vendredi 6 février 2015

Un Juif Rennais dans l'enfer d'Oradour-sur-Glane


Il y a soixante-dix ans, le jeudi 5 avril 1945, le journal Ouest-France titrait en une « Je fus le premier à pénétrer dans Oradour-sur-Glane… nous dit un Rennais échappé par miracle à l’hallucinant carnage ». Mais, précise le journaliste à propos de ce Rennais « Nous ne pouvons dévoiler l’identité. Réfugié à Oradour, sous le nom de Lacroix, (il) se croyait bien à l’abri des recherches de la Gestapo. »
Ouest-France 5 avril 1945
Ce 10 juin 1944, donc « Un samedi après-midi. Des Limougeots étaient venus se ravitailler, les cultivateurs de la commune percevaient leur « décade » de tabac et les mamans conduisaient leurs enfants à la vaccination. Peu avant 14 heures, deux gosses font irruption dans la salle de l’hôtel du Champ de Foire où je jouais au billard : « Les Boches ! crient-ils. Voilà les Boches ! » Car c’était un évènement pour cette paisible bourgade qui n’avait jamais été occupée et qui non plus d’ailleurs – détail qui suffit à priver les barbares de l’ombre d’un prétexte – n’abritait pas de maquisards.
Effectivement, quatre camions blindés transportant – on le sut plus tard – des éléments de la division Das Reich avaient traversé le bourg et s’étaient arrêtés à la sortie du village. Jusque-là rien d’inquiétant. Mais voici que deux véhicules font demi-tour et vont stationner à l’autre extrémité de l’agglomération. Les soldats descendent et commencent à rassembler la population. Je compris immédiatement qu’il était préférable de ne pas avoir à leur soumettre mes fausses pièces d’identité. Sortant de l’hôtel, j’empruntais une ruelle qui, de la place du Champ de Foire, me conduisais hors du village. Mais une patrouille m’aperçut et j’échappais de peu à une rafale de balles. Je pus, néanmoins, en me dissimulant, gagner un petit bois au bord de la Glane. De là, où j’apercevais une sentinelle qui gardait maintenant l’entrée du chemin que j’avais emprunté, j’ai entendu se succéder durant toute l’après-midi le crépitement des mitraillettes et les explosions qui détruisaient les maisons. J’ai vu vers 19 heures, les flammes monter du clocher et, peu après, le village entier s’embraser. Á la tombée de la nuit, un autre rescapé vint me rejoindre.
J’appris ainsi les détails que tout le monde connait, mais qu’il faudra toujours rappeler afin qu’ils ne s’effacent d’aucune mémoire, que sous l’inexistant prétexte de rechercher des armes, les Allemands avaient rassemblé toute la population. Les femmes et les enfants avaient été enfermés dans l’église ; des bambins, hantés par un horrible pressentiment, pleuraient ; d’autres, inconscients, se réjouissaient de cet évènement imprévu qui les avait arrachés des bancs de l’école. Les hommes furent groupés, face aux murs, dans les granges. On les mitrailla à hauteur des jambes ; on acheva tous ceux qui ne pouvaient maitriser leurs cris de souffrance ou qui, par le moindre mouvement, révélaient qu’un souffle de vie leur restait ; on les recouvrit de paille arrosée d’essence que l’on enflamma. Ce fut ensuite le forfait encore plus ignoble de l’église. On y avait apporté une caisse de matières inflammables qui, avant de déclencher l’incendie, dégagea une asphyxiante fumée. Puis commencèrent les pillages et les ripailles nocturnes aux lueurs du village en feu.
Près de moi, dans le bois, une femme pleurait ; ses trois enfants avaient quitté, le midi, sa ferme pour retourner à l’école d’Oradour. Elle ne les avait pas revus. Elle ne devait, hélas ! Plus les revoir.
Le lendemain matin, au lever du jour, une sentinelle gardait toujours l’entrée du bourg. Ce n’est qu’à neuf heures qu’elle disparut et que nous pûmes enfin, les premiers sans doute, pénétrer dans ce qui fut Oradour. J’allais directement à mon hôtel ou du moins à ce qui en restait. J’avais tout perdu. Á chaque pas, s’inscrivait l‘horreur. Dans l’église, trois centimètres de cendres recouvraient le sol. Mais il fallut que mon regard s’accrochât aux squelettes calcinés de deux enfants convulsivement agrippés au confessionnal pour que je comprisse l’hallucinante vérité… »
Sur les raisons de cet anonymat et des recherches de la Gestapo, les lecteurs n’en sauront rien. Quoi qu’il en soit, ce Rennais était bien présent à l’hôtel Avril, avant d’avoir le réflexe de s’enfuir immédiatement lorsque les Allemands pénétrèrent sur le Champ de Foire.

