lundi 24 mars 2025

Parti National Breton : l'étonnante analyse du capitaine de la Villemarqué

 


XIe Région Militaire. État-Major. 5e Bureau. Capitaine de la Villemarqué, Commandant le bureau de documentation. Rapport de 21 pages.

 

            Analyse des tendances du Parti National Breton pendant l’Occupation

« Le but de cette analyse est d’éclairer le 5e Bureau de l’État-Major sur l’activité du PNB et de ses mouvements internes qui se confondaient avec lui et dont l’activité pro-allemande était aussi grande que celle du PPF. Il s’agit des formations paramilitaires et des agents de la Gestapo qui après l’échec du Congrès de Pontivy et de la politique de Mordrel continuèrent leur politique germanophile. »

Suit un rappel historique de 3 pages sur la création du Conseil National Breton (CNB) au mois de Juillet 1940.

« La plus grande partie des Germanophiles restèrent au PNB. Le Mouvement breton ne se présentait pas à cette époque sous un aspect d’unanimité mais en ordre dispersé. Répartis en groupes et tendance de tout ordre, les adhérents étaient Germanophiles, anglophiles, soviétophiles, etc.

Delaporte donna un coup de barre, il éloigna la direction du parti de la tutelle allemande ; il voulut effectuer une union autour de son programme et concilier toutes tendances en gardant pour le parti une attitude de neutralité vis-à-vis du conflit. Il abandonna la Swastika et pris comme signe du PNB, la Triskelle ; il semble qu’il voulait montrer le changement radical de la politique car la Swastika ressemblait trop à la Croix Gammée. Delaporte Raymond n’avait aucun penchant particulier pour l’Allemagne, le PNB pris alors plus d’ampleur et le nombre des adhérents, augmentant était près de 7 000 en 1942. »

Cette estimation me parait bien exagérée. La dernière source (CDL 35) des Renseignements Généraux que j’ai pu consulter est une boite contenant près de 2 000 fiches individuelles de membres et sympathisants du PNB. Le tirage de L’Heure Bretonne était d’environ 30 000 exemplaires. Nous avons une copie du fichier des 3 000 abonnés.

Page 5 (extraits)

FORMATION PARA-MILITAIRE

« Vers la mi-août 1940, le CNB chargea Lainé de constituer une milice.

Une trentaine d’individus, hommes et femmes, s’installèrent dans la propriété du commandant Le Bourhis au manoir de Kerriou. Un bail régulier fut passé chez M. Le Goff, notaire à Gouézec (chef cantonal du PNB) entre le commandant Le Bourhis, propriétaire et M. Lainé Célestin, chef de l’unité ; le camp s’organisa immédiatement sous les directives de M. de Quélen, avocat au barreau de Guingamp, et le nommé Couerre Armand fut spécialement chargé du ravitaillement de ce groupe organisé militairement.

Fin août 1940, ce groupe manifesta l’intention de se produire dans le bourg de Gouézec, et M. le Maire dut, le 4 août, prendre un arrêté d’interdiction, en ce qui concerne ce défilé, afin d’éviter des incidents graves, qui n’auraient pas manqué d’éclater entre la population et les manifestants. Le manoir ayant été réquisitionné par M. Hollard, sous-préfet de Châteaulin pour y installer un centre de jeunesse, l’unité quitta la région le 14 mai 1941. »

Suit une liste nominative de 24 personnes ayant séjourné au manoir entre août 1940 et mai 1941.

« Emploi du temps d’une journée : Matin ½ heure de culture physique – déjeuner – 1 heure de cours en breton – lectures politiques – culture physique – dîner – marche en campagne de 2 à 3 heures – leçon de conduite auto et note – corvées – souper – cours de langue allemande qui n’était pas suivi par tout le monde – la nuit, ils allaient faire des inscriptions. »

Manoir de Kerriou. On remarque la Traction Citroën de Debauvais


Page 6 (extraits)

LES BAGADOU STOURM (Section d’assaut)

« Les Bagadoù Stourm (section d’assaut) parallèlement à l’évolution politique du PNB s’était constitué une équipe de jeunes gens sous la direction de Yann Goulet qui avait pour but de faire la police dans les Congrès et d’assurer une sorte de parade militaire pour donner un certain cachet. Mais le but secret des germanophiles était de d’en faire une milice. Lainé sut se créer un noyau agissant. Les Bagadoù Stourm manœuvraient militairement (sans arme), il semble que la direction du PNB n’avait pas le contrôle exact de cette milice dont un grand nombre de membres suivirent Lainé et Guieyesse pour constituer la formation Perrot.

Les Bagadoù Stourm qui prirent par la suite le nom Strolladoù Stourm (troupe de parti) n’étaient pas une organisation de collaboration, mais des individualités sous la direction de Lainé, étaient employées au « civil » comme agents de renseignements de la police allemande au même titre que les éléments du CNB qui avaient suivis Mordrel en 1940. »



FORMATION PERROT

« Lainé en quittant le PNB en novembre 1943 en plein désaccord avec Delaporte entraîna tous les éléments pro-allemands des « Strolladoù Stourm » et du PNB. Il sut convaincre les hésitants. Il recruta les éléments qui avaient suivi Mordrel et avec lesquels il était resté en liaison pour former une milice qui prit le nom de Perrot après l’exécution de l’abbé Perrot par la résistance. »

Suivent 4 pages sur les opérations du Bezen et sa composition avec une liste nominative de 75 noms et 11 pseudonymes non identifiés.

« La liste ci-dessus est loin d’être complète, il est très difficile de connaître, non seulement, tous les noms des membres de la formation, mais même de connaître leur nombre approximatif. Car une partie est venue à Rennes pour servir dans une formation de combat sous la direction des Allemands, les membres de l’autre partie qui ont répugné à porter l’uniforme allemand opéraient dans toute la Bretagne comme agents de renseignement, les individus étaient chez eux. Il est probable que quelques-uns y sont encore, il est très difficile de les détecter car ils sont peu connus ; ils se méfient des PNB qui n’hésiteraient pas à les dénoncer. Beaucoup n’ont pas appartenu au PNB ils ont été recrutés au moment de la formation de l’unité Perrot. L’effectif total de cette milice est évalué à 300 membres. 150 environ étaient casernés à Rennes. »

Page 11 (extraits)



LES CHEFS DU PNB

Portrait de Raymond Delaporte et rappel de ses activités culturelles d’avant-guerre. Article « L’Europe va se reconstruire » qu’il signa le 18 octobre 1941 dans L’Heure Bretonne « qui montre qu’il était anti-soviétique et un utopiste ».

