mercredi 18 octobre 2017

Crimes de guerre à Sainte-Anne d'Auray



La libération de Vannes s’est effectuée dans une certaine confusion entre les 4 et 6 août 1944. Avertis de l’approche des troupes américaines, les Allemands avaient commencé à organiser leur évacuation dans la nuit du 3 au 4 en détruisant du matériel et incendiant des bâtiments. Le vendredi 4 au matin, les derniers éléments ennemis quittent la ville et les premiers FFI arrivent dans l’après-midi. Le préfet en place est aussitôt démis et remplacé par M. Onfroy. Dans la soirée, deux jeeps américaines pénètrent en ville. Cependant, tout danger n’est pas écarté. Le samedi 5 août, des convois de troupes allemandes en déroute traversent la ville pour tenter de rejoindre les poches de Lorient ou Saint-Nazaire. Le soir même les Américains arrivent en force. Le dimanche 6 août à l’aube, les Allemands, environ 2 000 hommes, tentent de reprendre la ville en venant d’Auray. Ils sont stoppés à l’entrée de Vannes, vers Keranguen, par une contre offensive américaine qui fait environ 800 prisonniers et de nombreux tués.
Le vendredi 4 août dans la matinée, désireux de couvrir leur retraite vers Lorient, les Allemands avaient installé un canon, pointé en direction de Vannes, sur la place de la République d’Auray. Ceux-ci se retirant en début d’après-midi, les Alréens, pensant leur ville libérée, manifestent leur joie en descendant dans la rue et en hissant le drapeau national sur l’hôtel de ville. Mal leur en a pris. En effet, le lendemain, prenant conscience de cette erreur tactique et désireux de maintenir une liaison permanente entre les troupes de la région de Lorient et celles de Saint-Nazaire, le général Fahrmbacher donne l’ordre de reconquérir le secteur que venaient d’investir les hommes du 2e Bataillon FFI de Le Garrec. Les escarmouches, violentes, vont durer tout le week-end et faire quelques victimes.
Pendant ce temps, non loin de là, à Sainte-Anne d’Auray, va se dérouler un drame qui suscitera une réelle émotion à la Libération car les deux abbés étaient très connus et estimés dans la région. Selon Roger Leroux : « Le commandant Le Garrec pense que le moment est venu de liquider la présence ennemie à Sainte-Anne d’Auray. Il cerne l’hôpital militaire installé dans le juvénat des Filles du Saint-Esprit ; établi à l’hôtel de la Paix, il y convoque deux prêtres, l’abbé Le Barh, recteur de la paroisse et l’abbé Allanic, professeur économe au petit Séminaire et conseiller municipal de Pluneret, et leur confie la mission d’aller sommer de se rendre le médecin-chef, le docteur Ernest Berges. Vers 19 h, ils remettent l’ultimatum à Berges qui les reçoit courtoisement mais leur oppose une fin de non-recevoir : « Nous ne pouvons nous rendre à une troupe irrégulière sans des instructions formelles de nos chefs. »Dès qu’ils sont partis, il téléphone à Lorient pour demander qu’on vienne évacuer l’hôpital et des camions chargés de soldats arrivent vers 22 h. Une heure plus tard, une patrouille guidée par Berges se risque hors de l’hôpital et lance quelques grenades puis échange des coups de feu avec des patriotes postés aux alentours. Berges et plusieurs sous-officiers reçoivent de graves blessures.  » (1) Dans le cadre des enquêtes sur les crimes de guerre commis par les Allemands, ces événements ont fait l’objet d’une enquête, suivie d’un rapport, rédigé le 14 mars 1945 par la gendarmerie d’Auray. Extraits :
« Le vendredi 4 août, vers 16 h 30, sur la demande du commandant Le Garrec, chef des FFI de la région d’Auray, les abbés Allanic et Le Barh ont accepté la mission d’aller présenter au médecin-chef allemand de l’hôpital militaire de Sainte-Anne d’Auray, une proposition de capitulation rédigée comme suit :
Monsieur le Médecin-Chef,
A titre de délégué de la Croix Rouge et de conseiller municipal, nous avons l’honneur de remplir envers vous une mission délicate que nous ne croyons pas devoir refuser pour raison d’humanité.