Une Malouine à Oradour
Registre des victimes d'Oradour
C’est dans la revue Saint-Malo Magazine du mois de juillet 2004, consacrée au soixantième anniversaire de la libération de la cité corsaire, que l’on découvre un petit article sur une autre personne présente à Oradour, la Malouine Jeanne Hourrière, née Thiephine « A l’arrivée des Allemands elle doit quitter son appartement sur le Sillon. Elle déménage la nuit, très vite, toujours à Saint-Malo. Mais le climat ici se fait de plus en plus menaçant. Un ami juif lui propose : « Venez à Oradour, vous y serez tranquille ! » Madame Hourrière a passé deux mois dans ce village paisible. Elle comptera plus tard parmi les 642 victimes de la barbarie nazie. » En effet, sur la liste des victimes d’Oradour, figure bien « Thieffine Jeanne, née le 15 septembre 1882 à Gacé dans l’Orne, épouse Leroy, domiciliée à la Chatière, Hédé ». Hourrière était le nom de son premier mari, propriétaire de l’usine de chaussure du même nom à Ernée. Le couple a eu trois enfants : Solange, Denise et Joseph. Joseph Hourrière, marin, résidait alors à Bayonne.
L’ami juif en question était-il donc ce Rennais présent à Oradour ? Les réfugiés originaires d’Ille-et-Vilaine devaient être rares à Oradour, l’hypothèse n’avait donc rien d’invraisemblable. Encore fallait-il connaitre sa véritable identité. Un indice sérieux figure dans le livre « Les Juifs en Bretagne », paru deux ans plus tard. Sur la liste des déportés, au convoi n° 69, est indiqué « Lucie Lévy, Française, 9 mai 1906, Rennes, épouse du dentiste René Lévy. Le couple et leur fillette réussirent à passer en zone sud, mais Lucie Lévy fut arrêtée à Grenoble », sans plus d’informations, sinon la possibilité de connaitre l’origine de ce dentiste, de son vrai nom Nathan Lévy, né le 20 avril 1896 à Metz. Il avait installé son cabinet au 1, place de la gare à Rennes, où il demeurait avec son épouse Lucie Mina Bloch, née à Tours le 9 mai 1906. Probablement rayé de l’Ordre des chirurgiens-dentistes à la suite des lois antisémites de Vichy, René Lévy était donc dans l’impossibilité d’exercer son métier et obligé de se cacher.