« ATTITUDE VIS-A-VIS DE L’ALLEMAGNE : Il semble que Delaporte se soit efforcé de suivre une politique de neutralité, mais sans être germanophile, il était anglophile sans doute par solidarité avec les Irlandais. Il ne ménagea pas ses attaques contre le gouvernement de Vichy. Car malgré les démarches, les revendications du PNB n’étaient pas acceptées. L’attitude de R. Delaporte dictée par des nécessités démontre que le 8 décembre 1940 ; ce n’est peut-être pas en plein accord avec Mordrel qu’il prit la tête du parti breton mais il s’est prêté à une manœuvre qui avait pour but de tromper les masses bretonnes et de les entrainer à la remorque de l’Allemagne, car si par la suite, il fut en opposition constante avec les germanophiles, c’est que les résultats de la politique n’étaient pas assez rapides et ne correspondaient pas à leurs espoirs. Le 18 octobre 1941, Delaporte signa un article qui montre qu’il était anti-soviétiques et un utopiste persuadé de la victoire allemande, il croit qu’elle apportera une solution aux revendications des dirigeants du PNB et aux Celtes en général.

Delaporte essayait d’exploiter les sentiments anti-vichyssois des bretons. Il avait la responsabilité de la politique qui devait faire le jeu de l’Allemagne. S’il a exclu certains extrémistes, c’est que leur attitude risquait de choquer les sentiments des bretons et de compromettre l’influence que le PNB prenait sur les masses. Il est à noter que les pro-allemands se retirèrent en 1943 mais ne furent pas exclus. Delaporte camoufla les agissements de ces derniers, afin de conserver un semblant d’unité pour son parti. Il porte la responsabilité de la confusion qui règne dans les esprits sur l’ensemble du PNB et sur l’activité de ce parti. »

Page 15 (extraits)

« Les membres du PNB étaient sous l’influence de leurs chefs de clan ou de tendance.

Les anglophiles avaient le docteur Leclair déporté en Allemagne qui militait dans la région de Morlaix, où il avait été nommé chef d’arrondissement par Hervé Delaporte docteur, frère de Raymond qui remplaça Le Berre dans le Finistère sur l’insistance de son frère. L’extrait de la lettre suivant montre que les frictions entre tendances étaient sérieuses et que les pro-allemands pourraient être à l’origine de la déportation du docteur Leclair. »

Suit l’extrait d’une lettre dénonçant comme anglophile notoire le chef d’arrondissement de Morlaix. Elle est signée par un certain Rohou, qui vient d'être exclu du PNB, restaurateur à Landivisiau, chez qui étaient réunis les Bagadoù Stourm lors de incidents du camp d’été d’août 1943.

Les Germanophiles : les chefs de cette tendance étaient Mordrel, Laisné, Guieysse, Gaignet, de Quelen, Debauvais (décédé).

Ils obtinrent la libération de 360 prisonniers bretons en 1940 alors qu’ils avaient la direction du CNB, qui devint par la suite le PNB.

Les prisonniers libérés adhérèrent au PNB. Quelques-uns furent recrutés par Lainé pour le service des Allemands (Gestapo, Milice Perrot, etc.) mais la plus grande partie suivirent Delaporte Raymond, d’autres ne militèrent pas, ils avaient trouvé une bonne occasion de sortir des camps. Tous les prisonniers sont connus du 5ième Bureau et il est facile de rechercher quelle a été leur activité pendant l’Occupation. »

Nous disposons effectivement d’une liste de 275 prisonniers bretons libérés ayant versé une cotisation en 1941.

Page 16 (extraits)

CONCLUSION

« Il est impossible de juger l’activité des membres du PNB sur l’attitude des chefs et sur les articles de L’Heure Bretonne.

On trouve au sein du PNB :

1)     Des gens qui ne s’occupèrent que de culture bretonne (folklore, musique, littérature, histoire, médecine, etc. Il existait un institut celtique fondé en octobre 1941, son but était :

a)     Encourager et organiser les études intéressant la vie du peuple breton.

b)     Susciter et développer toutes les manifestations propres au génie du peuple breton en dehors de toute action politique.

c)     D’appuyer le rayonnement de la langue bretonne et la culture d’expressions bretonnantes.

2)     Des individus qui ont tout fait pour être les valets d’Hitler (agents de la gestapo, unité pour combattre les maquis).

3)     Des gens qui ont participé effectivement à la résistance en combattant les armes à la main.

4)     Des gens qui ont aidé la résistance. Exemple : le docteur Hervé Delaporte de Châteauneuf-du-Faou qui fut le médecin des maquis organisés dans la région de Châteauneuf-du-Faou.

5)     Des gens qui n’ont rien fait pour ou contre la Résistance. Ce sont les plus nombreux.

Si les membres du PNB s’étaient tous rangés sous les ordres de Lainé, si les Allemands avaient pu se servir de ce parti comme du PPF, il est certain que la Résistance en Bretagne aurait rencontré de grosses difficultés supplémentaires. De nombreux paysans sont membres du PNB ou sympathisants et le ravitaillement dans les fermes aurait été délicat.

Ce serait une grosse erreur de prendre une mesure générale contre l’ensemble des membres du PNB. La preuve est faite pour certaines mesures prises dans le Finistère qui entrainèrent une manifestation populaire dans le nord du département. Il y a actuellement beaucoup de PNB internés, principalement dans le Finistère dont les dossiers ou les cas n’ont été soumis à aucune étude. Chaque cas doit être examiné, tous ceux qui sous quelque forme que ce soit ont aidé l’occupant doivent être sévèrement châtiés, mais tous les adhérents du PNB ne peuvent être assimilés à ces derniers et le fait d’avoir été adhérent du PNB ne doit pas entrainer automatiquement une sanction administrative ou pénale.

Le capitaine fait probablement allusion à la rafle du général Allard des 26 et 27 novembre 1944 qui verra environ 500 nationalistes, hommes et femmes, arrêtés en Bretagne. 141 personnes seront détenues au camp Margueritte de Rennes. Au 5 janvier 1945, 87 avaient été libérées.

Gwenn ha Du qui a organisé en France des attentats pour gêner l’action militaire pendant la guerre ne doit pas être confondu avec le PNB. Gwenn ha Du fera l’objet d’une prochaine synthèse du 5e Bureau de l’État-Major 11e Région Militaire. »

Page 18 (extraits)

« La situation générale était celle-ci : le CNB n’avait aucune influence sur les masses bretonnes, Mordrel était un homme impopulaire en Bretagne parce que politicien connu comme agent de l’Allemagne, son influence ne s’exerçait que sur un petit cercle d’adhérents, malgré le financement du parti par Goebbels, malgré les moyens employés pour acquérir de l’influence (libération de prisonniers de guerre bretons). Les propagandistes allemands n’auront pas de mal à comprendre qu’il n’était pas l’homme de la situation et qu’il n’y avait aucune chance d’arriver au but en lui laissant la direction du parti, d’où sa démission en expliquant que la ligne politique qu’il a tenue ne correspondait plus aux nécessités, on ne peut être plus explicite. L’homme qui devait jouer le rôle de Pétain en Bretagne n’était pas Mordrel.

Tous les actes et les résultats obtenus par son successeur montrent que c’était lui l’homme de Goebbels.

