Peu
de lycées peuvent s’enorgueillir d’avoir été décorés de la Croix de guerre
1939-1945. Parmi ceux-ci, Anatole Le
Braz « Vivant exemple, pour l'Université, de résistance active et
d'héroïsme militaire » est sans doute celui qui a le plus marqué les
esprits par la jeunesse de ses martyrs. Hormis quelques pages du livre de Louis Guilloux « Le jeu de patience », paru en 1949 ; le seul ouvrage de
référence sur ce drame est un livre collectif réalisé par l’Association des
anciens élèves du lycée « De la nuit à l’aurore, des lycéens dans la
guerre 1939-1945 », Presses Bretonnes, 1996. Si ce livre retrace avec
précision le déroulement de la rafle et met en évidence qu’elle n’était pas
consécutive à l’exécution du militaire allemand de la gare Plérin, un autre
coup de main, toujours à Plérin, et qui aura de graves conséquences sur la
suite des événements, a été totalement occulté. C’est cette lacune qu’il m’a
semblé utile de combler et peut-être par là même, apporter quelques éléments
nouveaux et inédits sur cette tragique histoire.
Le coup de main de Plérin
Le 12 novembre 1943, en fin de
journée, Yves Salaün et Pierre Le Cornec, qui sont armés, s’approchent de la
petite gare de Plérin pendant que Georges Geffroy et Alain Jouanny font le guet
sur la route. Un vaguemestre de l’armée allemande avait été précédemment repéré
par le petit groupe. Salaün et Le Cornec tentent de l’assommer pour lui prendre
son arme et sa sacoche de courrier. Le vaguemestre dégaine son pistolet pour se
défendre. Le Cornec fait immédiatement feu avec son revolver et le touche
mortellement. La sacoche et l’arme récupérées, les quatre lycéens se séparent
et disparaissent. D’après une déposition du lycéen Pierre Jouanny, quelques
personnes ont assisté à cette affaire de Plérin : « Une italienne habitant un immeuble situé en
face la gare de Plérin, elle recevait fréquemment chez elle des membres de la Gestapo
et autres allemands. Un monsieur d’une cinquantaine d’années, moustache,
casquette genre marin, imperméable jaunâtre, semblait être un voyageur
attendant le train. Après le coup, les quatre jeunes gens ont rencontré en
descendant la cote, M. Georges Bogrand ». La gendarmerie française enquête
aussitôt « D’après un témoin, la
victime attendait le train de Paimpol lorsqu’il fut agressé par deux individus
armés et circulant à bicyclette. L’Allemand aurait cherché à se cacher dans les
broussailles proches. L’un des agresseurs l’aurait alors abattu à coup de
revolver et l’aurait ensuite fouillé calmement. Les deux inconnus auraient
disposé d’une troisième bicyclette sans doute destinée à un complice ».
Le plus étonnant est que l’enquête en restera là pour l’instant, les Allemands
ayant classé l’affaire comme « drame passionnel ».
L’autre coup de main de Plérin
Quelques jours plus tard, toujours
à Plérin, sept jeunes résistants font irruption dans une ferme au lieu-dit
« Pré-Méno », sous la direction d’un certain Yves Ricard :
« Le 24 novembre 1943, sur ordre de
M. François j’attaque une ferme collaborant avec l’ennemi en compagnie de mon
frère Roger, de Michel François, de Laporte Pierre, de Le Mée Yves, de Vigneron
Jean et Jouan François. Nous avons décidé d’attaquer la ferme Arthur de Plérin.
Mon frère Roger et son beau frère Michel n’ont pas assisté à l’attaque mais ont
seulement donné des renseignements. Les quatre autres et moi vers 19 heures
sommes entrés dans la ferme et avons pris la somme de 7 300 francs sous la
menace de deux revolvers prêtés à nous par Salaün. Une huitaine de jours après
j’ai remis à chacun d’eux la somme de 850 francs et 800 francs à Friquet de
Châtelaudren, gardant le reste pour moi. » Il se pourrait que ce "M.
François" soit Joseph François, résistant FFI, tué par l’ennemi le 4 août 1944
lors de la libération Saint-Brieuc. Mathurin Arthur porte évidemment plainte à
la gendarmerie. Cette affaire de revolvers prêtés par Salaün est importante
pour comprendre la suite des événements. Pierre Jouanny : « Ricard Yves demeurant à Robien où il jouit
d’une mauvaise réputation était arrêté le même jour que nous. Il entraina
plusieurs camarades au cambriolage d’une ferme de Plérin, garda 5 000
francs pour sa part et remit le reste à ses acolytes (ce trait seul le juge)
qui reçurent chacun 800 francs. Ce vol qui relevait de la police française fut
pris en main par les allemands puisqu’il y avait port d’armes. Or, Ricard qui
se disait travailler pour la résistance avait réussi à se faire prêter deux
revolvers pour l’attaque de la ferme par Salaün et Le Cornec, tous deux
fusillés à Fresnes par la suite. » L’arrestation dont parle Pierre
Jouanny est bien évidemment la rafle du vendredi 12 décembre au lycée Anatole
le Braz de Saint-Brieuc.