A l’instant, un Chef des Forces Françaises de l’intérieur nous propose de vous transmettre son invitation de vous constituer prisonnier avec votre personnel. A cette condition, et qu’aucune destruction ne soit faite à l’immeuble et à vos armes, il garantit, dit-il, qu’il n’y aura pas d’effusion de sang. Dans le cas contraire, il ordonnerait à ses hommes d’engager une action par les armes. Ce chef vous demande de lui faire connaître votre réponse avant ce soir à 20 h, soit en vous présentant à l’hôtel de France, soit en hissant le drapeau blanc à la porte d’entrée du Lazaret. Notre rôle consistant uniquement dans un sentiment d’humanité, nous sommes persuadés que vous voudrez bien le comprendre ainsi. Veuillez agréer, Monsieur le Médecin-Chef, nos respectueuses salutations. »
Médecin-chef Ernst Bergues
D’après Roger Leroux, le commandant Le Garrec était installé à l’« Hôtel de la Paix » de Sainte-Anne d’Auray, alors que dans le rapport il est fait état d’un « Hôtel de France », qui se situait rue Billault à Vannes. Toujours est-il que vers 19 h 30, les deux abbés se sont bien présentés à la grille du Lazaret et ont été conduits aussitôt au sous-chef, lequel, après avoir pris connaissance et communiqué l’ultimatum au médecin-chef alors occupé : « A fait connaître aux parlementaires que le commandant, médecin-chef Bergues, n’était pas disposé à se rendre à une troupe irrégulière. » Selon le rapport, les deux abbés ont déclaré le soir même que « l’attitude du sous-chef a été d’une correction parfaite. » Reconduits jusqu’à la sortie, ils ont cependant constaté que dès qu’ils avaient quitté l’hôpital des dispositions avaient été prises pour le défendre et que l’alerte avait pu être donnée pour obtenir des renforts. Jusqu’alors en effet, il n’y avait à Sainte-Anne d’Auray que le détachement de santé qui occupait le juvénat.
D’après l’enquête, de brèves attaques menées par des patriotes ont lieu le soir même vers 23 h autour de la Scala Sancta, mais sans résultat.
Le samedi 5, vers 6 h 30, une colonne de plusieurs camions allemands, chargés de nombreux militaires armés, arrive à Sainte-Anne en provenance de Pluneret. Elle est accrochée à l’entrée du bourg par quelques coups de feu tirés par plusieurs FFI qui disparaissent aussitôt, ce qui provoque des représailles immédiates. Un vieil homme, Stanislas Le Louër, âgé de 74 ans, jardinier à Sainte-Anne, est massacré à coups de crosses et sa maison incendiée. Le cadavre de Xavier Brianceau, 33 ans, rédacteur à la préfecture de Vannes et domicilié à Sainte-Anne, sera retrouvé affreusement mutilé dans une prairie, à proximité de la scierie Cicarec. La troupe, commandée par un certain lieutenant Roschlau, d’après Roger Leroux, traverse Sainte-Anne en formation de combat, se rend à l’hôpital et rafle en cours de route tous les hommes qui circulaient. Un groupe de soldats allemands se dirige ensuite vers la basilique mais est attaqué par des résistants, dissimulés derrière des maisons rue de la Fontaine. Les Allemands font immédiatement évacuer tous les hommes, femmes et enfants du quartier puis les regroupent dans la cour de l’hôpital. Lors de cette embuscade, Mme Augustine Henry, veuve Guégant, 64 ans, réfugiée de Lorient, est tuée d’une balle dans le dos et deux immeubles de la rue sont incendiés. Au même moment, les soldats qui avaient cerné la basilique et le petit séminaire font feu dans toutes les directions pour en interdire la sortie. Ceux qui avaient pénétré dans l’édifice font également usage de leurs armes (Des traces de balles seront longtemps visibles à la sacristie et dans les couloirs du séminaire). L’office interrompu, les religieux sont  immédiatement rassemblés puis conduits sous la menace des armes dans la cour de l’hôpital où se trouvaient déjà les civils, bras en l’air face au mur qui longe la route de Brec’h.