Delaporte dès son arrivée à la tête du PNB donna à son parti une orientation nouvelle qui correspondait mieux aux sentiments bretons. Il n’est pas compromis dans les événements politiques d’avant-guerre, il est surtout populaire pour son activité dans la branche culture bretonne – dont le choix est bon – le changement d’emblème correspond à un plan politique bien établi. Certes la tâche est rude, il faut emmener les Bretons à la remorque de l’Allemagne. Il est évident que cela ne pourra être le fruit que d’une politique à longue échéance. Certains adhérents pro-allemands ne l’ont pas toujours compris, dès qu’ils s’éloignaient de la ligne de conduite nécessaire pour arriver au but, ils étaient éliminés. Il est prouvé que la ligne politique de Delaporte fut plus ingénieuse que celle de Mordrel car le nombre fut en constante progression (…) On pourrait poser une question qui nous semble logique et qui est motivée par une contradiction apparente : pourquoi le PNB dénoncé par les pro-allemands « comme un repaire de Gaullistes honteux » (sic) ne fut-il pas dissout au moment du départ des éléments qui devaient constituer l’unité Perrot ? »

+ + + + + + + + + + + + 

La Liberté du Morbihan. 24 juillet 1945.

Conférence de presse du Général De Gaulle en visite dans le Morbihan.

- Avez-vous cru qu’une partie importante de la Bretagne était autonomiste ?

- Je vous dirai franchement, répond le général, que mes préoccupations se sont très souvent arrêtées sur la Bretagne, mais je n’ai pas fait grande place aux revendications inopportunes des autonomistes bretons. Il se peut qu’en Bretagne il y ait eu des conceptions assez différentes sur la position de cette province à l’égard de la France, mais devant l’ennemi cela ne comptait pas, et je n’en ai jamais tenu compte.

- Vous comptiez de nombreux bretons dans vos rangs ?

- Je crois bien ! Au début c’est presque la moitié des effectifs, ensuite l’élément breton y tint toujours une forte place.

- Pensez-vous qu’on puisse assimiler les autonomistes bretons, que l’on juge actuellement, à des criminels de guerre ?

- Je ne connais pas les éléments des procès, et d’ailleurs ce n’est pas moi qui rend la justice. Si les autonomistes ont trahi, ils seront punis pour trahison. S’ils n’ont été qu’autonomistes sans avoir trahi, c’est une autre histoire. A mon avis voilà comment la question se présente.

 


dimanche 23 février 2025

Albert Treyture : un GIG de Rennes à Bergen-Belsen, aller simple

C’est à Tarbes, où il effectue son service militaire au 12e Régiment d’Infanterie, que la guerre surprend Albert Treyture, né le 5 octobre 1893 à Orthez. Il part avec son régiment qui va être décimé dans les premiers combats de 1914, puis refondu. On lui propose alors d’entrer au 8e Génie. Malgré l’insistance de sa famille, qui lui conseille le Génie où il aurait été beaucoup moins exposé, il est incorporé au 152e R.I. car il ne veut pas quitter ses camarades, qui étaient vraiment pour lui ce que l’on appelle des frères d’armes. Le 152e est un régiment de choc de l’Est. Treyture est très fier d’appartenir à cette unité. C’est en effet le premier régiment à obtenir la fourragère rouge. Il fait plusieurs attaques avec lui et l’une des dernières est la prise de la célèbre falaise « Mangeuse d’hommes » de Hartmannswillerkopf (30 000 morts), dans les Vosges, où il est enterré vivant par l’éclatement d’un obus. Heureusement, on va le dégager, mais il est victime d’une commotion extrêmement violente et risque de perdre la vue. On craint même une cécité presque complète. Soigné à Rennes, puis à Bordeaux, il est réformé en novembre 1918 avec une invalidité à 90% et une acuité visuelle de 3 sur 10. C’est avec une volonté de fer qu’il reprend une activité de bureau rendue très pénible par la faiblesse de sa vue. La rééducation est longue et pénible. Il travaille avec des verres et à la loupe. Il écrit à sa fiancée en traçant péniblement des lettres majuscules et doit se faire lire ses lettres. Il ne lui a pas encore dit qu’il est sous la menace de devenir aveugle.

Dans cette terre du protestantisme qu’est le Béarn, Treyture suit les cultes de l’Église réformée depuis son enfance. Protestant libéral, il est profondément chrétien. Ancien combattant, Grand invalide de guerre, la défaite de 1940, puis l’Occupation, sont pour lui une véritable souffrance. Il ne peut pas rester inactif. Ce n’est pas dans son tempérament. Les années précédentes il s’était dévoué aux réfugiés espagnols, dont certains lui garderont une reconnaissance émouvante. « Tout n’est pas perdu, on peut se ressaisir », dit-il. Protestant, socialiste et franc-maçon, comme le Rennais Charles Foulon, il s’engage dans la Résistance en novembre 1941 et devient agent du 2e Bureau du mouvement Défense de la France pour l’Ille-et-Vilaine. Il est alors contrôleur principal des recettes à la poste centrale de Rennes. Avec son collègue M. Boyer, inspecteur au service technique des PTT, et quelques postiers et techniciens, ils mettent en place le groupe de résistance des PTT et installent les liaisons secrètes téléphoniques avec diverses villes de l’Ouest. Les activités sont multiples : faux papiers, détection des lettres de dénonciations, écoutes des communications allemandes, renseignements pour les maquis, etc. Treyture héberge également des responsables de la Résistance ou des agents de liaison à son domicile, 40 rue Armand Barbès. Jusque-là, tout va bien. Pourtant l’un de ses agents, se croyant traqué, doit changer de domicile.

Contrairement à leur habitude, ce mercredi 10 mai 1944, Mme Treyture et sa fille ne portent pas de messages de la Résistance lorsqu’elles se rendent chez M. et Mme Ladoumègue au 12, rue de Châteaudun, qui est une boîte aux lettres de Défense de la France. Instituteur public, Maurice Ladoumègue est membre des Corps Francs Vengeance. Pour une fois, il s’agit simplement de prendre le thé. Les deux femmes ignorent que les locataires de l’appartement ont été arrêtés le matin même et l’endroit transformé en souricière. Á peine ont-elles franchi le seuil que deux agents du SD, membres du Bezen Perrot, leur braquent un revolver sous le nez et leur demandent les messages, qu’elles n’ont heureusement pas sur elles. Aussitôt arrêtées, elles sont conduites à la prison Jacques Cartier. L’organisation aurait-elle été infiltrée ? On peut le penser puisqu’une semaine auparavant, le 3 mai, madame Élie, l’épicière de la place du Calvaire, dont la boutique servait de boîte aux lettres pour Défense de la France, a été arrêtée à son domicile, quai Duguay-Trouin, où elle cachait des parachutistes alliés. Conduite au siège du SD pour y être torturée, Françoise Élie sera ensuite incarcérée à Jacques Cartier puis déportée le 3 août 1944 au camp de Ravensbrück, d’où elle reviendra. C’est parce que l’épicerie recevait un peut trop de monde qu’il avait été décidé de créer une seconde boîte aux lettres plus discrète rue de Châteaudun. Ignorant tout des arrestations opérées ce 10 mai par les Allemands, Maurice Prestaut « Patro » s’y rend à son tour. Ce résistant, toujours armé, n’est pas n’importe qui : c’est le délégué régional de Défense de la France pour la Bretagne, et à ce titre il participe à l’unification de la Résistance non communiste. Est-ce lui que les Allemands attendaient ce jour-là ? Cela ne fait aucun doute. Mais le guet-apens tendu par le SD ne se passe pas comme prévu. Sur ses gardes, Prestaut sort un revolver caché dans son béret, blesse Goulven Jacq « Le Maout » à la main et abat Auguste Le Deuff « Verdier ». C’est le premier mort du Bezen. Il sera inhumé au cimetière de l’Est avec les honneurs militaires allemands. Arrêté malgré tout, Prestaut est conduit au SD. Fous de rage après la mort de leur camarade, les membres du Bezen se déchaînent contre le résistant. « Interrogatoire très brutal de Marcel Bibé « Targaz » qui martyrisa le détenu pendant deux jours pour venger la mort de Le Deuff. Au point que les Allemands lui interdirent de pénétrer dans la pièce où se trouvait le détenu (…) On lui avait brisé une chaise sur le dos et arraché un testicule à coups de pieds. Les bourreaux sont connus : Ange Péresse « Cocal » et Michel Chevillotte « Bleiz », ainsi que « Targaz, qui s’en vantaient. » (1) Prestaut sera fusillé le 8 juin 1944 à la caserne du Colombier. Un autre résistant, en relation avec Treyture, l’inspecteur de police Pierre Gicquel, membre du réseau « Éleuthère », est également arrêté ce jour-là chez Ladoumègue. Déporté le 28 juillet vers Neuengamme, il y décédera le 22 février 1945.