La rafle du vendredi 12 décembre 1943
Il
est 8 h 10. La Feldgendarmerie dispose des barrages pour encercler les
trois annexes du lycée. La plupart des élèvent sont déjà entrés dans les salles
de classe ou dans la cour du petit lycée. Tandis que les feldgendarmes demandent
à tous les élèves qui rentrent encore leurs papiers d’identité, la Sicherheistdienst (SD), police de sûreté
de la SS, improprement appelée Gestapo, sous la conduite de l’officier Müller,
pénètre à l’intérieur même du petit lycée. Un soldat prend position devant
chaque classe. Müller, accompagné du surveillant général, va de classe en
classe une liste à la main. René Le Bras : « J’étais en travaux pratiques avec une moitié de la classe 1ère
M2. L’un des Allemands tenait une feuille à la main. Il a appelé Raymond Quéré.
Le surveillant général lui a répondu qu’il avait déjà été interpellé. Alors il
m’a appelé. On m’a dit de sortir. J’ai été conduit dans la cour du petit lycée
où je trouve Quéré, Marcel Nogues et d’autres raflés sous le préau ».
Joseph Morfoisse est en classe de philo-sciences : « Un feldgendarme planté au pied de l’estrade,
jusqu’à ce que Müller, qui « œuvre » dans les autres classes, sa
liste à la main, vienne dans la notre pour arrêter Jean Collet, Jean Geffroy et
Jean Jannic ». Pierre Rinvet est en classe de math élèm : « La police allemande vient, munie d’une
liste, appeler plusieurs d’entre nous. J’étais du nombre ». Il y a
également Pierre le Cornec, Roger Le Huérou, Louis Masserot et Pierre Lainé. Le
Cornec se doutait-il de quelque chose ou se sentait-il particulièrement
menacé ? Toujours-est-il qu’il sort de sa poche un revolver et le charge,
bien décidé à s’enfuir. Ses camarades l’en dissuade et finalement il glisse
l’arme dans le casier de sa table. Pierre Rinvet assiste à la scène : « Plusieurs élèves manipulent le revolver.
Finalement Masserot le récupère. Il est rejoint par Lainé qui le prend à son
tour : « Donne le moi je vais le jeter dans les chiottes ». Il
le prit et je fus fort surpris quand Müller revint le lendemain de la tournure
que les événements avaient pris. Je suis allé faire le ménage chez Rinvet ».
Interrogé le 7 novembre 1944, Pierre Lainé déclare : « Le Cornec avait dans sa table un revolver et
deux chargeurs. J’étais placé juste derrière lui. Lorsqu’il fut arrêté les
Allemands ne fouillèrent pas sa table mais tout le monde en classe sut
l’existence de ce revolver. Les élèves arrêtés furent gardés quelque temps sous
le préau du lycée. Je pris le revolver et les deux chargeurs avec l’intention
de les faire disparaitre mais le lycée était encore cerné et j’eus le tort au
cours d’une récréation de remettre le revolver dans la table de Le Cornec, et
c’est en rentrant que les élèves l’ont vu. Ils se sont tous appelés pour le
montrer. Je repris le revolver à midi après l’avoir caché dans le poêle et je
l’ai camouflé chez moi à Lamballe. »
Il
est 9 h 00. Des lycéens qui avaient cours à cette heure-là pénètrent à
leur tour dans le lycée, malgré la présence de camions allemands. C’est ainsi que
Marcel Nogues et Yves Salaün, qui figurent sur la liste, sont arrêtés et
rejoignent leurs camarades sous le préau. Ils sont 19 lycéens : Allain ;
Cadran ; Collet ; Drillet ; les deux Geffroy ;
Gouriou ; Jannic ; Jouanny ; Le Bras ; Le Cornec ; Le
Faucheur ; le Huérou ; Le Joncour ; Nogues ; Quéré ;
Rabel ; Rinvet ; Salaün. Embarqués dans une camionnette bâchée,
précédée d’une voiture du SD et suivie d’une autre, les lycéens sont emmenés à
la prison de Saint-Brieuc où ils sont regroupés dans une salle commune au
1er étage, sauf Le Cornec, qui est aussitôt isolé dans une cellule.
Passant devant Pierre Rinvet, il lui glisse : « Je prends tout sur
moi, n’avoue rien ! » Il s’agissait de poudre et d’explosifs que
Rinvet avait dérobés pour lui dans une carrière.
Il
est 10 h 45. Rudolph, du SD, arrête Jean Le Gludic, 19 ans, à son
travail, au bureau du ravitaillement général : « Il avait à la main un bout de papier portant mon nom. Dans la voiture
il y avait déjà un élève, Geffroy (Le frère de celui qui sera fusillé). On le
transporta à la maison d’arrêt tandis que j’étais moi-même conduit chez Ricard.
