samedi 30 janvier 2016

La Louée de la Saint-Pierre



Ouest-France, 1955
Combien de Rennais se souviennent de la foire de la Saint-Pierre qui se tenait chaque année le 29 juin sur le boulevard de la Liberté ? Avec la Saint-Michel, c’était une date importante dans le monde paysan. Ce n’était pas une foire comme les autres. On l’appelait la « Louée » ou la « Louerie de la Saint-Pierre » ou bien encore « La gagerie de la Saint-Pierre ». L’ANPE ou « Pôle Emploi » n’existant pas encore, la Saint-Pierre était l’occasion pour les domestiques, garçons ou filles, de proposer leurs services pour la métive. 
La Louée coïncidait avec une autre fête, moins profane celle-ci, et qui concluait l’année d’études au Séminaire avec « L’ordination de la Saint-Pierre » à l’église Métropole. Souvent ruraux eux-aussi, les jeunes ordinands, face prostrée contre le sol en signe de soumission complète à Dieu, scellaient définitivement leur avenir en devenant « prêtres pour l’éternité ».



Les Perrins et les Perrines

Ouest-Eclair, 1938
La Saint-Pierre est un jour chômé dans toutes les fermes du pays de Rennes. Dès le matin, arrivent à bicyclette ou descendent des tramways les domestiques qui ont donné congé à leurs maitres et veulent s’assurer qu’ils ne seront pas plus mal ailleurs. Appelés les Perrins, en référence à Pierre, les jeunes gens en longue blouses bleues (en 1900) portent un épi de blé ou une fleur au ruban de leur chapeau. Quelques uns ont brin de trèfle. Les Perrines ont une fleur passée dans la piécette de leur tablier. Parmi ces domestiques et servantes proposant leurs services, on remarque de solides gaillards avec un fouet à la main. Ce sont les charretiers, qui sont les personnages les plus considérés à la ferme.

Viennent ensuite les métayers et leurs bourgeoises. Ils doivent avoir le coup d’œil pour choisir les bons domestiques, car à la campagne, note un journaliste en 1900 : « La force, la santé passent avant l’intelligence. De plus il faut avoir une bonne dentition pour affronter les nombreux repas de galettes et de pain rassis, car si les maitres exigent du travail, ils n’aiment guère les domestiques sans appétit. » Les Perrins et les Perrines qui déambulent sur le boulevard ne cherchent pas tous du travail. Ils tiennent à respecter cette coutume et veulent connaitre les tarifs de louage. Jour de congé, la Louée est aussi une occasion de sortie et de rencontres autour des attractions et manèges installés sur le Champ de Mars.


La louerie

La louerie se fait de deux façons différentes : soit pour l’année entière, soit pour la métive. La métive correspond à la période de la moisson, c’est-à-dire les mois de juillet, août, et septembre. Estimant cette période trop courte, le syndicat des agriculteurs s’adressera à la préfecture pour rallonger cette période d’un mois, au même tarif, en permettant l’embauche début juin de façon à ce que ces ouvriers agricoles travaillent non seulement pour la moisson mais aussi pour la fenaison. Il n’y aura pas de suite.

Ce jour-là donc, les patrons lorgnent à gauche et à droite sous les vertes frondaisons du boulevard de la Liberté à la recherche du garçon le plus robuste sur lequel ils porteront leur choix. Le contact établi, les négociations commencent :
- Es-tu embauché ?
- Pas encore.
- Alors ! Combien demandes-tu… Fais ton prix… Je t’écoute…
- 2 000 francs !
- Diable 2 000 francs ! C’est bien cher pour trois mois de métive.

La discussion va continuer car le garçon ne veut pas en démordre. Enfin, après des « mais » et des « si » le marché est conclu. L’affaire sera concrétisée définitivement devant la bolée de cidre réglementaire. Il n’y a pas de contrat écrit, seule la parole compte et le fermier verse des arrhes. C’est le « denier de Dieu », qui autrefois était une pièce d’argent versée pour sceller une entente verbale. A la différence des arrhes, il n’est pas compté dans la transaction. Ce pécule permet surtout aux Perrines de faire quelques emplettes à la foire et aux Perrins de faire le tour des débits de boisson. La soirée est souvent mouvementée. La police ramasse parfois des Perrins qui n’ont pas trouvé de place mais rencontré beaucoup d’auberges.