            Ses amis vont tout tenter pour persuader Treyture de prendre la fuite. Mais il refuse, sachant très bien ce qu’il devait faire. Il interrompt toutes ses liaisons en envoyant le message sous son nom de guerre « Trouillard fait le mort ». Il ne veut pas laisser sa femme et sa fille aux mains du SD. Il brûle tous les papiers compromettants et attend son arrestation, qui aura lieu le 13 mai, et va réussir à faire libérer sa fille et sa femme. Il ne s’était laissé prendre que pour être sûr de les sauver. Après un séjour à Jacques Cartier, d’où il fait passer quelques messages à sa famille dans du linge, il est transféré à Compiègne le 29 juin 1944, ainsi que Maurice Ladoumègue. Son dernier message est une lettre jetée en gare de Nantes ce jour-là « L’ambiance est très bonne. Soyez courageuses. Mon seul souci serait de penser que vous puissiez être inquiètes. Je suis un vieux de la vieille et ne suis pas malheureux. Tout ça me rajeunit. Je sais que vous resterez toujours vaillantes, fortes et courageuses, quoi qu’il advienne. Merci à tous les amis qui s’intéressent à vous. Bon courage mes chéries, je vous serre toutes les deux sur mon cœur. » C’est son dernier souvenir avant d’être déporté NN le 28 juillet vers Neuengamme, où deux autres déportés rennais : Georges Heurtier et le député Aubry l’avait aperçu. Ladoumègue y décédera le 24 août 1944. Sa compagne, Antoinette Lanusse, arrêtée le 19 mai puis déportée à Ravensbrück, sera libérée le 9 avril 1945. De Neuengamme, Treyture est transféré au Kommando de Drutte, au sud de Brunswick. Il décédera du typhus le 10 mai 1945 à Bergen-Belsen. Les Anglais ayant créé une zone de protection sanitaire, il n’avait pu être soigné à temps.



1 - ADIV 213W63. Interrogatoire de Raymond Magrez « Coquet ». 8 août 1945.

 

 

lundi 20 janvier 2025

L'héroïque silence de Thérèse Pierre


Thérèse Pierre, née en 1908 à Epernay, était une jeune professeure de son temps avec de fortes convictions politiques dans ce maëlstrom des années trente. Militante communiste, elle s'était rendue en URSS avec sa compagne en 1935. Elle militait pour le soutien au combat des Républicains espagnols, en plus de ses activités syndicales dans l'enseignement. Féministe, pacifiste, elle était également engagée dans le Comité des femmes contre la guerre et fascisme. Expulsée de sa région natale lors de la campagne de France en 1940, elle est mutée en Bretagne où elle reprend ses activités politiques. Aumois d'octobre 1942, elle est nommée professeure à l'EPS de Fougères où elle prend immédiatement en charge la propagande du Front National, sous les ordres du chef FTP "Loulou" Pétri. Sous le pseudo "Madeleine" elle participe activement au développement des mouvements de résistance du pays de Fougères et à la fabrication de faux papiers pour les réfractaires au STO. Elle était auparavant en poste à Redon, aux côtés d'une autre collègue résistante, Melle Jan : "J'avais bien reçu la visite de Thérèse Pierre qui enseigna quelques mois à l'EPS de Redon, elle venait de Vitré où elle avait eu comme collègue une de mes amies qui lui avait conseillé de venir me voir. Je l'ai reçue en présence de mes parents et elle ne voulut sans doute pas parler nettement. Peu de temps après, elle fut nommée à Fougères. Ce n'est qu'après sa mort que j'appris son appartenance au Front National, son martyr et sa fin héroïque à la prison de Rennes. Qui m'aurait alors dit que cette jeune fille d'apparence timide et un peu effacée, supporterait les plus cruelles tortures sans livrer un seul nom ?" (1)

Thérèse Pierre est arrêtée à son domicile, 32 rue des Prés à Fougères, le 21 octobre 1943. François Morinais, un commerçant de 39 ans, assiste à la scène : "Je me trouvais dans la salle du café tenu par ma sœur, 36 rue des Prés. Mon attention fut alors réveillée par la vue d'une voiture allemande en stationnement devant la maison et je restais aux aguets derrière la vitre. Vingt minutes plus tard, je vis Mlle Thérèse Pierre descendre la rue en compagnie d'un officier nazi qui la fit monter en voiture et referma brutalement la portière. Cela fait, l'officier se dirigea vers le bas de la rue et revint, cinq à six minutes plus tard, accompagné d'un jeune homme dont voici le signalement : âge 18 à 20 ans, taille moyenne, 1m68 tout au plus, mince corps, quoique ayant les épaules bien carrées et le buste bien droit. Figure très jeune, un peu pâle, figure plutôt ronde sans être grosse, cheveux châtains tirant sur le foncé et rejetés en arrière, costume bleu foncé. L'individu portait en outre un imperméable beige, et à la main une mallette marron de petite taille. Ce jeune homme ne paraissait pas être en état d'arrestation, il ne semblait ni inquiet ni gêné. Tandis que l'officier s'installait sur le siège avant de la voiture près du chauffeur, il ouvrit lui-même l'une des portes arrière et s'assit près de Mlle Pierre. L'automobile démarra aussitôt. Je dois préciser qu'en conduisant Mlle Pierre à la voiture, l'officier allemand la tenait par le bras droit. le jeune homme dont je vous ai parlé ci-dessus au contraire marchait librement." (2)

