Dans Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, Emmanuel Le Roy Ladurie explique que, selon les croyances communes de la haute Ariège, les morts courent jusqu’à ce qu’ils gagnent le paradis terrestre. Autres temps, autres mœurs, en Basse et Haute Bretagne les bretonnants courent et sont bien vivants. Et le paradis terrestre est une métaphore pour l’espace collectif où se réalisent les désirs, entre autres, celui, tout bête, de vivre ensemble dans la langue désirée.
Voilà plus de cent
cinquante ans, un bretonnant non Breton, Charles de Gaulle (1837-1880), oncle
de Charles de Gaulle (1890-1970) empêché de courir de son vivant, lançait le grand
programme du Breton Revival (1). Pan-,
inter-celtisme et mégalithisme allaient de pair, la foi des bardes à particule
déplaçant les grandes pierres (mais pas l’heure de la messe). Puis, l’oncle
s’étant éclipsé en 1880, fut dressé l’état de l’art (2) : on publiait,
parlait « décentralisation administrative », union des classes et « liberté
d’association », des embryons de partis éclosaient, on rêvait Espoir et
Paix Celtique. C’était parti !
On entend souvent dire
que, parmi les chefs d’État ayant discouru en breton, de Gaulle junior a été
précédé par Napoléon III. C’est une erreur : le discours de cet autre
neveu au premier degré n’a été prononcé qu’en français, à Rennes, le 20 août
1858, la traduction en breton, elle, ayant été placardée par la suite sur
demande préfectorale.
La voici, en breton
pré-KLG, après transcription automatique à l’aide de notre modèle public d’IA Mouladurioù 17vet-19vet
kantved (taux d’erreur :
2,2%, vu la qualité moyenne de la numérisation d’origine du document) :
Discours de Napoléon III lors du banquet breton à Rennes, 20 août 1858.
KOMPSIOU lavaret GAND É VAJESTÉ ANN IMPALAER ER FEST
BRETON É RAÓN, ANN 20 A VIZ EST 1858
Deûd ounn étouez ar
Vretoned dré déver ével dré garantez ; falloud a rea d'in annoud eur loden euz
a vró c'hall péhini n’em boa ked c'hoaz visitet ; meurbed c'hoantek é oann d'en
em gavoud ékreiz ar bobl Bréton, pehini, dreist pep trá holl, a gár ann aotoritez,
a zo katolik, ha den-a-vrézel. C’hoantéet en deuz meur a weach diskouez
départamanchou ar c'huz-héol evel dishenvel enn hò c'hréden euz a lodennou all
euz hon bró. Ar c'hriou joauz péré hò deus digéméret ann Impalaérez ha mé enn
hon beach hò deuz disklériet peger faoz int ann holl lavariou-zé. Ma n'int ked
ann holl Francijen henvel enn hó doaré, holl hó deuz eunn hévélep kaloun.
Falloud a ra d'ézhó kaoud eur Gouarnamant stard awalc’h évid ampéch
révolutionou all ; skianted awalc'h évit protéji ar gwir greskadurez ha
dévlopamand holl galloud spéred an den ; gwirion awalc'h évit tenna war é
lerc'h ann holl dud honest, pétra bennag ma hó deuz servijed eur Gouarnamand
all ; koustiansuz awalc'h évit diskléria pénaoz hé tifen a gréiz hé galoun al
lézen gatolik, Pétra-bennag ma lez pep hini da c'heùl hé gréden ; enn eur gir,
Falloud a ra d'ezhô eur Gouarnamant kren awalc'h, dré ar peuc'h braz a renn enn
diabarz, évit beza doujed, ével ma eo dléet, enn holl Rouanteleziou euz ann
Europ. Rak-sé, o véza bet galvet gand ar Bobl, hag o réprésenti ann holl
grédénouzé, chétu-azé evit pétra em euz gweled é pep leac'h ar bobl o tirédi
war ma lerc'h, hag oc’h ankouraji hó Impalaer dré hé griou joanz. Krédit
[i]erm, Aotronnez, pénaoz bikens na c'hellimp ankonat na[g] ann Impalaérez na
mé hon béach étouez ar Vrétoned. Bépred ni hon bézo sonj euz hoc'h évez
karantéuz ékenver ar Prins Impérial ; er c'hériou ha war ar mez ann holl a
c'houlenné eus kélou hon Mab, sellet gant pep hini evel espérans ar vró. Hó
trugarékaat a rann, Aotrounez, da véza préparet ar reunionman péhini en deuz
permétet d'hin digeri d’hoc’h ma c’haloun, hag évid achui ar gouél-man, évomp
da iec'hed ar Vrétoned réprésented er Palez-man dré eunn nombr ken braz a dud
enorabl. Gwélomp-ni hep-dalé ho douarou labouret mui-oc'h-mui ; hó c'henchou
achuet, hó Porsou-mór gwelléet, ar Michérer hag ar Marc'hadour enn eur stad
vad, ar vichériou hag ar skianchou enn énor, galloud a réont kaout fians enn hó
Impalaer ; mes falloud a ra d’ar Vrétoned, o wellaat hó Bró, mirout didamall hó
doaréou nobl péré hó deuz in distinged abaoé pell-amzer ; falloud a ra d'ezhó
miroud hò c’hustummou dister, hò Frankis hep hé far, hò feiz vad, hò
Persévérans enn déver, hò doujans enn bolontez Doué, péhini a daol évez d’ann
dud distéra ével d’ar ré a zo karget da ren war ar vrasa Rouantelézion. Chétu
azé ma veuiou, pidi a rann ac’hanoc'h, Aotronnez, d'hó rei da anaout d'ann holl
Vrétoned.