Le soixante-dixième anniversaire du massacre
Quelques jours avant le soixante-dixième anniversaire du massacre d’Oradour, au mois de mai 2014, parait l’ouvrage « Les ombres d’Oradour ». Son auteur, Jean-Paul Picaper, s’appuyant sur le témoignage de la petite fille de Jeanne Leroy, Sophie Hourrière, fille de Joseph Hourrière, apporte des éléments irréfutables sur la présence de René Lévy à Oradour.
« Les gens d’Oradour n’avaient jamais vu un uniforme allemand. Seuls les « espions » représentaient un danger. D’autant qu’on cachait dans le village deux ou trois familles de réfugiés juifs, les uns français, les autres d’origine étrangère. Mais ils pouvaient, dans l’ancienne zone libre, se promener au grand jour sans porter l’infamante étoile jaune. On se sentait en sécurité. Or, ce jour-là, les clients d’un restaurant d’Oradour évoquèrent deux hommes passés la veille qui n’avaient eu de cesse de poser des questions bizarres, essayant de faire parler leurs voisins de table avant de régler la note et de s’en aller.
L’hôtel Avril et l’hôtel Milord étaient réputés pour leurs restaurants. En ce début d’après-midi, quelques clients n’avaient pas encore fini de déjeuner. Mme Avril avait une solide réputation d’hospitalité. Une dame et ses trois enfants ainsi qu’une petite nièce s’étaient installés dans l’hôtel par crainte des bombardements sur Paris. Tous ces gens s’estimaient plus en sécurité à la campagne qu’en ville. Un commandant vétérinaire de Reims, sa femme et un neveu avaient fui le Nord. Un couple de Bordelais s’était lui-aussi réfugié là. Il y avait des gens de Montpelier, une vieille dame de Rennes. Jeanne Leroy, de Saint-Malo, s’était installée à Oradour, par crainte elle-aussi, des bombardements.
Sa petite-fille, Sophie Hourrière, nous a relaté les dernières heures de la vie de sa grand-mère. Née à Gacé dans l’Eure en 1882, elle possédait une fabrique de chaussures à Saint-Malo avec son second mari M. Leroy. Des amis parisiens lui avaient conseillé de s’installer à Oradour. Et comme les Allemands avaient réquisitionné son appartement à Saint-Malo, elle opta pour Oradour et résidait à l’hôtel Avril. Elle avait trois enfants, dont Denise, qui habitait Rennes, avait pour voisin un dentiste d’origine israélite, le Dr Lévy, lequel avait décidé de fuir vers Limoge. Denise le pria de passer voir sa mère à Oradour. Le hasard voulu qu’il arrivât au village le 10 juin. Il s’attabla avec Jeanne chez Avril. M. Lévy sentait des tensions, des dangers. Il lui en fit certainement part.
Le Dr Lévy ne s’était pas trompé. Avant même qu’il eût fini sa conversation avec Jeanne Leroy, des Allemands entraient dans le village, en uniforme et armés. Il l’incita aussitôt à fuir avec lui. Mais Jeanne, 62 ans, bourgeoise aisée, peu disposée à courir l’aventure, lui répondit que, non juive, elle ne risquait rien : ses papiers étaient en règle. Lorsqu’on appela au rassemblement sur le champ de foire pour « contrôle des papiers », elle s’y rendit sans guère d’appréhension. Lévy, lui, certain d’être envoyé en déportation s’il était capturé, décampa. Sans doute n’a-t-il même pas pris le temps de replier sa serviette. Allongé entre des espaliers dans un champ de petits pois, le Dr Lévy verra de loin le village mourir, et brûler. »
Le « contrôle de papiers », qui n’a jamais eu lieu, n’était qu’un prétexte bien sûr. Mais les gens d’Oradour, qui n’ont jamais connu de rafles allemandes, n’avaient aucune raison particulière de s’inquiéter. Tel n’était pas le cas des juifs réfugiés dans le village. Ainsi la famille Pinède, dont le père, voyant les Allemands arriver pense « qu’on vient le chercher ». Il cache ses trois enfants sous l’escalier de la maison, où ils vont rester plusieurs heures avant de prendre la fuite. Ils ne reverront jamais leurs parents ni leur grand-mère. Au terme de cette nuit dantesque on dénombrera 642 victimes, dont Jeanne Leroy, enfermée dans l’église avec les autres femmes et enfants d’Oradour.
Dans son livre, Jean-Paul Picaper s’interroge « Certes il restera toujours à Oradour des détails que l’on n’élucidera pas. Par exemple, qu’est devenu le Dr Lévy, caché entre des espaliers de petits pois pendant le massacre ? » Après la Libération, René Lévy retrouve son cabinet dentaire, dans un quartier de la Gare bien éprouvé par les bombardements. Lucie Lévy faisait partie du convoi n° 69, parti de Drancy le 7 mars 1944. Sait-il alors qu’elle a été gazée à son arrivée à Auschwitz, le 12 mars 1944 ? Rien n’est moins sûr. 
Kristian Hamon

Lire :
Claude Toczé et Annie Lambert, Les Juifs en Bretagne, PUR, Rennes, 2006.
Jean-Paul Picaper, Les ombres d’Oradour, éditions de l’Archipel, Paris, 2014.