Madame Gaudry

Cette arrestation survient après celle de Mme Gautry, résistante et militante féministe, directrice de l'EPS de Fougères : "Je sais que Mlle Pierre appartenait au mouvement de résistance puisque j'ai moi-même participé à ce mouvement en collaboration avec elle. J'ai été arrêtée par trois agents de la Gestapo le 14 octobre 1943. Ces personnages m'avaient été présentés quelque temps auparavant comme appartenant à l'Intelligence Service par un camarade de la Résistance qui, je le suppose, avait lui-même été trompé par les apparences. J'ai l'impression qu'il existe une corrélation entre mon arrestation et celle de Mlle Pierre. En effet, cette dernière fut appréhendée huit jours après moi. La veille de mon arrestation, elle se trouvait chez moi et je suppose que cette visite n'a pas échappé à l'attention de ceux qui me surveillaient. Au cours de mon interrogatoire, on m'a fait allusion à Mlle Pierre, pour me montrer que l'on connaissait les relations que j'entretenais avec cette personne. L'homme qui me questionnait n'a pourtant pas insisté sur ce sujet. Des individus qui m'ont arrêtée, tous paraissaient être allemands." (3)

On ne sait pas avec précision ce qu'il sait passé lors de cette fin tragique de Thérèse Pierre, sinon le récit qu'en a fait "Loulou" Pétri : " Peu de temps après Mme Gautry, elle fut arrêtée à son domicile par la Gestapo. Je garde d'elle le souvenir d'une militante active, courageuse et dévouée. Sa prudence était extrême et tous ses gestes médités. Son calvaire et sa mort ne sont pas très connus. Transférée à la prison Jacques Cartier, elle fut, dès son arrestation et jusqu'à sa mort, torturée heure par heure, battue et flagellée deux jours consécutifs. Elle restait en contact avec ses compagnons de prisons par le canal du chauffage central. Mme Lequeu, de Dol, a recueilli ses dernières paroles. Le corps entièrement meurtri, elle se traînait sur le sol de sa cellule, sanglotait, criait de douleur, répétait inlassablement : "Je ne parlerai pas… Ils ne me feront pas parler." Vers la fin de ce deuxième jour, elle prononça distinctement : "Ils n'ont rien obtenu de moi…" Le lendemain matin on la retrouva pendue aux barreaux de sa geôle avec l'un de ses bas. De toute évidence, c'était là une mise en scène allemande pour faire croire à un suicide. Mais quelle invraisemblance que, martyrisée comme elle l'était, au point de pouvoir plus marcher, elle eut la force de se pendre ! La Gestapo, en maquillant son crime de sa grossière façon, achevait de le signer. Les obsèques de Thérèse Pierre eurent lieu à la cathédrale de Rennes, où son corps fut transporté à la morgue."

Saurons nous un jour qui a dénoncé Thérèse Pierre et qui était ce jeune homme qui accompagnait l'officier du SD, malgré la description très précise faite par François Morinais ? Désireux de connaître la vérité, les parents de Thérèse Pierre, dans une lettre (non datée) adressée au Président de la Cour d'appel de Rennes, citent un certain "Frogé", d'après le témoignage du pharmacien Bouffort, membre du CDL de Fougères. 



René-Yves Hervé

Dès les tout premiers jours de l'Occupation, la Résistance s'organise à Fougères, ville de tradition ouvrière et syndicaliste, autour de la famille Gallais, dont le père est le gardien du château. Des armes sont récupérées et cachées. Le groupe Gallais va connaître une fin tragique après avoir été infiltré, dès le printemps 1941, par deux agents du SD, René-Yves Hervé et son épouse Mathilde Le Gall, qui s'étaient attiré la confiance de la famille. Le 9 octobre 1941, les Allemands procèdent à l'arrestation de 55 membres du groupe. 14 d'entre eux, hommes et femmes, sont déportés en Allemagne au mois de décembre. Le 21 septembre 1943, les hommes sont décapités à la hache à Munich. Trois femmes et un jeune résistant ont été graciés et finiront la guerre en camp de concentration. Jusqu'à la Libération, René-Yves Hervé continuera sa sinistre activité au sein du SD, pour ensuite s'engager au Bezen Perrot et prendre la fuite en Allemagne où il va refaire sa vie sous une fausse identité, épouser une allemande dont il aura une fille. 

Après la chute du groupe Gallais, et la Résistance devenant de plus en plus menaçante pour les troupes d'Occupation de la région de Fougères, avec les FTP de "Loulou" Pétri qui multiplient les coups de main et sabotages, la répression allemande s'intensifie avec l'aide d'un redoutable réseau d'agents et indicateurs fougerais peux scrupuleux, dont plusieurs membres de la section locale du Parti National Breton (PNB), assurément l'une des moins recommandables du parti. Parmi ce nœud de vipères, quelques-uns figurent sur une liste intitulée "German agents in Brittany (Gestapo file)" établie par le CIC américain à partir de fiches individuelles retrouvées au siège du SD, cité des étudiantes de Rennes, avec un N° SR pour chacun. Sur un autre fichier nominatif de 24 militants actifs du PNB, établi cette fois par la police de Fougères au mois de novembre 1942, on retrouve le "Frogé" cité dans le courrier du père de Thérèse. Il s'agit en fait d'un certain Auguste Froget, 46 ans, représentant de commerce. Militant actif du PNB, il s'était engagé à la LVF pour combattre sur le front russe avant d'être arrêté par la feldgendarmerie de Fougères comme déserteur. Après un séjour à la prison Jacques Cartier, il devient agent du SD et n'hésite pas à donner un coup de main aux nervis du Groupe d'action du PPF de la rue d'Echange. Il a été vu se promener revêtu de l'uniforme allemand, probablement celui de la LVF. Il est connu pour se livrer au marché noir et au trafic d'alcool. Il a même proposé à un jeune paysan de le faire réformer du STO contre 5 000 francs et un quartier de cochon. On ne sait pas si l'affaire a été conclue. Il a pour acolyte Arthur Coquemont, né en 1915 à Fougères, lui aussi militant du PNB et agent du SD. Son père tenait un débit de boisson place Aristide Briand. Représentant de commerce, il se livre également au marché noir à grande échelle. Condamné à la peine de mort par contumace le 10 avril 1946, il est en fuite en Italie. "A Fougères il se rendait fréquemment chez Lecoq (SR 731), agent d'assurance, autonomiste en fuite, que je soupçonne fort d'être son indicateur habituel, frère du dentiste, également autonomiste. Il fréquentait Loysance (SR 762), agent d'assurance, autonomiste en fuite, indicateur de la police allemande. Fréquentait aussi Gilberte Loncle (SR 754), ex surveillante de police au commissariat de Fougères, ancienne maîtresse, à Saint-Malo, de Lelandais (SR 789), autonomiste. Enfin et surtout, il était presque toujours avec Gérald Gallais (SR 930), qui le suivait un peu comme son ombre, qu'il avait sans doute entraîné dans sa déchéance, Gérald Gallais, dont le père, la mère, la sœur, étaient déportés en Allemagne pour faits de résistance et d'où M. Gallais n'est pas revenu. Connaissait probablement Froget, récemment condamné à mort." (4)

