lundi 8 avril 2019

Lucienne, 1941-1945


« De caractère expansif, Lucienne s’est de bonne heure affranchie de toute autorité pour mener joyeuse vie et fréquenter des établissements de plaisir », conclut l’inspecteur de police René Decordey, au terme d’une enquête sur le comportement d’une jeune Rennaise sous l’Occupation. Si cette affaire, qui relève de la Chambre civique et non de la Cour de justice, n’est pas la plus grave parmi les dossiers de l’épuration, elle pose la question des limites de la compromission avec l’occupant ou une organisation collaborationniste dans l’exercice d’une fonction, fût-elle simplement administrative.
Après avoir obtenu un CAP de sténo-dactylo Lucienne, qui est née en 1920, décroche en 1936 un premier emploi à l’Imprimerie Commerciale de l’Ouest, rue du Pré-Botté, où elle reste une année. Elle entre ensuite aux établissements Leseur, boulevard Villebois-Mareuil, dont elle démissionne pour suivre ses parents, réfugiés à Chanteloup après le bombardement du 17 juin 1940, leur domicile étant situé non loin de la plaine de Baud. Son père est alors maçon dans l’entreprise de François Château, le maire de Rennes. A la fin de l’année, grâce à sa sœur qui y travaille déjà, elle entre aux Magasins Modernes, rue Le Bastard, mais là encore pour peu de temps.
En effet, au mois de janvier 1941, après avoir répondu à une annonce parue dans L’Ouest-Éclair, Lucienne est recrutée par l’Agence Française d’Information de Presse (AFIP), qui occupe les bureaux de la Propagandastaffel au 1, quai Lamennais : « Nous étions directement sous les ordres des Allemands de la Propagandastaffel. Mes camarades au nombre de six et moi-même étions chargées de retransmettre aux journaux locaux, après avoir été soumises à la censure allemande, les nouvelles reçues de Paris par téléphone ou téléscripteur. »
En 1942, son fiancé « de situation très aisée » insiste pour que Lucienne quitte ses fonctions car ils doivent se marier très prochainement. Ce qu’elle fait au mois de juin 1942. Malheureusement, les parents du fiancé s’opposent au mariage en raison de sa situation « moins favorisée ». Interrogée le 22 août 1945, elle explique que : « Cette rupture provoqua en grande partie les événements ultérieurs dont j’ai aujourd’hui à répondre. »
Émile Schwaller
Pendant près d’une année, Lucienne est sans emploi et vit chez ses parents, revenus à Rennes. On la retrouve au mois d’avril 1943 comme dactylo au Secrétariat Général à la Jeunesse, créé par Vichy en juillet 1940, et dont les bureaux sont situés au 2, rue de Coëtquen. Son salaire mensuel est de 1 500 F, qu’elle trouve : « nettement insuffisant ». Lorsqu’elle fréquentait son fiancé, Lucienne avait fait la connaissance d’un nommé Ussel, gérant du « Jockey Bar », rue Poullain-Duparc : « Sachant le taux relativement bas de mon salaire, il m’offrit en juin 1943 la place de serveuse dans un café dont il allait assurer la gérance : le « Welcome » situé rue Nantaise à Rennes. » L’établissement est essentiellement fréquenté par des militaires allemands et une clientèle française, parmi laquelle un certain Émile Schwaller, que l’on ne présente plus sur ce blog, dont Lucienne va faire la connaissance. Si l’on en juge par ses revenus, elle semble posséder toutes les qualités relationnelles qu’exige ce nouvel emploi : « Je me faisais une moyenne mensuelle de 5 000 F de pourboire ». Un jour, Schwaller lui demande si elle connaissait une camarade dactylo sans travail : « Ma réponse fut négative mais j’avais appris au cours de cette conversation qu’il était secrétaire départemental de la LVF. »
Alain de Saint-Méloir