(Début du texte en français : « Je suis venu en Bretagne par devoir comme par sympathie. Il était de mon devoir de connaître une partie de la France que je n'avais pas encore visitée. Il était dans mes sympathies de me trouver au milieu du peuple breton, qui est avant tout monarchique, catholique et soldat. » Lire la suite).
Quant au neveu, lui, il a
bien parlé breton devant la foule, quoique le nombre de mots ait été moindre
(23 en tout). Ce morceau de bravoure a beaucoup fait jaser, et jusqu’en ces
tout derniers jours, avec Patrick Mahé et son service de presse télévisé (FR3 Bretagne), qui
commence par l’épisode quimpérois.
Mais il y a dans cette
histoire un détail oublié. L’auteur de De Gaulle et la Bretagne :
1940-1969 avance que le Général s’est « inspiré » d’un poème de
son oncle. C’est inexact : il a lu à voix haute un quatrain extrait de Da varzed Breiz publié en 1864.
Vanc’horf [sic] zo
dalc’het, [prononcé dalchet]
Med daved hoc’h nij va spered,
Vel al labous, a den [sic]
askel,
Nij da gaout he vreudeur a bell (3).
Tel est le texte proféré
du haut de la tribune tricolorée devant les caméras de l’ORTF et reproduit,
coquilles incluses, dans la version officielle du discours.
Mais si l’on compare avec
l’original, on découvre que le passage est tronqué : le tout début du premier
vers manque. Le président de la République aurait dû dire tout le vers, comme
suit : « E Paris va c’horf zo dalc’het… » – À Paris mon corps est tenu en cage… Le 2 février
1969, le Général s’est donc borné à lire un passage délesté de ces deux mots,
« À Paris », s’en tenant à un flou dramatique, « Mon corps est
tenu en cage, mais vers vous mon esprit s’envole… » Mais quelle est donc cette
cage dont l’âme gaullienne s’échappe ? L’oncle était paralysé ; mais
le neveu, son cri du cœur (lecture gaulliste du moment bardique quimpérois) ?
En lever de rideau du dernier scoop de sa carrière : l’annonce du
référendum sur la régionalisation. Assez bon score en Bretagne. Mais la langue
régionale aura été le chat noir en travers de son chemin, ou son chant du
cygne, comme l’on voudra. Discourir dans une langue régionale : jamais l’on
n’y reprendrait, à moins que l’on ne considère le français du Québec comme
l’une d’elles.
Une question
demeure : l’amour de de Gaule (selon l’orthographe du Petit Provençal
en date du 19 juin 1940) pour la Bretagne (« province » à quatre
départements (4)) et sa langue. Un élément de
réponse est fourni par le traducteur en breton de l’appel du 18 juin (version
du 22), Jarl-Mari/Charles-Marie Guillois (1910-1994),
dit « Koko eus Porz Gwenn », quelque temps le chauffeur du chef de la
France libre.
J’aimerais pouvoir
reproduire ici la traduction bretonne de l’appel de juin 1940, en contrepoint de
celui de Napoléon-le-Petit. Après la Libération, il a écrit au Général arrivé
au pouvoir afin d'obtenir un statut pour sa langue maternelle. Lettre restée sans
réponse, ni de corps, ni d’esprit. Une compensation : le 18 juin prochain,
une rue de Vannes sera baptisée à son nom.
Moralité de cette petite
histoire : en 1940, le breton fait venir des volontaires (qui s’en
plaindrait ?), en 1969, des voix. De Gaulle ou la campagne permanente.
Bref, qui ne la bat pour
sa langue ? Le 17 mai prochain, à Rennes, on ne va pas siffler le départ
de la Redadeg, mais sonner le tocsin. Diwan mérite qu’on coure pour la langue (phrase inversable). Il y a cent
cinquante ans, l’oncle en cage disait :
« Le jour où la
grande majorité de la population se trouverait de nouveau familiarisée avec [le
breton], son choix ne serait pas douteux et [le français] serait
progressivement banni de l'usage habituel. Un si immense résultat ne
demanderait que deux ou trois générations, c'est-à-dire moins d'un siècle (5). »
Cette revitalisation aurait donc dû s’observer, grosso modo, en 1950. La décennie Deixonne.
Yeun Sterneñv
(1) Charles de Gaulle, Les Celtes au xixe siècle (1e édition : 1864), Paris, Librairie
bretonne, 1903, p. 1-67. « Un texte majeur » au dire de Fañch Broudic (2016).
(2) Jean Le Fustec (1855-1910), Le
réveil de la race, p. 69-122.
(3) Version correcte (reprise dans les Mémoires de guerre
et mémoires d’espoir) : « E Paris va c'horf zo dalc'het / Med daved hoc'h nij va spered / Vel al labous, aden askel, / Nij da gaout he vreudeur a bell. » Traduction : À Paris mon corps est retenu / Mais vers vous mon esprit
s'envole, / Rapide comme un oiseau, / À la rencontre de ses frères lointains.
(4) Voir Pierre Barral, « Idéal et pratique du
régionalisme dans le régime de Vichy, 1974.
(5) Charles de Gaulle, Les Celtes au xixe siècle, 1903,
p. 37.
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