Coquemont debout et Gallais au milieu



Le 3 août 1944, Fougères est libérée. C'est une ville pratiquement vide de ses habitants après les bombardements alliés meurtriers du mois de juin. Au même moment, à Rennes, veille de la libération de la ville, se déroule un autre drame avec le départ du dernier convoi de déportés, dit "train de Langeais". Alors que les maquis étaient surtout une affaire d'hommes, jeunes réfractaires du STO, il ne faut pas oublier qu'avant eux, les femmes ont joué un rôle essentiel et discret dans les mouvements de résistance, réseaux de renseignement ou filière d'évasion, souvent comme agentes de liaison. En cas d'arrestation, c'était la déportation assurée en camp de concentration, avec de minces chances de retour. C'est ainsi qu'il y avait 246 femmes à bord du "train de Langeais". Cinquante-quatre ne reviendront jamais. (4) Madame Gautry faisait partie de ces déportées, en compagnie d'Angèle Deplantay, une résistante de Redon : "Nous nous arrêtons le 6 août à Langeais. Il fallait bien laisser souffler la locomotive. Les femmes de Rennes sont autorisées à descendre sur le quai, même sur le ballast très en avant étant donné la longueur du convoi, rien n'indiquait que ce train contenait des déportés. Seule, reste dans le wagon Madame Gautry, directrice de collège à Fougères. Elle ne pouvait plus se tenir debout par la suite des mauvais traitements au cours des interrogatoires ; elle avait des lésions à la colonne vertébrale." Une autre résistante rennaise, Paulette Tanguy, arrêtée avec sa mère le 20 avril 1944 dans leur hôtel du Cheval d'Or, place de la Gare à rennes, est également à bord du convoi : "Parmi les Français qui assistaient les Allemands lors de notre arrestation, il y avait un certain Le Ruyet, cheveux châtain clair frisés et portant des lunettes d'écaille. Ce Le Ruyet ressemble de façon frappante à l'individu dont vous me présentez la photo sous le nom de René-Yves Hervé. C'est Louis Maignant, actuellement hospitalisé à Pontchaillou qui nous révéla que cet individu s'appelait Le Ruyet. Ce fait est troublant car plus je regarde Hervé plus je suis persuadée qu'il faisait partie des individus qui nous avaient arrêtées. En tout cas, il parlait allemand. A la Gestapo nous fûment gardées par des individus mitraillettes au poing parmi lesquels je reconnais le jeune Gérald Gallais et le nommé Couéré." (6) Amand Couéré, né à Fougères, était un membre du PNB et agent du SD (SR 796). Joseph Le Ruyet, adhérent PNB, né en 1922 à Bubry, était assurément l'un des plus redoutables agents du SD (SR 701). Membre du groupe de Guy Vissault (SR 913) puis du Bezen Perrot, il était spécialisé dans la recherche de dépôts d'rames en s'introduisant dans les groupes de résistance. Il a livré de nombreux patriotes aux Allemands et participé aux arrestations de l'hôtel du Cheval d'Or. Il sera fusillé le 5 novembre 1946. Plutôt que Louis Maignant cité par Paulette Tanguy, il doit s'agir de Joseph Meingan, 31 ans, de Quimper, qui est effectivement hospitalisé à Rennes  "J’ai été arrêté le 20 avril 44, place de la Mairie à Rennes, à ma sortie du café de Paris, rue Châteaurenault. Ceux qui m’ont arrêté sont les nommés Gellier et Le Ruyet agents de la Gestapo. Ils me conduisirent immédiatement, sous la menace de leurs revolvers à la Standortkommandantur. Après l’examen de mes papiers, je fus emmené rue Jules Ferry au siège de la Gestapo où je retrouvais mes camarades qui avaient été pris dans la rafle de l’Hôtel du Cheval d’Or. Ici nous avons subit un interrogatoire de trois jours et trois nuits, avec tortures. Le Ruyet et Gellier étaient dans les premiers à me matraquer et à me frapper. Le Ruyet s’est même fait prendre à partie par les Allemands pour sa violence. Il s’était fait mal aux mains à force de me frapper et il ne pouvait même plus écrire. J’ai également eu Hervé qui est venu m’interroger et me frapper mais beaucoup moins violement que les autres. Comme autres mauvais traitements, j’ai subi les immersions dans la baignoire et la chaise électrique. J’ai été ensuite emmené à Jacques Cartier en cellule, j’ai été déporté en Allemagne par le convoi du 2 août 44. J’ai fait successivement la prison de Belfort, les camps de Natzweiler, Dachau, les kommandos de travail de Allact et d’Haslach ; à ce dernier je suis tombé définitivement paralysé. En février 1945, j’ai été transporté au camp de repos de Weigen, où j’ai pris le typhus. C’est là que j’ai été libéré le 8 avril 1945 par les troupes françaises. Je reconnais sur la photo que vous me présentez un individu dont j’ai appris le nom à la prison Jacques Cartier le nommé Hervé fait partie de la Gestapo, et même, il y était très bien vu. Je vous ai dit qu’il m’avait interrogé une fois. Certains peuvent en effet le confondre avec Le Ruyet. Ils étaient à peu près de la même taille de la même corpulence et avaient tous deux la même face de visage et des lunettes. On peut assez facilement les prendre l’un pour l’autre. Il y a cependant entre eux une grosse différence ; Le Ruyet est très brun, Hervé est blond."

J'ignore quelles suites ont été données à la demande du père de Thérèse Pierre de surseoir à l'exécution du condamné à mort afin qu'on l'interroge sur cette affaire. Il aurait été gracié par le général de Gaulle. Auguste Froget, représentant de commerce, né le 31 mars à Janzé, est décédé le 2 janvier 1987 sur la même commune. 



- (1) Fonds Pétri. 167 J. ADIV

- (2) PV du 11 octobre 1945

- (3) PV du 11 octobre 1945

- (4) Rapport de police du 30 janvier 1946. 213W60 ADIV

- (5) Il faut saluer les remarquables recherches de Jean-Claude Bourgeon sur ce convoi.

- (6) Déposition de Paulette Tanguy du 5 septembre 1945

Sur la Résistance dans le pays de Fougères, c'est au livre Visages de la Résistance de Daniel Heudré qu'il faut recourir. 