La rafle terminée, le médecin-chef Ernst Bergues se présente dans la cour, accompagné de quelques militaires et d’une interprète, Madeleine Heit. Aussitôt, Bergues demande après les abbés Le Barh et Allanic. Il ne semble pas les connaître puisque c’est Madeleine Heit qui les désigne. Sortis du rang, ils sont brièvement interrogés sur leur intervention de la veille. Conduits un peu à l’écart des autres prisonniers, une vingtaine, l’abbé Louis Allanic, 57 ans, né à Lignol, et l’abbé Joseph Le Barh, 48 ans, né à Pluvigner, sont immédiatement abattus d’une double rafale mitraillettes suivie de deux coups de grâce. Pendant ce temps, les Allemands s’organisent pour évacuer l’hôpital car les Américains ne sont plus qu’à quelques kilomètres de Sainte-Anne. Laissant les prisonniers face au mur, le convoi prend se replie sur la poche de Lorient, non sans qu’un soldat, au moment du départ d’une des dernière voiture, balance une grenade par-dessus le mur de clôture, blessant les professeurs Caudal, Bouchet, Derian et Le Bourhis ; tous du petit séminaire. Auparavant, deux autres soldats allemands, descendus d’une des voitures sur l’esplanade de la basilique avec des seaux d’essence, mettent le feu aux stalles des chœurs, ainsi qu’aux bancs et aux confessionnaux. L’alerte donnée dès leur départ va heureusement permettre de circonscrire les sinistres.
Ernst Bergues et son épouse
La reddition de ce Lazaret, avec sa faible garnison, présentait-elle un intérêt militaire stratégique ? N’eut-il pas été plus sage d’attendre l’arrivée des colonnes blindées américaines qui étaient proches ? Quoi qu’il en soit, cette initiative du commandant Le Garrec, de proposer au Médecin-chef du Lazaret de se constituer prisonnier afin d’éviter des combats inutiles, partait certainement d’une bonne intention, mais force est de constater qu’elle avait peu de chance d’aboutir, tant il était probable qu’un officier supérieur allemand répugnerait à déposer les armes pour se rendre à un « terroriste », fut-il commandant FFI. En effet, le même jour, à quelques kilomètres de là, un clerc de notaire, Eugène Pillet, est également missionné pour aller au château d’Éreck, en Questembert, afin de remettre aux Allemands qui s’y trouvent une sommation de se rendre. Arrêté, Pillet sera fusillé dans la soirée au lieu dit « Le Rosier » en Péaule.
Luchmann
Comme souvent, dans ces enquêtes sur les crimes de guerre, il ne sera pas simple d’identifier les coupables et d’établir les responsabilités de chacun. La tache sera d’autant plus difficile que les suspects, s’ils n’ont pas pris la fuite vers l’Allemagne, doivent se trouver dans la poche de Lorient qui, à cette date, n’est toujours pas libérée. D’après le rapport des gendarmes, il ressort clairement qu’Ernst Bergues est le principal responsable des toutes ces atrocités. Deux autres allemands, les officiers Reckitt et Luchmann, inspecteurs au ravitaillement, sont également impliqués. Karl Strobl, qui faisait partie de l’état-major du Lazaret, aurait également joué un rôle important « Pendant l’occupation il s’est fait remarqué à Sainte-Anne par sa nervosité et sa méchanceté envers les Français. » Cité également dans le rapport, un certain Bauer, officier SS « Pur nazi, il était fréquemment en civil. Il a été atteint d’une paralysie faciale et il en porte les traces. » D’après une interprète de nationalité belge, Yvonne Libricht, le docteur Rainer, témoin des faits, serait susceptible de fournir toutes les indications nécessaires.  Le docteur Jules Tinschert aurait également participé à ces crimes. L’interprète Madeleine Heit était d’origine alsacienne « Il a été constaté qu’elle avait des idées nettement allemande. Sa part de responsabilité n’a pu être définie. Personne ne peut affirmer si elle a été arrêtée et remise aux autorités américaines. Il semble plutôt qu’elle se trouverait à Lorient où sont également les principaux auteurs des faits relatés. C’est également l’avis des employés de la Mairie de Lorient repliés à Auray qui la connaissent parfaitement. » Et le rapport de conclure « Malgré les recherches effectuées, il n’a pas été possible de savoir quel était le nombre exact des militaires qui participaient à ces crimes ni à quelle unité ils appartenaient. Il s’agissait d’une unité appelée en renfort par le Médecin-Chef Bergues. » D’après Roger Leroux, Karl Strobl, surnommé « Pistol », sera condamné à Paris à 5 ans de travaux forcés et Roschlau aux travaux forcés à perpétuité.
(1) Roger Leroux, Le Morbihan en guerre, p. 540

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire