dimanche 7 février 2021

A propos de la vague photographiée par Mathieu Rivrin

 

La mer qu'on voit danser ou le paganisme Instagram

 

La mer, res nullius mais pas de n’importe quel dieu.

Une photographie a fait fureur. Elle a été prise par Mathieu Rivrin lors de la tempête Justine en janvier 2021. Chasseur de lieux et de moments, il s'était mis à l'affût face à la digue de Lesconil devant la mer déchaînée.

Mare suavi magno…

Le cliché, choisi parmi une série mitraillée lors de l'explosion d'une puissante vague. Tel l'arrêt sur image d'une goutte de lait qui forme une couronne royale avant de fondre, l'effet saisissant d'une fraction de seconde au déroulé du phénomène fait voir comme une tête avec ses cheveux ébouriffés, deux yeux et une bouche. Le photographe, lui-même le premier surpris, y lit le visage d'un pirate des Caraïbes. Mais le cinéphile s'est vu dépasser par la vague mythologiste de la culture générale : qui donc, sinon la divinité de l'élément en question, peut surgir ainsi non du néant mais du chaos même de l'eau de l'océan ? Neptune ? non. Poséïdon !

 


 

Pourtant le dieu grec de la mer est le même, en traduction romaine. D'ailleurs, le rapprochement est vite apparu avec la tête de la sculpture du Neptune calmant les flots visible au Louvre.


 

"Il en va pour chaque photographie comme pour les mots, dont Wittgenstein soutenait que leur sens s'identifie à l'usage qu'on en fait".

Il y a une double pertinence à citer cette phrase de Susan Sontag dans son étude L'héroïsme de la vision. D'abord parce que voir des dieux partout c'est encore, d'une certaine manière, partager une vision héroïque du monde, ce qui ne laisse de surprendre par le siècle qui court. Et puis parce qu'il est fait un usage bien particulier de cette hallucination collective : un usage d'élèves ayant fait leurs classes d'humanités, ou de leurs descendants portant encore ce vernis vingtième classico-centré. Pourquoi diable y voir le dieu des Grecs (ou des Romains) sur cette frange du littoral de la Petite Bretagne ? Certes l'Invincible Armada de César a vaincu non loin la résistance celte, face au pays vannetais. Mais en toute bonne orthodoxie olympienne les affaires des hommes ne peuvent qu'à peine perturber celles des dieux. Or, des dieux et des hommes, à chacun son domaine. Il faut donc se résoudre, du côté des non-tropicalistes, à voir surgir à travers les embruns de la vague de Lesconil le visage du dieu Lir, ou de Dylan, lui-même fils de la vague.

Conséquence : l'héroïsme de cette vision se teinte d'une couleur lugubre. En effet, le dieu celtique des mers peut être aussi nommé Donn le Brun, ou le Sombre. Il habite, bien plus au nord du rocher Goudoul, une petite île du nom de Tech Duinn d'où il enjoint les mortels ayant passé le cap de la vie à le rejoindre dans sa maison. Toutefois, s'il provoque tempêtes et naufrages, comme tout dieu celtique à usages multiples, il protège aussi bien le bétail et les récoltes. Donc, humains du second millénaire partageant encore la vision héroïque du monde, faites bon accueil à Lir, Dylan et surtout Donn, dont le nom n'est pas la mutilation de son voisin d'Égée, abandonnez la pêche en eaux obscures et traîtresses et convertissez-vous au plus vite à l'agriculture bio.

Il y a une dernière manière de faire du Wittgenstein avec Sontag. L'usage d'une image reflète les façons de penser. Une apparence qui séduit, c'est une image qui devient le réel. Quoique les conséquences de la divinisation d'une série de pixels noir et blanc soient de moindre envergure, le rapprochement qui suit est à dûment peser : dans le domaine mouvant des idées, comme de tout ce qui s'agite et explose dans notre tête, qu'est-ce qu'une fake news, quand elle est réussie comme un bon cliché, sinon un ensemble de mots ajustés de telle sorte que le visionneur y voit du vrai ? Pourtant on n'a affaire à rien de réel mais juste à un habile agencement de fragments de réel sans autre lien entre eux que ce que l'hallucination cérébrale relie et constitue en un tout satisfaisant, une news. Alors, le fake devient vrai. Au spectacle et en littérature, pas trop à redire. En revanche, en politique, c'est d'une autre vague qu'on parle.

 

Yeun Sterneñv, Kerdafé, 7 février 2021

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