
commissariat aux questions juives. Je dois dire qu’une certaine rivalité
existait entre la Milice de Paris à Rennes casernée Boulevard de Strasbourg et
la Milice de Bretagne cantonnée route de Saint-Brieuc. La Milice de Paris ayant
été envoyée pour refreiner les exactions de la Milice de Schwaller. J’ai
entendu Di Constanzo dire qu’il aurait la peau de Schwaller car il faisait des
arrestations arbitraires. » Le « noble » en question est
Raymond du Perron de Maurin. Lucienne est formelle : « Mon travail était purement administratif. Je
n’ai jamais eu connaissance de documents intéressant les patriotes et je n’ai
jamais assisté aux interrogatoires de détenus. » Elle déclare ne pas
jouir de l’entière confiance de Di Constanzo, dont l’accès à son bureau lui
était interdit, et livre quelques noms de miliciens à la police.
A
nouveau sans travail, Lucienne décide d’aller en chercher à Paris et demande à
Di Constanzo de pouvoir utiliser la voiture qui avait amené sa
secrétaire : « Constanzo
accepta et me proposa, sachant que je n’avais aucune situation bien en vue à
Paris, d’entrer au service administratif de la région « Ile de
France » qui s’occupait des effectifs, de la comptabilité de la Milice
Française. Di Constanzo me remit même une lettre de recommandation pour le chef
de ce service, M. de Larivière. J’ai accepté et j’ai pris mes fonctions à Paris,
rue de Châteaudun. J’avais exactement les mêmes attributions qu’à Rennes. Là
non plus, je n’avais pas à connaître les agissements antipatriotiques de la
Milice. »
Le 10
août, quelques jours avant le repli général des miliciens de Paris, Lucienne
quitte la capitale : « Au
moment où j’ai quitté Paris, le service administratif préparait l’évacuation
des familles de miliciens et proposait au personnel masculin en poste à Paris
de fausses pièces d’identité. Certaines cartes d’identité, de couleur bleue,
étaient délivrées sous le timbre du commissariat de police de Roubaix. »
En compagnie d’une collègue de bureau, dont les parents habitent Nice, et de
trois miliciens qui avaient déserté de leur formation et volé une camionnette,
Lucienne prend la direction de la Côte d’Azur. Les fuyards n’iront pas très
loin. Le 15 août, ils sont arrêtés à Nevers par les Allemands qui découvrent
des armes cachées dans la voiture et ouvrent le feu. Un milicien est tué, un
autre grièvement blessé. Les deux femmes sont emmenées à la Feldkommandantur de
la ville pour contrôle de leur situation. Après huit jours de garde à vue,
elles réussissent à s’évader et prennent un train pour Moulins. La ville étant
libérée le 6 septembre par les FFI, les deux femmes sont arrêtées par la police
et détenues pendant quatre mois : « Interrogée, je leur ai dit que j’étais originaire de Rennes et que
j’avais travaillé à Paris dans un bureau de la Milice. Par contre, je n’ai
fourni aucun renseignement sur mon activité à Rennes, je ne fus d’ailleurs pas
interrogée sur ces faits. On me déclara simplement qu’une enquête serait faite
à Rennes. » A la suite d’un non-lieu prononcé par le juge
d’instruction de Moulins, Lucienne est libérée le 13 janvier 1945. Elle rentre
alors sur Paris où elle reste sans travailler jusqu’à son retour chez ses
parents à la Guimorais en Saint-Coulomb, où elle est arrêtée le 27 août 1945,
puis incarcérée à la Maison d’arrêt de Rennes.
Lors
d’un premier interrogatoire, elle déclare : « Je n’ai jamais dénoncé aucun Français aux
Allemands. Je n’ai jamais
fourni aucun renseignement à la LVF, à la Propagandastaffel, pas plus qu’à la
Milice. Je n’ai fait, dans ces différents services, qu’accomplir mon travail
d’employée de bureau ou de secrétaire. Je n’ai jamais assisté à aucun
interrogatoire. Ils avaient lieu au 1er étage de l’hôpital psychiatrique
et je travaillais au rez-de-chaussée. » De son bureau, Lucienne ne
pouvait pas ne pas entendre les tortures pratiquées au 1er étage par
les miliciens sur les résistants. Lors d’un second interrogatoire, le 3
septembre 1945, Lucienne déclare : « Je suis devenue de mœurs plus faciles à partir du moment où j’ai quitté
le bar le « Welcome », mais tient à préciser qu’elle :
« n’a jamais eu de relations intimes
avec un membre quelconque de l’armée allemande. »
La Milice à l'Hôpital Psychiatrique de Rennes |
2e Unité de marche de la Milice. On remarque l'écusson herminé sur le bras gauche |
Le 26
octobre 1945, Lucienne est condamnée à la dégradation nationale à vie, la
confiscation de ses biens et 20 ans d’interdiction de résidence par la Chambre
civique de Rennes. Cette affaire est curieuse. Lucienne a été condamnée par
contumace, donc en son absence, alors qu’elle était encore incarcérée le 3
septembre lors de son second interrogatoire. Que s’est-il passé ? Au mois
de janvier 1951, son avocat informe le procureur général que sa cliente avait
l’intention : « de purger sa
contumace dès son retour en France », lequel lui répond qu’à partir du 1er
février 1951, seul le Tribunal Militaire de Paris : « sera compétent pour connaître de cette voie
de recours. »
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