Au mois d’août 1943, Lucienne tombe malade et doit quitter le « Welcome ». Rétablie, elle se retrouve à nouveau sans travail, sa place au « Welcome » étant prise par une autre fille. Elle rencontre alors « par hasard » Schwaller au café de la Paix qui : « Informé de ma situation difficile, renouvela sa demande du « Welcome ». Cette fois j’ai accepté. » Schwaller la présente à Alain de Saint-Méloir, inspecteur régional de la Légion des Volontaires Français contre le bolchevisme (LVF). Au mois de novembre 1943, Lucienne prend ses nouvelles fonctions au secrétariat de la LVF, 9 rue Nationale, avec un salaire mensuel de 2 000 F. Elle est chargée de fournir toutes les informations nécessaires aux futurs légionnaires, solde, etc. Elle se rend parfois au bureau des laissez-passer de la Feldkommandantur, dirigé par le capitaine Kreutzberg, afin d’obtenir des titres de transport gratuit pour les légionnaires qui doivent se rendre à la caserne de la LVF à Versailles. Les locaux de la rue Nationale étant trop exigus, la LVF fait réquisitionner par les Allemands un appartement de 7 à 8 pièces, situé au-dessus des galeries du Théâtre et du « Grand Café Glacier ».  Alain de Saint-Méloir et sa secrétaire, une nommée « Lydia », s’y installent. Lucienne n’ayant aucun logement à Rennes, sa famille étant de nouveau réfugiée à la campagne, elle profite de cette réquisition pour faire intervenir Alain de Saint-Méloir auprès des Allemands afin d’y occuper une chambre. Satisfaction lui est donnée et Schwaller, profitant du même avantage, en obtient également une, contiguë à la sienne : « C’est dans ces circonstances que nous entretînmes durant un mois environ des relations très intimes. » Lucienne n’y restera que quelques mois : « Depuis mon admission à la LVF, mes parents et mes amis réprouvaient mon travail et m’invitèrent à quitter ce service. Schwaller accepta ma démission fin mars 1944 », déclare-t-elle lors de son interrogatoire. Lucienne livre à la police une douzaine de noms de miliciens qu’elle a vus dans les bureaux, mais : « Les conversations importantes se déroulaient au « Café National », situé en face de la permanence à proximité des magasins Dewachter. » Il faut reconnaître que la fonction n’est pas sans risque. Le 28 avril, vers 22 h 30, un attentat à l’explosif détruit le siège de la LVF : « Le gardien de la paix de service devant la permanence a été assailli vers 22 h 45 par six jeunes armés. Trois d’entre eux, après l’avoir désarmé, l’ont obligé à les suivre jusqu’aux abris de la place du Palais. Les trois autres, restés sur place, ont posé une bombe de forte puissance devant la porte de la permanence. De nombreuses vitrines de la rue ont été brisées. Après l’explosion, le gardien de la paix a été relâché. » Après avoir quitté la LVF, Lucienne déclare avoir cessé toute « relation suivie » avec Schwaller, mais il lui arrive de prendre l’apéritif avec lui lorsqu’elle le rencontre dans la rue.
On ne soulignera jamais assez la place essentielle qu’occupent les cafés dans l’histoire de l’Occupation en France. Qui n’a pas en mémoire le café-restaurant tenu par Léon Duchemin dans le film « Le Mur de l'Atlantique » ? Ceux de Rennes sont également les lieux de rendez-vous préférés pour les « collabos » et autres indicateurs de tous poils mais aussi, ce qui est moins prudent, pour des résistants. L’exemple le plus connu est celui de Jean-Claude Camors, arrêté le 11 octobre 1943 au café de « L’Époque », on pourrait également citer l’arrestation des deux résistants brestois Ogor et Auffret au « Restaurant des Bretons », avenue Janvier, ou bien encore le café de Mme Grévillon au 103, rue de Saint-Malo ou trois résistants furent arrêtés le 22 mai 1944. Deux vont s'enfuir, le troisième sera abattu. Toujours sans travail, Lucienne consomme au « Café de la Marine » avec quelques amis : « Schwaller, en uniforme de milicien, accompagné de trois autres miliciens en uniforme, fait