Rudolph a procédé à l’arrestation de Ricard et nous avons été emmenés ensemble
à la maison d’arrêt. » Le 7 novembre 1944, Yves Ricard, 20 ans,
déclare : « J’ai été arrêté le
10 décembre 1943, en même temps que le fils Le Gludic. Les élèves du lycée
avaient été arrêtés deux heures avant moi. Le jour-même j’ai été interrogé sur
les cartes d’identité qu’on avait trouvées sur Le Gludic. C’est tout ce que
l’on m’a demandé ce jour-là. On m’a demandé aussi si je connaissais Louis Le
Bret. » Lors d'un nouvel interrogatoire, il déclare : « Le
10 décembre 1943 un membre de la Gestapo accompagné de Le Gludic est venu
m’arrêter à mon domicile et il m’a conduit à la maison d’arrêt de Saint-Brieuc.
Au bureau il m’a simplement demandé à qui appartenaient les cartes d’identité
trouvées en possession de Gludic. J’ai reconnu qu’elles étaient ma propriété.
C’est à partir de ce moment que j’ai été mis en cellule avec un nommé Camard de
Dinan. » Lors de l’enquête d’instruction, la police ne trouvera aucun
« Camard de Dinan ». A mon sens il s'agit de Jérôme Camard, maire
d’Étables-sur-Mer, qui hébergeait des aviateurs alliés. Il a été arrêté le 23 septembre
1943 puis libéré le 25 juin 1944. Son fils, Jean Camard, du réseau Pat O’Leary,
a été lui aussi arrêté le 20 juin 1943 à Paris. Emprisonné et condamné à mort,
il s’évade le 6 mars 1944, gare du Nord alors qu'il allait être déporté. Lors de son arrivée à la prison, Le Gludic est
conduit dans la salle du gardien allemand, un certain Émil, pour être
fouillé : « On trouva sur moi
trois fausses cartes d’identité que je devais remettre aux élèves du lycée
comme je le faisais presque journellement depuis 15 jours. Les photos n’étaient
pas sur les cartes. Il était 12 h 30. A 14 h Rudolph revint et me dit qu’il
savait que c’était Le Bret qui m’avait fourni le cachet. Il me demanda
également si je connaissais certains élèves du lycée. J’ai nié avoir connu des
élèves. Mais en ce qui concerne le cachet il me fit comprendre qu’il était
inutile de nier. Il vint chez moi mais le cachet ne s’y trouvait pas. Il sut que
mon camarade Rabel était venu à la maison et nous avons passé l’après-midi à
chercher Rabel et Le Bret qu’ils ne trouvèrent pas ce jour là. » Quelqu’un
a-t-il déjà parlé ? C’est probable puisque les Allemands débarquent chez
le père de Pierre Le Cornec, photographe à Étables-sur-Mer :
« Le 10 décembre à 14 h la Gestapo
venait chez moi à Étables et m’a dit que j’avais une carabine, un fusil de
chasse et un revolver, et que ces armes étaient dans ma chambre noire. Comme
j’en avais beaucoup plus que cela, je me rendis compte qu’ils avaient été mal
renseignés et j’ai tout nié. D’autant plus qu’il y avait un an que j’avais
enlevé ces armes et les avaient camouflées. Les Allemands ont fouillé partout
ce jour-là, mais n’ont rien emporté à ma connaissance. Ils m’ont arrêté et
écroué. »
Il
est 19 h. De retour en prison, Le Gludic est mis en cellule avec Le
Cornec, que le SD vient chercher pour subir son premier interrogatoire
boulevard Lamartine. Il reviendra à 21 h. Le Gludic partagera la cellule de Le
Cornec jusqu’au mardi matin. Au terme de cette journée, il ne fait aucun doute
que l’objectif de la rafle est le démantèlement d’un groupe de jeunes résistants
susceptibles de posséder des armes. Les Allemands ne semblent pas avoir fait le lien
avec l’affaire de la gare de Plérin.
Un jeune délateur du PNB
Lorsqu’ils arrivent au lycée, les
Allemands disposent d’une liste de lycéens. Elle a été
établie par un jeune dénonciateur que la rumeur de l’époque désignera comme
étant Georges Fischer, qui s’était amouraché d’une certaine Marcelle M.,
secrétaire au RNP local. Il n’en fallait pas plus pour l’accuser d’être un
indicateur du SD. Condamné à mort par un tribunal du Front National, il est
abattu par trois FTP le 14 juillet 1944, alors qu’il n’y était pour rien. En effet, on
découvrira plus tard que le véritable responsable s’appelle Georges
Plessix, employé au Trésor de Saint-Brieuc et adhérent du Parti National Breton. Plessix raconte au lycéen Paul Cadran,
18 ans, qu’il avait adhéré au PNB en 1941 : « Après avoir appartenu au Front Patriotique de la Jeunesse ».