dimanche 1 décembre 2024

Prisons à livres (r)ouverts : Pierre Joigneaux


Rennes, place des Lices. 9/11/2024
À Béziers, Oxford, Offenburg ou Stockholm, on a  transformé des prisons en hôtel, à Guingamp, en centre   culturel. Ne parlons pas du mont Saint-Michel ni de Fontevraud. Ouvertes à la visite, comme celle de    Kilmainham à Dublin, ce ne sont pas de simples musées,   sinon de quel art parlons-nous ? Si on y trouve des cartes postales, elles doivent grincer sous les doigts. Des ombres planent, des cris, des salves de feu résonnent. Bref, leur mémoire rend un bruit de bottes et de chaînes, restitue la voix des accusés qu’on « enchaîne par les pieds, de façon qu’ils ne peuvent se mouvoir sans être entendus. » (Pierre   Joigneaux, 1841). Aucun mur n’est indifférent. « Straed Pierre Joigneaux » : cherchez, cherchez bien, et vous ne trouverez pas. Pas plus à hent, à camin, à kale, ni à chemin. Tout au plus quelques rues outre-Couesnon : en Côte-d’Or et dans la banlieue nord (Bois-Colombes), lieux des premier et dernier souffles. Il reste à déterminer quelle a pu être l’influence de ce militant de la terre dans une Bretagne à plus de 80% rurale au XIXe siècle (voyez Roger W. Magraw, 1978). Le citoyen Pierre Joigneaux (1815-1892), représentant de la Côte-d’Or à l’Assemblée nationale en 1848, a multiplié les actions en direction du monde des campagnes. Après tout, il fait partie des vainqueurs de la liberté que, plein Ouest, loue le Recit imprimé cette année-là par V. Guilmer (Montroulez), à chanter sur l’air de la Guerz potret Plouillio :

Sellaouit oll, me o suppli, Bretonet a Vreiz-Izel,

Cana ar recit glorius var ar victor immortel

Gounezet gant ar c´hard vaillant hac ar Barisianet

Evit souten liberte hac hor guirion gourdrouzet.

En cet an 01 de la IIe République (et du Manifeste de Karl Marx), Pierre Joigneaux publie un traité de l’Organisation du travail agricole qui commence ainsi : « L'amélioration du sort des travailleurs de l'industrie et de l'agriculture est aujourd'hui l'objet de sérieuses préoccupations, et de la part de ceux qui compatissent sincèrement aux douleurs de leurs frères, et de la part de ceux qui comprennent bien les exigences de la situation. Il est donc du devoir des hommes spéciaux de se mettre à l'œuvre, chacun dans la mesure de ses connaissances et de ses forces ; autrement la question tomberait dans le domaine des grands diseurs de mots vides, et sa solution resterait immanquablement à l'état de problème. »

« L’Association de la propagande démocratique et sociale mettait l’accent sur l’activité politique en vue de l’opinion publique de la campagne ; c’est ainsi qu’elle y répandait : La feuille du village de Pierre Joigneaux (1849 et 1850) ; À mes frères des campagnes, toast porté au banquet du Mans par Pierre Joigneaux (22 avril 1849) ; Aux Habitants des Campagnes, discours des citoyens Ledru-Rollin, Félix Pyat et de Pierre Joigneaux (24 février 1849) » (Raimund Rütten, L’Héritage de la révolution de Février 1848Musée de l’Histoire vivante, Montreuil, 2024, p. 308, note 170 ; version originale du catalogue, 2024).

Portrait de Pierre Joigneaux, représentant du peuple, 1848 (lithographie de Charles Bazin)

L’année suivante, il finissait son Puisque l’argent se cache il faut que le papier se montre par un « Camarades, veillons au grain. » Pas étonnant que, parmi les solutions que propose ce pionnier, figure celle de créer des écoles agricoles pour les femmes, comme on le rappelle au CFA-CFPPA de Kerliver (Hanvec). Son grand-œuvre d’homme de la terre est d’avoir dirigé le Livre de la ferme et des maisons de campagne (1863,1872). Le pdf ne coûte rien et vaut la peine d’être consulté par qui veut mettre entre parenthèses les décennies du tout chimico-industriel (Walden, de Thoreau, c’est pour les chevaliers de la table rase).

Quant à son grand-œuvre d’homme de plume, il s’intitule les Prisons de Paris (1841). Il avait eu tout le temps d’en expérimenter une floppée aux frais de la Monarchie de Juillet : journaliste républicain, publié dans la presse clandestine, il écope, en 1839, de cinq ans de taule. Il en effectuera trois, le temps de faire le tour de six de ces maisons. Pour nous, en 2024, la plus célèbre, inaugurée trois décennies plus tard, et désormais seule citadine, porte l’étrange nom de prison de la Santé. C’est ailleurs qu’il s’est refait la sienne, à savoir, dans l’ordre des visites : l’hôtel Bazancourt (de quoi se plaint-on ?), le dépôt de la préfecture (non loin de ce que, jusqu’à il y a peu, on appelait le Quai des Orfèvres), la Force, les Madelonnettes, la Conciergerie (inutile de faire les présentations), le Nouveau-Bicêtre, ou Roquette, et Sainte-Pélagie (dans les appartements d’une extrême fraîcheur de laquelle il n’a pas séjourné). Trois autres, plus celle-ci, n’ont pas eu l’heur de sa visite. Total pour la capitale : dix établissements pénitentiaires. La centralisation (carcérale), c’est leur diminution en nombre et leur extension en capacités d’accueil. Sous l’Occupation, la circonscription pénitentiaire de Paris n’en comptait plus que trois intra-muros (Santé, Roquette et Cherche-Midi, cette dernière étant une prison militaire) et sept dans le Gross Paris.

Le néo-babouviste Pierre Joigneaux a donc traîné ses sabots dans les ateliers de typographie, la fange des geôles parisiennes, l’hémicycle de la « salle de carton » et sa terre natale. Le Maitron fait sa place à ce jeune lion d’extrême-gauche vieilli en homme de gauche. Resté fidèle à ses valeurs, malgré la courbe descendante de l’ardeur révolutionnaire. L’âge incline souvent à la modération. La trahison, comme le revirement de casaque, n’a pas d’âge. Versaillais après la Commune, mais tendance Voltaire : « Il fut de ceux qui contribuèrent à la fondation de l’École nationale d’horticulture de Versailles (16 décembre 1873). »

Vingt ans après les prisons de Paris, Pierre Joigneaux publie ses potagers de France : un traité de plus de quatre cents pages intitulé Causeries sur l’agriculture et l’horticulture (1864) qui s’ouvre par une apologie des fous comme Christophe Colomb, Olivier de Serres ou Franklin. Dans la rubrique des « tourmenteurs de végétaux » et de ceux qui commettent « des actes de tortures, de violence à l’encontre des arbres » (p. 147), il se demande s’il est bon de gauler les pommiers à cidre. Joigneaux n’est pas un sylvothérapeute, un adepte des câlins aux arbres : « Il est facile de comprendre que les arbres gaulés rendent plus en fruits que les autres, puisqu'ils ont plus souffert, et que la souffrance porte à la multiplication de l'espèce. À ce propos, permettez-nous de vous rappeler un vieux dicton de notre Bourgogne : Vignes grêlées, vignes fumées. » Mais si l’arbre produit plus, il vit moins longtemps. Et de conclure qu’« au lieu de les mutiler inconsidérément, on leur accordera peut-être certains égards, certains ménagements. Nous n'attendons que cela, rien de plus. » On comprend le rapport au monde agricole de ce défenseur des salamandres et autres grenouilles dans nos jardins.

