Il y a soixante-dix ans, le jeudi
5 avril 1945, le journal Ouest-France titrait
en une « Je fus le premier à
pénétrer dans Oradour-sur-Glane… nous dit un Rennais échappé par miracle à
l’hallucinant carnage ». Mais, précise le journaliste à propos de ce
Rennais « Nous ne pouvons dévoiler
l’identité. Réfugié à Oradour, sous le nom de Lacroix, (il) se croyait bien à
l’abri des recherches de la Gestapo. »
Ouest-France 5 avril 1945 |
Effectivement, quatre camions blindés transportant – on le sut plus
tard – des éléments de la division Das Reich avaient traversé le bourg et
s’étaient arrêtés à la sortie du village. Jusque-là rien d’inquiétant. Mais
voici que deux véhicules font demi-tour et vont stationner à l’autre extrémité
de l’agglomération. Les soldats descendent et commencent à rassembler la
population. Je compris immédiatement qu’il était préférable de ne pas avoir à
leur soumettre mes fausses pièces d’identité. Sortant de l’hôtel, j’empruntais
une ruelle qui, de la place du Champ de Foire, me conduisais hors du village.
Mais une patrouille m’aperçut et j’échappais de peu à une rafale de balles. Je
pus, néanmoins, en me dissimulant, gagner un petit bois au bord de la Glane. De
là, où j’apercevais une sentinelle qui gardait maintenant l’entrée du chemin
que j’avais emprunté, j’ai entendu se succéder durant toute l’après-midi le
crépitement des mitraillettes et les explosions qui détruisaient les maisons.
J’ai vu vers 19 heures, les flammes monter du clocher et, peu après, le village
entier s’embraser. Á la tombée de la nuit, un autre rescapé vint me rejoindre.
J’appris ainsi les détails que tout le monde connait, mais qu’il faudra
toujours rappeler afin qu’ils ne s’effacent d’aucune mémoire, que sous
l’inexistant prétexte de rechercher des armes, les Allemands avaient rassemblé
toute la population. Les femmes et les enfants avaient été enfermés dans
l’église ; des bambins, hantés par un horrible pressentiment,
pleuraient ; d’autres, inconscients, se réjouissaient de cet évènement
imprévu qui les avait arrachés des bancs de l’école. Les hommes furent groupés,
face aux murs, dans les granges. On les mitrailla à hauteur des jambes ;
on acheva tous ceux qui ne pouvaient maitriser leurs cris de souffrance ou qui,
par le moindre mouvement, révélaient qu’un souffle de vie leur
restait ; on les recouvrit de paille arrosée d’essence que l’on enflamma.
Ce fut ensuite le forfait encore plus ignoble de l’église. On y avait apporté
une caisse de matières inflammables qui, avant de déclencher l’incendie,
dégagea une asphyxiante fumée. Puis commencèrent les pillages et les ripailles
nocturnes aux lueurs du village en feu.
Près de moi, dans le bois, une femme pleurait ; ses trois enfants
avaient quitté, le midi, sa ferme pour retourner à l’école d’Oradour. Elle ne
les avait pas revus. Elle ne devait, hélas ! Plus les revoir.
Le lendemain matin, au lever du jour, une sentinelle gardait toujours
l’entrée du bourg. Ce n’est qu’à neuf heures qu’elle disparut et que nous pûmes
enfin, les premiers sans doute, pénétrer dans ce qui fut Oradour. J’allais
directement à mon hôtel ou du moins à ce qui en restait. J’avais tout perdu. Á
chaque pas, s’inscrivait l‘horreur. Dans l’église, trois centimètres de cendres
recouvraient le sol. Mais il fallut que mon regard s’accrochât aux squelettes
calcinés de deux enfants convulsivement agrippés au confessionnal pour que je
comprisse l’hallucinante vérité… »
Sur les raisons de cet anonymat
et des recherches de la Gestapo, les lecteurs n’en sauront rien. Quoi qu’il en
soit, ce Rennais était bien présent à l’hôtel Avril, avant d’avoir le réflexe
de s’enfuir immédiatement lorsque les Allemands pénétrèrent sur le Champ de
Foire.