Arrêté puis interrogé le 13 octobre 1944, Plessix se défausse sur son camarade :
« C’est Cadran qui m’a fourni la
liste des types : entre 40 et 60. Cette liste je l’ai remise à Pageot chez
De Quelen. J’accuse Pageot d’avoir fait des attaques à main armée dans des
fermes. On a fait un sale coup à 12 km de Saint-Brieuc. Pageot déguisé en
allemand, on se présentait au fermier pour perquisitionner. On raflait
l’argent. » Jean-Paul Pageot, 18 ans, est le chef
des « Bagadoù-Stourm » de Saint-Brieuc, l’organisation de jeunesse du PNB, dont Jacques de Quelen est le responsable local. Roger
Elophe, le jeune interprète français du SD, auquel j’ai consacré un chapitre
dans mon livre « Agents du Reich en Bretagne » le connait bien : « Chaque fois que Plessix venait au SD il
était reçu directement par Rudolph ». Paul Cadran s’est lié d’amitié avec
Plessix qui exerce une grande influence sur lui, le faisant même adhérer au PNB
en juin 1943. Dans sa déposition, Cadran reconnait avoir indiqué à Plessix que Le
Cornec possédait un revolver. Plessix lui demande s’il ne pouvait pas se
procurer des armes pour le PNB, dont certains adhérents sont de plus en plus
menacés, auprès de ses anciens camarades. Cadran lui remet alors une liste
d’une vingtaine de noms, dont le sien en tête. Dans sa déposition, Cadran reconnait que par
lâcheté : « Il n’avait pas
prévenu ses camarades de l’existence de cette liste ». Après-guerre, il
écrira une lettre manuscrite au lycéen Guy Allain, rescapé des camps allemands,
pour lui demander pardon et reconnaitra avoir établi cette liste pour la
remettre à Plessix. Si Plessix, comme il y a tout lieu de le croire, à informé
les Allemands que Le Cornec détenait une arme, on comprend mieux sa mise à
l’écart dès les premières heures de la rafle.
La deuxième descente des Allemands au lycée
Lundi 13 décembre. Les
policiers du SD, dirigés par Rudolph, reviennent au lycée. Un homme, dont
j’ignore l’identité, assiste à cette perquisition. Il est
juste indiqué « Note de l’inspecteur » sur le document. Probablement un inspecteur
d’académie « Deux ou trois jours
après cette première alerte (La rafle du 10, K.H.),
alors que je me trouvais en inspection au lycée, Rudolph et un acolyte
pénétrèrent à nouveau dans l’établissement (Petit lycée) pour arrêter encore
trois ou quatre lycéens. Le proviseur que je trouvais en conversation avec
« Rudolph » m’avoua quelque temps après que l’Allemand, au moment où
je survins, venait de lui confier que l’affaire était très grave, qu’il
s’agissait du « meurtre » d’un officier allemand à Plérin, et que
certains élèves avaient déjà avoué leur complicité. Ce jour-là (Le 10, K.H.) ils arrêtèrent au lycée le porteur de
revolver pris à l’officier allemand abattu ; mais le lycéen put à temps
passer son arme à des camarades de classe. Quelques jours après certains élèves
(4 ou 5) étaient relâchés tandis qu’on m’apprenait que d’autres étaient mis au
secret et que les policiers allemands avaient réussi à savoir où le jeune Le
Cornec avait caché un fusil ; ils y conduisirent leur victime qu’ils
ramenèrent ensuite à travers tout le village, portant sa carabine sur l’épaule
afin « d’instruire la population ». Le préfet, au moment des vacances
de la Noël me fit savoir que plusieurs élèves étaient accusés du meurtre de
Plérin et que certains d’entre eux avaient avoué. Dès cet instant nous avons
vécu sous la menace d’un licenciement total de l’établissement. » Le
« porteur de revolver » arrêté est bien évidemment Le Cornec qui sera
conduit, le visage ensanglanté, par les Allemands au viaduc du Ponto à
Étables-sur-Mer, où il avait caché une vieille carabine. Pierre Lainé est en
classe lorsque le SD se présente : « Le 13, Rudolph est entré dans la classe vers 9 h, il a demandé la place
de Le Cornec, il s’y est rendu et a demandé le revolver. Le proviseur
accompagnait Rudolph dans la classe, il a dit : « Il est dans
l’intérêt de la classe et du lycée que celui qui détient le revolver le
déclare ». J’ai dit au proviseur dans la classe que c’était moi qui
l’avais et il m’a dit de le dire à Rudolph (…) J’ai été emmené à Lamballe à la
suite. Nous sommes restés très peu de temps à Lamballe, le temps de prendre
l’arme et de repartir. Lorsque je fus remis en liberté il pouvait être environ
12 h 1/4. Je savais que Le Cornec avait un revolver puisque je l’avais trouvé
dans sa table, mais j’ignorais absolument que ce revolver avait servi à
exécuter l’allemand de Plérin. Pendant le trajet Rudolph ne me parla nullement
de l’affaire de Plérin. Il se borna à me demander pourquoi j’avais pris ce
revolver. J’ai répondu que je l’avais pris afin de le décharger et d’éviter la
production d’une pièce compromettante. Si
je me suis décidé à faire savoir que j’avais le revolver c’est que je me suis
rendu compte que cela n’avancerait à rien de résister. Les allemands
commençaient déjà à interroger un élève qui flanchait déjà. C’était Le Floch,
élève de math élem. Et je suis persuadé que Rudolph n’aurait reculé devant
aucun procédé pour faire parler l’un d’entre nous. Or si tout le monde ne
connaissait pas l’affaire de Plérin, tout le monde savait que Cornec avait une
arme. J’ai remis le revolver Mauser
car je n’ai pas soupçonné un instant que Le Cornec avait exécuté un Allemand. »
De retour à Saint-Brieuc, Lainé sera relâché le lendemain. De la part de la police allemande, pour une affaire de détention d’arme, cette
libération aussi rapide est surprenante et suscitera
bien des interrogations, comme sa déclaration à propos du jeune Le Floch, qui
n’a pas convaincu ce témoin : « Ayant
eu peur, dit-il, qu’un de ceux qui avait été appelé par les Allemands ne dise
qu’il avait le revolver, il l’a donné volontairement, or le jeune homme
qu’il a cité, Le Floch, n’aurait certainement pas parlé je le connais trop pour
cela. Et en tous cas il n’avait qu’à attendre qu’il ait causé. Je trouve que
Lainé est presqu’autant coupable que Ricard car sans cette preuve mes 3
camarades n’auraient pas été fusillés. » Je n’ai pas réussi à
décrypter la signature de l’auteur de cette lettre.
Les Allemands font le lien avec Plérin
Lundi
13 au soir. Ayant mis la main sur le Mauser, les Allemands savent désormais
avec certitude que ceux qui ont abattu le vaguemestre de Plérin sont parmi les
lycéens d’Anatole Le Braz. Le Cornec est le premier suspect. « Le lundi soir ils sont venus le chercher à 7
h pour l’interroger. Il est revenu à 9 h avec Rudolph dans un état
épouvantable. Il eut toute la nuit une fièvre atroce et le lendemain à 7 h ils
sont revenus le chercher. A ce moment là on m’a changé de cellule »,
déclare Le Gludic, que l’on reconnait sans peine comme le garçon cité dans
l’ouvrage « De la nuit à l’aurore », page 219 « Un garçon extérieur au groupe des lycéens, qui a partagé pour une nuit
la cellule de Le Cornec avait rédigé cette déclaration, qu’il préfère aujourd’hui
oublier : « Le 13 décembre vers 7 h le soir, la Gestapo rentre dans
la cellule et Viesser (Lire plutôt Wierze, K.H.) lui met les menottes et l’emmène. Il
revient vers 9 h 30 et Rudolph lui dit en enlevant les menottes : « Tu
as vu ce que tu as reçu aujourd’hui, eh bien ! Ce n’est rien, s’il le faut
nous continuerons pendant 15 jours. Tu parleras. Avec qui étais-tu ?
J’étais seul. Bon nous verrons demain. Pierre a la figure en sang et me
raconte son premier interrogatoire (Un coup de cravache lui marque la joue
gauche). Á son arrivée à la Gestapo, ils l’ont fait se déshabiller, ne lui
laissant que sa chemise et son pantalon. Ils lui mettent une couverture sur la
figure pour étouffer ses cris, puis, à six, ils le frappent à coups de nerfs de
bœuf et de cravaches. Puis ils le descendent dans une des cellules de la cave
où il reste, transi, pendant près de deux heures. Le lendemain matin, à 7
heures, ils reviennent le chercher et à ce moment on me fait changer de cellule. Par la suite quand je suis allé en
chambre commune j’ai pu voir qu’ils le laissèrent longtemps menotté dans sa
cellule et seul. » Si les Allemands sont convaincus de la culpabilité
de Le Cornec, ils ignorent qui et combien d’autres lycéens étaient avec lui.
Malgré les tortures, Le Cornec ne parlera jamais. N’obtenant rien de lui, les
Allemands vont « interroger » Yves Salaün et Georges Geffroy. Ce qui
est étonnant puisqu’ils ne sont pas censés connaitre leur implication dans l’affaire
de Plérin, donc quelqu’un les a renseignés. Un homme va rapidement être
suspecté : Yves Ricard, dont on se rappelle qu’il avait été arrêté avec Le
Gludic le vendredi 10 : « Quand
je suis arrivé à la maison d’arrêt avec Ricard, j’ai été fouillé le premier
puis conduit immédiatement en cellule. Ricard était également dans la pièce,
mais comme je suis sorti avant lui j’ignore absolument s’il a été interrogé et
pendant combien de temps. Par la suite j’ai toujours été séparé du reste de mes
camarades de lycée. » Á la
demande des familles des victimes, une enquête est donc ouverte à la
Libération. Ricard est arrêté le 25 août 1944 puis interné au camp de rétention
administrative de Langueux. Le 7 septembre 1944, la Commission de Vérification
des Arrestations rédige son rapport : « En l’état des renseignements qu’elle a recueilli, la Commission estime
que les faits reprochés à Ricard sont susceptible de donner lieu à l’ouverture
d’une information judiciaire. Il est possible que Ricard ait dénoncé à la
police allemande des codétenus qui ont été ultérieurement fusillés. Une
instruction complète est nécessaire. » L’enquête n’est pas simple. Les
déclarations de Ricard sont confuses. Les victimes ayant été soit fusillées
soit encore déportées à cette date en Allemagne, les témoins directs des faits
sont rares.
L’inculpation d’Yves Ricard
Le 24 octobre 1944, Ricard est
inculpé d’Intelligence avec l’ennemi. Il n’est bien sûr pas question de refaire
le procès. Il a été jugé à Rennes le 10 février 1945. Faute de charges
suffisantes, la Cour de justice prononcera un non-lieu. Comme souvent, dans ce
genre d’affaires, les responsabilités sont multiples. Ces lycéens, âgés de 17
ou 18 ans, ont manqué d’un encadrement sérieux de la part d’adultes résistants et
ont fait preuve d’imprudence. Mais n’est-ce pas le propre de la jeunesse ?
Il y a eu des bavardages. Jouanny est formel : « Ricard avait appris par Le Cornec l’affaire
de Plérin. Il a été arrêté le même jour que nous. J’avais connu Ricard à une
réunion et le tort de Le Cornec était
d’avoir trop ébruité l’affaire de Plérin. » Ricard lui-même en
conviendra : « Friquet m’avait
révélé que Le Cornec était l’auteur de l’exécution de l’Allemand, 10 ou 15 jours
avant l’attaque la ferme Arthur. »
Le 6 septembre 1944, le
commissaire Vergnes procède à l’audition de Ricard : « Environ une dizaine de jours après (La rafle du 10, K.H.), à 19 h, j’ai été conduit boulevard
Lamartine en compagnie de Le Cornec pour y subir un interrogatoire. Là, ils ont
fait Le Cornec endosser un imperméable qu’il a reconnu être sa propriété, puis
ils lui ont présenté un pistolet en lui disant : « Voici le revolver
de l’allemand que tu as tué à Plérin ». Ayant affirmé que c’était faux ils
nous ont mis chacun dans notre cellule. Aussitôt après ils ont fait remonter le
Cornec au 1er étage et j’ai bien entendu le frapper pendant une
vingtaine de minutes, ils l’ont ensuite redescendu et m’ont fait monter à sa
place où j’ai constaté qu’une table entourée de 7 hommes était couverte de
sang. Ils m’ont demandé à qui étaient destinées les cartes d’identité trouvées
sur Le Gludic. J’ai répondu que je les
avais eues quelques jours avant par mon chef, sans savoir à qui j’allais les
remettre. Ils ont fait à nouveau rentrer Le Cornec et lui ont dit de remettre
son veston, comme il ne pouvait le remettre seul par suite des coups reçus, il
a demandé aide au chef qui lui a répondu qu’il n’aidait pas un assassin.
Quelques instants après, ils nous ont ramenés à la maison d’arrêt. Arrivés là,
ils ont mis Le Cornec en cellule et moi au bureau devant une table et un jeu de
cartes et m’ont offert une cigarette. Ils ont fait entrer Salaün et ont à
nouveau présenté le revolver qui fut déjà présenté à Le Cornec en lui répétant
la même phrase, qui lui non plus ne l’a pas reconnu. Ils m’ont mis en cellule
et ont continué à interroger Salaün. Vers le 10 janvier 1944 j’ai été conduit à
la Gestapo où on m’a fait signer ma déposition et ils m’ont interrogé sur
l’attaque de la ferme de Plérin. En voyant qu’ils savaient tout j’ai du tout
avouer. Le 1er février en compagnie de Le Cornec, Salaün et Geffroy,
ainsi que mes camarades j’ai été transféré à Fresnes où je suis resté en
cellule jusqu’au 22 mai date à laquelle ils nous ont remis entre les mains de
la justice française qui elle nous a libéré le 19 juillet 1944. » Cet
interrogatoire de Ricard suscite plus de questions qu’il n’apporte de réponse. Pourquoi
en effet les Allemands interrogent-ils Le Cornec en sa présence ?
Interrogatoire qu’il situe une dizaine de jours après la rafle. Il y a aussi
cette affaire d’imperméable. S’agit-il d’un vêtement que Le Cornec portait le
jour de l’attentat dont un témoin aurait fait une description ? C’est
probable. Pourquoi également cette mise en scène du jeu de carte et de la
cigarette devant Salaün ? Quoi qu’il en soit les deux lycéens n’ont pas parlé.
Le 7 novembre 1944, c’est au tour
du juge Dauvergne d’interroger Ricard, qui répète à peu près la même chose :
« J’ai été arrêté le 10 décembre
1944, en même temps que le fils Le Gludic. Les élèves du lycée avaient été
arrêtés deux heures avant moi. Le jour-même j’ai été interrogé sur les cartes
d’identité qu’on avait trouvées sur Le Gludic. C’est tout ce que l’on m’a
demandé ce jour-là. On m’a demandé aussi si je connaissais Louis Le Bret. Je ne
fus interrogé que 8 ou 10 jours après. Ce jour-là j’ai été emmené boulevard
Lamartine avec Le Cornec. On nous a fait entrer dans un bureau et on a demandé
à Le Cornec si un imperméable qui se trouvait sur la table lui appartenait. Le
Cornec l’a reconnu pour être le sien. On lui montra ensuite un revolver en lui
disant « C’est le revolver qui a tué l’Allemand de Plérin » Le Cornec
a répondu qu’il l’ignorait et que ce revolver ne lui appartenait pas. Ils ont
fait descendre Le Cornec à la cave et ils m’ont interrogé uniquement sur mon
groupe de résistance. Ils m’ont demandé d’où je possédais des fausses cartes
d’identité et ils m’ont demandé le nom de mon chef de groupe. J’ai dit que
c’était un nommé François, car j’étais persuadé qu’à cette époque M. François
faisait usage d’un faux prénom. Ils m’ont demandé son adresse et bien que je la
connaisse je me suis gardé de la révéler. Ils m’ont demandé si je faisais
partie de la résistance. Je leur ai répondu que non. Ils m’ont dit que ce
n’était surement pas moi. Je leur ai dit que j’ignorais absolument les noms des
membres de la résistance ; en un mot ils m’ont interrogé sur le groupe
auquel j’appartenais, mais ils ne m’ont pas du tout parlé des élèves du lycée.
Ils me renvoyèrent à la cave sans m’avoir martyrisé. Ils firent alors monter Le
Cornec et j’entendis un grand remue ménage. Je dois indiquer une erreur
rectifiée de suite : c’est Le Cornec qui a été interrogé le premier et
c’est après son interrogatoire qu’on m’a fait monter dans la pièce où il avait
été martyrisé. C’est à ce moment là seulement qu’on m’a interrogé sur mon
groupe de résistance. Par conséquent je précise bien que Le Cornec a été
interrogé avant moi. La table était pleine de sang et lorsque je vis Le Cornec
redescendre il pouvait à peine tenir debout. J’indique même que lorsque
j’entendais le bruit de l’interrogatoire de Le Cornec j’avais bien peur qu’on
m’accuse d’avoir participé à son activité puisqu’on nous avait amenés ensemble
à la Gestapo. Mais comme je vous le disais il n’en fut rien. Après mon
interrogatoire à moi on fit remonter Le Cornec dans un état lamentable. On dut
même lui passer son imperméable et il déclara seulement qu’il n’était pas un
assassin. Après quoi on nous renvoya tous les deux à la maison d’arrêt. Je vous
affirme qu’on ne m’avait pas parlé des élèves du lycée. Il n’avait été
nullement question des armes qu’auraient pu détenir Salaün et Le Cornec et je
n’en ai jamais parlé. Je vous affirme que je suis resté 8 jours sans être
interrogé. Un codétenu, un nommé Camard, habitant Dinan pourrait en
témoigner. De même je vous affirme qu’il n’a pas été question des élèves du
lycée lors de mon interrogatoire le jour de mon arrestation. Evidemment ce
jour-là il n’y avait pas de témoin. De retour à la maison d’arrêt le jour-même
de l’interrogatoire boulevard Lamartine, on m’a fait entrer dans un bureau ou
se trouvait Émile le gardien allemand de la prison. Rudolph était présent et
m’offrit une cigarette. Émile me fit assoir et aussitôt après a fait descendre
Salaün. On lui montra le revolver qu’on avait déjà présenté à Le Cornec et on
lui dit que c’était le revolver qui avait tué l’allemand de Plérin. On lui
demanda avec insistance si c’était lui qui était l’auteur de l’attentat. Il a
nié énergiquement et moi on me renvoya dans ma cellule. Dans la suite Camard
déclara qu’il avait été interrogé en même temps que Salaün, que les Allemands
avaient déclaré qu’il y avait deux agents de la Gestapo avec les étudiants et
que Salaün avait avoué qu’il m’avait prêté deux revolvers, que Salaün croyait
d’ailleurs que je l’avais dénoncé. Je fus transféré par la suite dans une autre
cellule avec le nommé Thouément. La Gestapo est revenue encore dans ma cellule
et m’a dit qu’ils savaient que j’avais participé à l’attaque d’une ferme. C’est
Salaün qui m’avait dénoncé. J’ai reconnu alors l’attaque de la ferme de Plérin
et on me demanda le nom de mes camarades. Comme je ne le disais pas il m’a
giflé brutalement et il est parti. Mais j’affirme qu’il ne fut pas question de
l’assassinat de l’Allemand. J’affirme que je n’ai jamais dénoncé pas plus à ce
moment là qu’ailleurs les auteurs de l’attentat de l’Allemand à Plérin. Si
Thouément n’avait pas été fusillé il pourrait témoigner. Lorsque je fus dans ma
cellule contigüe à celle des étudiants je leur ai demandé de m’expliquer et
j’ai reconnu avoir fait la gaffe d’avoir en novembre présenté Salaün à Le Bret
que je croyais alors être un dénonciateur. Je n’ai jamais été en cellule avec
un nommé Rabel de Plourhan. Le 1er février je suis parti à Fresnes.