Les tarifs demandés ou proposés fluctuent évidemment en fonction de l’offre et de la demande, mais aussi de la situation économique du moment. En 1900 « Les domestiques reçoivent aujourd’hui des gages de plus en plus élevés parce qu’ils trouvent des placements avec une grande facilité. Les agences de Beauce et de Normandie viennent les chercher sur ce Champ de Mars et les filles de fermes sont expédiées directement sur la région parisienne où elles sont généralement recherchées pour leur honnêteté et leur bonne conduite. »

Je n’ai pas réussi à dater l’origine de cette coutume que l’on dit très ancienne. Même pendant les deux conflits mondiaux, la Louée ne sera pas interrompue. L’Ouest-Éclair de 1915 informe ses lecteurs que si habituellement le boulevard de la Liberté présente une animation inaccoutumée « Malheureusement la guerre est venue déroger à cette vieille coutume. Á part jeunes filles et vieilles femmes en coiffe, on vit peu de monde. Il faut dire aussi que presque tous nos campagnards sont mobilisés. » Les salaires étant bloqués depuis 1914, alors que les prix s’envolent, on observe de nombreuses grèves en 1919. Pour le journal « La vie est chère et les Perrins et Perrines ont sérieusement augmenté leurs prix. En 1917, ils demandaient 500 F pour trois mois ou 1 100 à 1 200 F pour l’année. C’était déjà cher, mais tout n’a-t-il pas encore renchéri ? Les ouvriers n’ont-ils pas vu leurs salaires augmenter dans de très fortes proportions ? Les Perrins suivent le mouvement. » En 1925, les Perrins obtiennent 1 500 a 1 800 francs pour les trois mois, on est même monté à 2 000 francs. En 1929, c’est 2 500 francs pour les trois mois. En 1930, on descend à 1 800, voir 1 500 francs.

L'Ouest-Eclair, 1939
L’occupation allemande ne sera évidemment pas sans conséquence sur le déroulement de la Louée. Comme le signale L’Ouest-Éclair de 1942, Perrins et Perrines n’ont visiblement pas la tête à faire la fête. « Le décalage de l’heure et le peu d’envie qu’ils avaient de déjeuner maigrement en ville furent cause qu’ils n’arrivèrent guère que l’après-midi. Le matin ils n’étaient qu’en petit nombre et l’on put croire que l’offre ne suffirait pas à la demande. Mais l’après-midi il y eut une grande affluence. » En 1944, malgré les bombardements des 9 et 12 juin, la Louée est maintenue « A vrai dire Perrins et Perrines n’étaient point trop satisfaits. Car les engagements ne se pratiquaient guère aux tarifs qu’ils réclamaient « Dame, nous disait l’un d’eux, avec tous les « villotins » aujourd’hui réfugiés à la campagne et qui louent leurs services pour une bouchée de pain, il n’est guère facile de dénicher une bonne place. La journée fut cependant sans gaieté, car il manquait pour rappeler les joyeuses Saint-Pierre d’avant 1939 les flonflons des musiques mécaniques et aussi – ce qui est plus grave – le cidre coulant à flot dans les bolées devant lesquelles se traitaient les contrats. »

Ouest-France, 1961
La louée retrouvera quelque vigueur après le conflit. Mais, en 1960, conséquence de la construction de la salle omnisports sur le Champs de Mars, la Louée est transférée sur le Mail. Une autre édition, peut-être la dernière, aura lieu en 1961. L’auteur de ces lignes, ni fort ni intelligent, mais en vacances au début des années 60 à Saint-Just, dans ce pauvre pays de Redon, se souvient parfaitement des bœufs attelés de la modeste ferme voisine. Gamins de la ville, accompagnant les enfants de cette ferme, nous étions plus nombreux que les vaches dont nous avions la garde. Lors des moissons, les gerbes étaient faites à la main par les femmes et les battages s’effectuaient avec l’imposante batteuse. La généralisation du tracteur et de la moissonneuse-batteuse, à condition qu’elle puisse entrer dans ces champs entourés de palis, va révolutionner les moissons et sonner le glas des Perrins et Perrines.

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