Une Malouine à Oradour
Registre des victimes d'Oradour |
C’est dans la revue Saint-Malo Magazine du mois de juillet
2004, consacrée au soixantième anniversaire de la libération de la cité
corsaire, que l’on découvre un petit article sur une autre personne présente à
Oradour, la Malouine Jeanne Hourrière, née Thiephine « A l’arrivée des Allemands elle doit quitter
son appartement sur le Sillon. Elle déménage la nuit, très vite, toujours à
Saint-Malo. Mais le climat ici se fait de plus en plus menaçant. Un ami juif
lui propose : « Venez à Oradour, vous y serez tranquille ! »
Madame Hourrière a passé deux mois dans ce village paisible. Elle comptera plus
tard parmi les 642 victimes de la barbarie nazie. » En effet, sur la
liste des victimes d’Oradour, figure bien « Thieffine Jeanne, née le 15
septembre 1882 à Gacé dans l’Orne, épouse Leroy, domiciliée à la Chatière,
Hédé ». Hourrière était le nom de son premier mari, propriétaire de
l’usine de chaussure du même nom à Ernée. Le couple a eu trois enfants :
Solange, Denise et Joseph. Joseph Hourrière, marin, résidait alors à Bayonne.
L’ami juif en question était-il donc
ce Rennais présent à Oradour ? Les réfugiés originaires d’Ille-et-Vilaine
devaient être rares à Oradour, l’hypothèse n’avait donc rien d’invraisemblable.
Encore fallait-il connaitre sa véritable identité. Un indice sérieux figure
dans le livre « Les Juifs en Bretagne », paru deux ans plus tard. Sur
la liste des déportés, au convoi n° 69, est indiqué « Lucie Lévy, Française, 9 mai 1906, Rennes, épouse du dentiste René
Lévy. Le couple et leur fillette réussirent à passer en zone sud, mais Lucie
Lévy fut arrêtée à Grenoble », sans plus d’informations, sinon la
possibilité de connaitre l’origine de ce dentiste, de son vrai nom
Nathan Lévy, né le 20 avril 1896 à Metz. Il avait installé son cabinet au 1,
place de la gare à Rennes, où il demeurait avec son épouse Lucie Mina Bloch,
née à Tours le 9 mai 1906. Probablement rayé de l’Ordre des
chirurgiens-dentistes à la suite des lois antisémites de Vichy, René Lévy était
donc dans l’impossibilité d’exercer son métier et obligé de se cacher.
Le soixante-dixième anniversaire du massacre
Quelques jours avant le
soixante-dixième anniversaire du massacre d’Oradour, au mois de mai 2014,
parait l’ouvrage « Les ombres d’Oradour ». Son auteur, Jean-Paul
Picaper, s’appuyant sur le témoignage de la petite fille de Jeanne Leroy,
Sophie Hourrière, fille de Joseph Hourrière, apporte des éléments irréfutables
sur la présence de René Lévy à Oradour.
« Les gens d’Oradour n’avaient jamais vu un uniforme allemand. Seuls les
« espions » représentaient un danger. D’autant qu’on cachait dans le
village deux ou trois familles de réfugiés juifs, les uns français, les autres
d’origine étrangère. Mais ils pouvaient, dans l’ancienne zone libre, se
promener au grand jour sans porter l’infamante étoile jaune. On se sentait en
sécurité. Or, ce jour-là, les clients d’un restaurant d’Oradour évoquèrent deux
hommes passés la veille qui n’avaient eu de cesse de poser des questions
bizarres, essayant de faire parler leurs voisins de table avant de régler la
note et de s’en aller.
L’hôtel Avril et l’hôtel Milord étaient réputés pour leurs restaurants.