irruption dans le café. Aussitôt j’ai pressenti qu’il venait en service, probablement pour effectuer un contrôle d’identité. J’en ai d’ailleurs fait part à mes amis. Le contrôle, suivi de deux ou trois arrestations a bien eu lieu. Au cours de cette opération, je suis allée trouver Schwaller, non pour lui indiquer la présence de réfractaires dans l’assistance, mais simplement pour lui demander de l’essence qu’il devait à mon père. Ce geste a été interprété par de nombreux consommateurs comme une dénonciation. Si j’avais été l’instigatrice de ces arrestations, je n’aurais pas eu la maladresse d’aller converser avec Schwaller, cette intervention me compromettait. D’ailleurs les jeunes gens qui avaient été arrêtés furent relâchés le lendemain. »
Après avoir quitté la LVF, Lucienne est présentée au chef de service de la Propagandastaffel par Alain de Saint-Méloir, dont il semble très proche : « En 1944, j’ai fait la connaissance du lieutenant allemand à la Propagandastaffel, Slovenzick. J’ai tout de suite sympathisé avec cet homme. Il est devenu pour moi un ami, en dehors de nos questions de service. Il venait parfois chez moi et je lui donnais des leçons de français », déclare de Saint-Méloir devant la Cour de Justice le 9 avril 1946. Au mois de mai 1944, Lucienne réintègre donc la Propagandastaffel au quai Lamennais : « Mon travail consistait à expédier des tracts allemands à des personnes dont les noms étaient relevés sur le Bottin. » L’immeuble abrite également le siège du Rassemblement National Populaire (RNP) : « Le 1er mai 1944, vers 23 h, le gardien de la paix Leroy, de garde devant le siège du RNP a été brusquement assailli par un individu armé qui lui a volé son arme. Un homme en fuite a été repéré quai Lamartine et rue d’Orléans par le gardien de la paix Graland qui lui fait les sommations. L’homme se retourne et fait feu tuant le gardien. Il n’a pas été retrouvé. »
Ce même mois, une formation de la Milice Française, placée sous les ordres de Di Constanzo, arrive à Rennes. D’après Lucienne, la secrétaire affectée à cette unité ne l’ayant pas encore rejointe, Di Constanzo vint proposer au lieutenant Schovensinck d’en prélever temporairement une de son service, en attendant l’arrivée de la titulaire du poste : « Comme j’étais la dernière arrivée, je fus désignée. J’acceptais car on me promit le même salaire avec, en plus, le droit d’aller à la cantine de la Milice, et ceci gratuitement. Elle était située à l’Hôpital Psychiatrique dans le même bâtiment qu’occupaient une centaine de miliciens. » Lucienne travaille pour la Milice jusqu’à la fin du mois de juin, date d’arrivée de la titulaire du poste, une certaine « Gisèle », qui arbore l’insigne gamma : « Elle devint elle aussi la maîtresse de Schwaller et se rendait souvent au casernement de la Milice de Bretagne, route de Saint-Brieuc. Le chef de cette milice était un noble, qui avait combattu avec Schwaller sur le front de l’Est, chargé du commissariat aux questions juives. Je dois dire qu’une certaine rivalité existait entre la Milice de Paris à Rennes casernée Boulevard de Strasbourg et la Milice de Bretagne cantonnée route de Saint-Brieuc. La Milice de Paris ayant été envoyée pour refreiner les exactions de la Milice de Schwaller. J’ai entendu Di Constanzo dire qu’il aurait la peau de Schwaller car il faisait des arrestations arbitraires. » Le « noble » en question est Raymond du Perron de Maurin. Lucienne est formelle : « Mon travail était purement administratif. Je n’ai jamais eu connaissance de documents intéressant les patriotes et je n’ai jamais assisté aux interrogatoires de détenus. » Elle déclare ne pas jouir de l’entière confiance de Di Constanzo, dont l’accès à son bureau lui était interdit, et livre quelques noms de miliciens à la police.
A nouveau sans travail, Lucienne décide d’aller en chercher à Paris et demande à Di Constanzo de pouvoir utiliser la voiture qui avait amené sa secrétaire : « Constanzo accepta et me proposa, sachant que je n’avais aucune situation bien en vue à Paris, d’entrer au service administratif de la région « Ile de France » qui s’occupait des effectifs, de la comptabilité de la Milice Française. Di Constanzo me remit même une lettre de recommandation pour le chef de ce service, M. de Larivière. J’ai accepté et j’ai pris mes fonctions à Paris, rue de Châteaudun. J’avais exactement les mêmes attributions qu’à Rennes. Là non plus, je n’avais pas à connaître les agissements antipatriotiques de la Milice. »
Le 10 août, quelques jours avant le repli général des miliciens de Paris, Lucienne quitte la capitale : « Au moment où j’ai quitté Paris, le service administratif préparait l’évacuation des familles de miliciens et proposait au personnel masculin en poste à Paris de fausses pièces d’identité. Certaines cartes d’identité, de couleur bleue, étaient délivrées sous le timbre du commissariat de police de Roubaix. » En compagnie d’une collègue de bureau, dont les parents habitent Nice, et de trois miliciens qui avaient déserté de leur formation et volé une camionnette, Lucienne prend la direction de la Côte d’Azur. Les fuyards n’iront pas très loin. Le 15 août, ils sont arrêtés à Nevers par les Allemands qui découvrent des armes cachées dans la voiture et ouvrent le feu. Un milicien est tué, un autre grièvement blessé. Les deux femmes sont emmenées à la Feldkommandantur de la ville pour contrôle de leur situation. Après huit jours de garde à vue, elles réussissent à s’évader et prennent un train pour Moulins. La ville étant libérée le 6 septembre par les FFI, les deux femmes sont arrêtées par la police et détenues pendant quatre mois : « Interrogée, je leur ai dit que j’étais originaire de Rennes et que j’avais travaillé à Paris dans un bureau de la Milice. Par contre, je n’ai fourni aucun renseignement sur mon activité à Rennes, je ne fus d’ailleurs pas interrogée sur ces faits. On me déclara simplement qu’une enquête serait faite à Rennes. » A la suite d’un non-lieu prononcé par le juge d’instruction de Moulins, Lucienne est libérée le 13 janvier 1945. Elle rentre alors sur Paris où elle reste sans travailler jusqu’à son retour chez ses parents à la Guimorais en Saint-Coulomb, où elle est arrêtée le 27 août 1945, puis incarcérée à la Maison d’arrêt de Rennes.
Lors d’un premier interrogatoire, elle déclare : « Je n’ai jamais dénoncé aucun Français aux
La Milice à l'Hôpital Psychiatrique de Rennes
Allemands. Je n’ai jamais fourni aucun renseignement à la LVF, à la Propagandastaffel, pas plus qu’à la Milice. Je n’ai fait, dans ces différents services, qu’accomplir mon travail d’employée de bureau ou de secrétaire. Je n’ai jamais assisté à aucun interrogatoire. Ils avaient lieu au 1er étage de l’hôpital psychiatrique et je travaillais au rez-de-chaussée.
 » De son bureau, Lucienne ne pouvait pas ne pas entendre les tortures pratiquées au 1er étage par les miliciens sur les résistants. Lors d’un second interrogatoire, le 3 septembre 1945, Lucienne déclare : « Je suis devenue de mœurs plus faciles à partir du moment où j’ai quitté le bar le « Welcome », mais tient à préciser qu’elle : « n’a jamais eu de relations intimes avec un membre quelconque de l’armée allemande. »
2e Unité de marche de la Milice. On remarque l'écusson herminé sur le bras gauche
Quoi qu’il en soit, l’inspecteur conclut : « Il ressort que pendant l’Occupation l’inculpée a presque toujours été au service, comme employée de bureau, d’organismes dirigés par les Allemands ou sous leur contrôle et à leur solde. Début juillet 44, elle trouve le courage nécessaire ( !) pour se confier à une voiture de la Milice qui la conduit à Paris, et ceci, malgré les dangers aériens et les prémices de la débâcle allemande (…) Son activité pendant l’Occupation s’est-elle limitée au travail de bureau qu’on lui donnait à faire ? C’est peu probable. En effet, pour mériter la confiance de Schwaller et de Di Constanzo, il a fallu qu’elle se signale tout particulièrement aux suppôts de la collaboration et les chefs de la Milice ne devaient laisser graviter autour d’eux que des gens absolument sûrs et qui affichaient des sentiments pro-allemands très prononcés. » Cependant : « Aucun fait de dénonciation ne lui est, pour le moment, reproché. »
Le 26 octobre 1945, Lucienne est condamnée à la dégradation nationale à vie, la confiscation de ses biens et 20 ans d’interdiction de résidence par la Chambre civique de Rennes. Cette affaire est curieuse. Lucienne a été condamnée par contumace, donc en son absence, alors qu’elle était encore incarcérée le 3 septembre lors de son second interrogatoire. Que s’est-il passé ? Au mois de janvier 1951, son avocat informe le procureur général que sa cliente avait l’intention : « de purger sa contumace dès son retour en France », lequel lui répond qu’à partir du 1er février 1951, seul le Tribunal Militaire de Paris : « sera compétent pour connaître de cette voie de recours. »

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