L’affaire peut
aujourd’hui paraitre anecdotique, mais au tout début du XXe siècle
elle fit l’objet de nombreux articles dans la presse rennaise. Je veux parler
de la fourniture et de l’entretien des lignes Brunel dans les postes de police
de la ville. En quoi consiste cette « ligne Brunel » ?
C’est vers 1870
qu’un Dieppois, Joseph Brunel, lieutenant des Douanes de son état, inventa un
engin portatif et facile d’emploi pour porter secours aux personnes en train de
se noyer près du bord. L’homme était connu pour être un fameux sauveteur qui
n’hésitait pas à se jeter à l’eau pour repêcher des marins en détresse.
Constatant que tout le monde n’avait pas les capacités physiques nécessaires ou
être à même de pratiquer la natation, Brunel eut l’idée d’enrouler une
cordelette autour d’une grosse bobine en bois, dans laquelle est niché un petit
grappin, lui-même fixé à une extrémité de la cordelette. Si la personne en
train de se noyer est encore consciente, on lui jette la bobine flottante
reliée à la cordelette qu’elle essaie d’attraper pour se faire ramener à terre.
Dans le cas d’un corps inerte, il ne reste plus qu’à utiliser le grappin pour
tenter d’accrocher la victime. Tout est relatif. Mais il n’empêche que par
rapport aux longues tiges en bois des traditionnelles gaffes, ou aux bouées
fixées sur les ponts et impossibles à saisir lorsque l’on est sous l’eau, la
ligne Brunel présente bien des avantages. Elle est livrée dans un étui en cuir,
dont la boucle se passe dans le ceinturon des douaniers portuaires, qui en
seront les premiers équipés.
Rennes les bains
Archives de Rennes 3Fi91 |
Á cette époque,
alors que Rennes ne dispose d’aucune piscine, les amateurs de bains ont le
choix entre les trois baignades publiques de la ville : le Pont
Saint-Martin, le Gué-de-Baud et le Cabinet Vert. De ces trois baignades en eaux
vives, celle du Cabinet Vert est la plus appréciée. Le 17 août 1929, un lecteur
écrit au journal L’Ouest-Éclair « Les
vieux Rennais se rappellent encore l’ancien Cabinet Vert d’il y a 40 ans, avant
la canalisation de la rivière. Un vaste hangar ; une dizaine de cabines à
2 sous ; de grands marronniers. Le tout parfaitement enclos. Il y avait,
en outre, un chemin en bois pour se rendre aux trois escaliers. C’était une
superbe baignade, rien n’était négligé. » C’est sur cette portion de la
Vilaine, située entre le pont du boulevard Villebois-Mareuil et le déversoir du
Stade Vélodrome, là où se trouve aujourd’hui la promenade des Bonnets Rouges,
que la Société des Régates Rennaises (SRR) organise ses fêtes nautiques qui
sont aussi l’occasion de concours de natation et de plongeons.
C’est justement au
Cabinet Vert qu’en 1902, la SSR procède à des expériences « très concluantes »
de lignes Brunel. Au même endroit, le 18 juin 1904, le « sauvetage »
sera plutôt macabre puisque le grappin de la ligne permettra de repêcher le
corps d’un jeune garçon qui s’était jeté à l’eau la veille au soir.
La cale fatale
Passé le pont
Laennec, la cale de la Barbotière ne jouit pas d’une bonne réputation. D’après
la presse, c’est un « véritable traquenard tendu aux passants et auquel se
sont laissés prendre déjà, hélas ! Tant de gens. Les quelques dizaines de
vies humaines qu’a coutées l’incurie administrative ne sont-elles pas
suffisantes pour avoir ouvert les yeux aux ponts et chaussées ? » Le
problème c’est qu’en effet la cale ne relève pas de l’administration municipale
mais des Ponts et Chaussées, qui ne semblent guère pressés d’installer un
garde-fou. En attendant que d’un côté ou de l’autre on se décide à faire
quelque chose, c’est la société des Hospitaliers Sauveteurs Bretons, fondée
quelques années auparavant à Rennes par Nadault de Buffon, qui se propose de
placer à la Barbotière «Un canot de sauvetage qui rendra les plus grands
services » Son président, le docteur Patay, a même fait remettre au maire
de la ville « Trois lignes Brunel pour être réparties dans les postes de
police des trois arrondissements » L’initiative est particulièrement
saluée par L’Ouest-Éclair « La gratitude publique pour cette société
éminemment philantropique (sic) doit
être d’autant plus grande que nous savons à Rennes de combien de zèle,
d’activité et de dévouement poussé jusqu’à l’abnégation sont capables les
braves gens enrôlés sous sa bannière à l’hermine altière ».
La disparition d’une bonne de café
Le 23 avril 1907,
dans un billet laissé sur la table de sa chambre et découvert par son patron
qui ne la voyait pas prendre son service le matin, une jeune bonne de café
« Désireuse d’en finir avec une vie
dont elle était déjà lasse », fait part de son intention d’aller se
noyer « en face la rue Saint-Hélier ».
Des recherches sont faites l’après-midi même dans le bras de la Vilaine qui
longe les terrains de l’ancienne « Californie » puis du côté du
moulin accessible par la rue Duhamel, mais elles doivent être suspendues
« par suite du manque de lignes
Brunel ». D’après le journal en effet « Les quelques lignes dont dispose le service de la police sont presque
toutes en mauvais état. Et comme celles-ci, une fois hors d’usage, ne sont pas
remplacées au fur et à mesure, il se trouve que le service des recherches est
rendu presque impossible, les agents en étant réduits à employer des engins
défectueux. Si bien que les agents sont obligés, comme dans cette affaire c’est
le cas, d’emprunter les lignes Brunel des Ponts et Chaussées. » Quant
à savoir ce qui a bien pu pousser cette jeune fille à vouloir mettre fin à ses
jours « On n’en sait encore rien »
écrit le journal, mais « Il semble
pourtant qu’il y a dans cette affaire une intrigue amoureuse que l’on
parviendra sans doute à élucider. » Quoi qu’il en soit, cette information
sur le mauvais état des lignes n’est pas du goût du docteur Patay qui, on s’en
doute, va écrire au journal dès le lendemain pour rappeler que les HSB avaient
fournis à la Mairie trois lignes neuves au mois d’août 1906 « En huit mois, des lignes Brunel ne peuvent
être hors d’usage, à moins qu’on ignore les règles les plus élémentaires pour
conserver des cordes… qui ont été mouillées ! En tout cas, nous serons
toujours heureux de faire réparer les lignes Brunel « en mauvais
état » et même de les remplacer complètement, à la première demande ».
Et le président d’ajouter : « Nos
20 HSB sont munis de lignes Brunel, en service depuis 1900, et nous en
remettons aussi aux personnes habitant près d’endroits dangereux ». Et
tout cela « Bien que la Ville de Rennes
ne nous ait point jusqu’à ce jour accordé la moindre subvention »
Un enfant à l’eau
Le 30 septembre
1907, L’Ouest-Éclair s’élève à
nouveau contre l’incurie des secours à propos d’un garçon de huit ans tombé la
veille à l’eau, alors qu’il jouait sur l’escalier qui se trouve au bas de la
rue d’Orléans, jusqu’à la Vilaine.
« Le malheureux bambin s’amusait à faire
naviguer dans l’eau noirâtre un morceau de bois qu’il tenait attaché à un bout
de laine, lorsqu’il commit l’imprudence de monter sur la rampe d’escalier d’où
un faux mouvement le précipita à l’eau. Il coula aussitôt à pic, avant que les
nombreux passants qui avaient assisté impuissants à cette scène aient eu le
temps de lui tendre leur canne ou leur parapluie ». Une telle
incapacité des témoins à intervenir peut nous paraitre aujourd’hui
invraisemblable, mais la pratique de la natation par les Rennais à l’époque
n’était pas chose courante. C’est un jeune homme de 16 ans, Auguste Desnot,
habitant rue des Trente « qui va se
jeter courageusement à l’eau » Malgré ses efforts pour retrouver le
corps du malheureux gamin « On dut –
chose inouïe – à défaut de lignes Brunel et de crocs sur place aller jusqu’à
l’écluse du Mail chercher une gaffe pour faire des recherches ! »
s’indigne le journal qui ajoute « Aucun
poste de police n’est pourvu de lignes Brunel ou de quel qu’autre engin de
sauvetage. A défaut d’engins de sauvetage placés dans les postes de police, qui
sont éloignés de la Vilaine, que l’on en place au moins à des endroits
déterminés le long de la rivière, chez des commerçants par exemple, où il sera
facile de les trouver. » Comme on pouvait le prévoir, la réaction du
docteur Patay ne s’est pas fait attendre.
Si les lignes
Brunel ont prouvé leur efficacité sur la côte où dans les ports, grâce
notamment aux douaniers qui sont tous équipés et savent visiblement s’en servir,
on pourrait croire que celles de Rennes n’ont surtout servi qu’à repêcher les
corps des noyés !
Ce constat met
surtout en évidence la préoccupation des autorités de l’époque face à ces trop
nombreuses noyades et la nécessité de développer l’enseignement de la natation
auprès des plus jeunes grâce à la future piscine municipale Saint-Georges, qui
sera construite en 1925.
Le Petit Rennais 1924 |