En ce début d’après-midi, quelques clients n’avaient pas encore fini de
déjeuner. Mme Avril avait une solide réputation d’hospitalité. Une dame et ses
trois enfants ainsi qu’une petite nièce s’étaient installés dans l’hôtel par
crainte des bombardements sur Paris. Tous ces gens s’estimaient plus en
sécurité à la campagne qu’en ville. Un commandant vétérinaire de Reims, sa
femme et un neveu avaient fui le Nord. Un couple de Bordelais s’était lui-aussi
réfugié là. Il y avait des gens de Montpelier, une vieille dame de Rennes.
Jeanne Leroy, de Saint-Malo, s’était installée à Oradour, par crainte
elle-aussi, des bombardements.
Sa petite-fille, Sophie Hourrière, nous a relaté les dernières heures
de la vie de sa grand-mère. Née à Gacé dans l’Eure en 1882, elle possédait une
fabrique de chaussures à Saint-Malo avec son second mari M. Leroy. Des amis
parisiens lui avaient conseillé de s’installer à Oradour. Et comme les
Allemands avaient réquisitionné son appartement à Saint-Malo, elle opta pour
Oradour et résidait à l’hôtel Avril. Elle avait trois enfants, dont Denise, qui
habitait Rennes, avait pour voisin un dentiste d’origine israélite, le Dr Lévy,
lequel avait décidé de fuir vers Limoge. Denise le pria de passer voir sa mère
à Oradour. Le hasard voulu qu’il arrivât au village le 10 juin. Il s’attabla
avec Jeanne chez Avril. M. Lévy sentait des tensions, des dangers. Il lui en
fit certainement part.
Le Dr Lévy ne s’était pas trompé. Avant même qu’il eût fini sa conversation
avec Jeanne Leroy, des Allemands entraient dans le village, en uniforme et
armés. Il l’incita aussitôt à fuir avec lui. Mais Jeanne, 62 ans, bourgeoise
aisée, peu disposée à courir l’aventure, lui répondit que, non juive, elle ne
risquait rien : ses papiers étaient en règle. Lorsqu’on appela au
rassemblement sur le champ de foire pour « contrôle des papiers »,
elle s’y rendit sans guère d’appréhension. Lévy, lui, certain d’être envoyé en
déportation s’il était capturé, décampa. Sans doute n’a-t-il même pas pris le
temps de replier sa serviette. Allongé entre des espaliers dans un champ de
petits pois, le Dr Lévy verra de loin le village mourir, et brûler. »
Le « contrôle de papiers », qui n’a jamais eu lieu, n’était qu’un
prétexte bien sûr. Mais les gens d’Oradour, qui n’ont jamais connu de rafles
allemandes, n’avaient aucune raison particulière de s’inquiéter. Tel n’était
pas le cas des juifs réfugiés dans le village. Ainsi la famille Pinède, dont le
père, voyant les Allemands arriver pense « qu’on vient le chercher ».
Il cache ses trois enfants sous l’escalier de la maison, où ils vont rester
plusieurs heures avant de prendre la fuite. Ils ne reverront jamais leurs
parents ni leur grand-mère. Au terme de cette nuit dantesque on dénombrera 642
victimes, dont Jeanne Leroy, enfermée dans l’église avec les autres femmes et
enfants d’Oradour.
Dans son livre, Jean-Paul Picaper
s’interroge « Certes il restera
toujours à Oradour des détails que l’on n’élucidera pas. Par exemple, qu’est
devenu le Dr Lévy, caché entre des espaliers de petits pois pendant le
massacre ? » Après la Libération, René Lévy retrouve son cabinet
dentaire, dans un quartier de la Gare bien éprouvé par les bombardements. Lucie
Lévy faisait partie du convoi n° 69, parti de Drancy le 7 mars 1944. Sait-il
alors qu’elle a été gazée à son arrivée à Auschwitz, le 12 mars 1944 ?
Rien n’est moins sûr.
Kristian Hamon
Lire :
Claude Toczé et Annie
Lambert, Les Juifs en Bretagne, PUR,
Rennes, 2006.
Jean-Paul Picaper, Les ombres d’Oradour, éditions de
l’Archipel, Paris, 2014.