 

Le lérot (Causeries, p. 98)

Outre le paysage où il est né, ses années de geôle lui ont laissé le temps de méditer sur les arbres : « La justice humaine ne froisse jamais impunément les besoins les plus impérieux de la créature qu’elle retranche de la société. La nature proteste ; elle se révolte, elle se tord sur elle-même, ainsi qu'une pousse d'arbre qui serpente dans l'ombre et tend la tête à un rayon de soleil. [... Le prisonnier] a beau haleter et gémir à l'ombre de ses murs, à l'ombre de ses portes de chêne et de ses grilles de fer, son rayon de soleil ne vient pas, et il souffre autant que la pousse d'arbre qui s’étiole. » (p. 96)

Pierre Joigneaux a donc beaucoup publié, même encore trois ans après sa mort, puis plus rien pendant un siècle virgule deux. En 2008 ressurgit sa monographie sur Ruffey-lès-Beaune, son village natal. Maintenant, c’est au tour des Prisons de Paris de recirculer. Rééditer, c’est, en faisant revivre un texte oublié, évoquer une figure des luttes politiques. C’est aussi réinscrire son témoignage dans la lignée de celles où se sont illustrés Michel Foucault, Pierre Vidal-Naquet (GIP) ou encore Anne Guérin (OIP), la fille de l’auteur de Fascisme et grand capital (1936).



dimanche 13 octobre 2024

Des Vieilles Charrues à l'intelligence artificielle. Ou : une révolution en noir et blanc

 


Notre histoire commence à Carhaix. C’est vers 1530 qu’y est né Gilles, troisième rejeton de Marie de Kerprigent et de Jean de Kerampuil. Naissance dans le domaine de la famille. Devenu recteur de Motreff, on lui doit le calvaire du cimetière de Cléden ; et, en 1576, deux ans avant sa mort et douze après la fin du concile de Trente, la version bretonne du petit catéchisme du jésuite béatifié Canisius. Il l’a traduit, explique-t-il, « en idiome brette [breton], langue vulgaire de [s]a patrie, pour ne laisser au peuple aucune occasion d’excuse de n’apprendre ce que lui est nécessaire pour son salut ». Voilà donc comment, à la Renaissance, on contribuait au salut de sa patrie.

À Morlaix, ancien haut lieu de l’imprimerie en langue bretonne, le 15 octobre 2024 est partie aux enchères la bibliothèque de la famille Le Goaziou. Elle s’est fait un nom dans la République des Lettres, et pour la République tout court. C’est le libraire résistant, « bête noire des militants du PNB », Adolphe, que visait cette inscription sur la façade de la préfecture de Quimper, le 13 décembre 1941 : « Breiz Atao vaincra. Malheur aux traîtres : exemple Le Goaziou ». Il tombera dans les filets de la Gestapo en 1943. (Kristian Hamon, Les Nationalistes bretons sous l’Occupation, p. 143). Entre autres lots, un exemplaire du Catechism imprimé à Paris par Jacques Kerver, un des gros éditeurs de la Babel des intellos où se donnaient rendez-vous toutes les nations de la chrétienté. Si l’on excepte le dictionnaire trilingue Catholicon latin-breton-français (Tréguier, 1499), c’est au moins le troisième livre imprimé en breton, après une Passion (Aman ez dezrou an Passion, 1530) et une vie de sainte Barbe (Aman ez dezrou buhez Santes Barba dre rym, 1557), tous deux pareillement imprimés à Paris. Qui a dit que les Bretons de Paris sont fake ?

Page de titre du Catechism de Gilles de Kerampuil

Adjugé 13 500 euros. Était aussi mis en vente un exemplaire de la méthode d’apprentissage de la langue bretonne (Dictionnaire et colloques françois et bretons, Morlaix, 1662). Le Quiquer, comme on dirait l’Assimil, paru en 1626 a été réédité cinq fois jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Allez voir dans le KVK, il y en a à tire-larigot. Mais, à part être réunis sans doute pour la dernière fois avant éparpillement (ainsi va la vie des livres), qu’est-ce qu’ont en commun ces deux ouvrages ? Réponse : ce sont des imprimés anciens en langue bretonne qui peuvent désormais passer en quelques secondes de l’image que vous lisez sur votre écran (à supposer que vous en ayez ouvert un) à un texte électronique dans un fichier .doc, .rtf, .txt, par exemple. Pour transcrire automatiquement les imprimés modernes que nous lisons en mode image (en pdf, jpg, etc.), donc sans avoir à les taper au clavier, on parle d’OCR (de l’anglais Optical Character Recognition, reconnaissance optique de caractères). Les applications sont nombreuses, elles s’installent facilement dans un ordi, une tablette ou un smartphone. Mais les résultats sont mauvais pour les textes anciens, même s’ils sont de la première moitié du vingtième siècle. Dans ce cas, il faut recourir à des applications de reconnaissance plus poussées. Il s’agit de l’HTR (de l’anglais Handwritten Text Recognition, reconnaissance de texte manuscrit). Derrière les opérations de transcription automatique, il y a des modèles d’intelligence artificielle. Le premier créé pour les imprimés anciens en breton est maintenant disponible sur la plateforme Transkribus. Pour l’utiliser, gratuitement, il suffit d’ouvrir un compte (gratuit) puis apprendre à manœuvrer. Le forfait de base permet, chaque mois, de transcrire gratis automatiquement jusqu’à 100 pages de documents manuscrits ou 200 de documents imprimés. Le modèle que nous avons créé s’appelle Mouladurioù 17vet-19vet kantved | Breton Prints 17th-19th centuries. Il est en accès ouvert depuis la nuit du 4 août dernier.

Comme pour l’OCR, les résultats d’une HTR sont rarement sans aucune faute (comme nous dans les dictées). Le taux d’erreur peut varier, celui d’un modèle considéré comme très bon étant aux alentours de 5%. Le modèle Mouladurioù a atteint 1,4% : le taux moyen d’exactitude dans la transcription automatique d’un texte est donc de 98,6%, soit en moyenne trois fautes tous les 200 signes (c’est le nombre, espaces comprises, dans les deux premières phrases du paragraphe suivant).

Le catéchisme breton de Kerampuil de 1576 n’est pas disponible sous format numérique, mais la Gazette Drouot en a fait voir quelques pages. Nous en avons copié une (la page 23) puis l’avons soumise à HTR. Résultat : transcription exacte à 99,28% (chiffre obtenu en comparant la transcription humaine, sans faute, et la transcription par la machine).

Page 23 du Catechism


Le texte transcrit avec les erreurs de la machine (en rouge). Durée de l'HTR : 19 secondes

Résultats quantifiés de l'HTR de la page 23. CER = taux d'erreur.

Ce que donc partagent en commun le Kerampuil et le Quiquer, c’est qu’ils sont maintenant, comme des centaines d’ouvrages en breton imprimés jadis, transcriptibles automatiquement en quelques instants. C’est une bonne nouvelle (evangelion dans le grec de Kerampuil). L’autre, c’est que dans le monde de l’HTR le breton a rejoint les gaéliques d’Écosse et d’Irlande (autre modèle) et l’occitan. Mais ce n’est qu’un début, continuons le... À Brest même est en cours la création d’un modèle pour l’HTR des carnets d’Anatole Le Braz. Camarades keodedourien, à vos greniers ! La révolution numérique est en marche. C’est transcrit noir sur blanc.