J’ai été ensuite transféré à la Santé et comme il y a avait un soulèvement à la
Santé le 14 juillet et le 19 juillet, le juge d’instruction français qui
s’occupait de l’affaire en profita pour me faire libérer. Je dois dire que mon
père avait versé 100 000 francs à un inspecteur de police et c’est
peut-être cela qui m’a permis d’être transféré de Fresnes à la Santé. Il est
possible également que Elophe soit intervenu en ma faveur.
Je précise que l’interrogatoire en présence de Thouément eut lieu au
moins 15 jours ou 3 semaines après l’interrogatoire du boulevard Lamartine. Je
tiens à ajouter que j’ai vu Elophe depuis que je suis à la maison d’arrêt et
qu’il m’a dit qu’il n’y avait pas eu de dénonciateurs des trois étudiants, que
c’était seulement à la suite d’une perquisition qu’on avait trouvé le revolver
d’un allemand. » Là encore, Ricard déclare avec insistance qu’il est
resté 8 ou 10 jours sans avoir été interrogé. La police a fait une recherche au
sujet du codétenu Camard de Dinan, cité par Ricard. Sans succès car il était
inconnu dans cette ville. Á mon sens il s’git de Jérôme Camard, maire
d’Étables, qui cachait des aviateurs alliés. Arrêté par le SD, Camard a été
incarcéré à Saint-Brieuc du 29 septembre 1943 au 25 juin 1944. Son fils Jean,
également résistant, ancien élève d’Anatole Le Braz, a lui aussi été arrêté
puis condamné à mort. Il s’est évadé gare du Nord à Paris alors qu’il allait
être déporté. Quant à René Thouément, également cité, c’est un FTP qui a été arrêté
au mois de novembre 1943. Incarcéré à Saint-Brieuc, il a été fusillé à Paris le
15 juin 1944.
Un mois plus tard, le 9 décembre,
lors de sa déposition, le père de Pierre Le Cornec est confronté à Ricard, qui
déclare : « Je me suis rappelé depuis que c’est le 13 décembre au soir que j’ai été
confronté avec Le Cornec et non 8 ou 10 jours après comme je l’avais dit
d’abord. Ce jour-là les Allemands possédaient l’imperméable de Cornec. » C’est donc bien le lundi soir, le jour-même où les
Allemands ont récupéré le Mauser, que Ricard et Le Cornec sont emmenés au SD, et
non 8 ou 10 jours après. Cette date concorde avec la déclaration de Pierre
Lainé lors de sa déposition du 9 décembre 1944 : « Je sais que dans les premiers jours de
l’arrestation de Le Cornec, probablement le samedi 11, il a été question de son
imperméable. Quelqu’un a du venir le chercher en classe, ou plus exactement on
l’a fait demander ou chercher en classe. Je n’y avais pas porté un intérêt
spécial. Encore une fois cela devait se passer le lendemain de l’arrestation
globale, le 11 ou le lendemain de la seconde descente le 14.Je vous affirme que
du 10 au 13, personne ne m’a dit que c’était Le Cornec qui avait exécuté
l’allemand de Plérin. Je reproche vivement aux lycéens qui le savaient de ne
pas me l’avoir dit car je n’aurais pas eu la même attitude si j’avais su que ce
revolver pouvait avoir une telle importance. » Au sujet de cette possible
intervention de l’interprète Elophe en sa faveur, Ricard est à nouveau
interrogé le 26 janvier 1945 : « Le11
janvier 1944 j’ai été emmené à la Gestapo aux fins d’interrogatoire. C’est là
que j’ai fait la connaissance d’Elophe. Questionné par un Allemand en civil sur
l’attaque d’une ferme à Plérin avec plusieurs camarades, sur l’ordre de mon
chef de la résistance, Elophe m’a dit « Surtout ne parlez pas de
résistance dites que c’est vous qui avez fait cette attaque de votre plein gré
et que le bénéfice devait vous en revenir ». En résumé, Elophe s’est
montré très compréhensif pour moi, il a cherché à redresser une situation bien
compromise et c’est grâce à lui si je suis encore en vie. » Ricard se
trompe-t-il encore de date ? Lors d’une audition, Elophe déclare en effet :
« Comme il m’a été expressément signifié qu’en cas de fuite, un des
membres de ma famille répondrait de moi comme otage, je rejoins Saint-Brieuc le
22 décembre. Après les fêtes de Noël et du Nouvel An passées dans ma famille à
Quimper, j’obtiens un certificat médical du docteur Piriou un congé de maladie
de 15 jours, en sorte que je regagne Saint-Brieuc le 21 janvier. » Elophe
interviendra également pour les camarades d’Yves Ricard impliqués dans
l’attaque de la ferme. René Thomas, un négociant de Saint-Brieuc, détenu au
camp de Langueux, est interrogé le 9 février 1945 : « J’ai connu Elophe interprète à la Gestapo à l’occasion
de l’arrestation de quatre jeunes lycéens et deux ouvriers du Légué. Les
parents des jeunes sont venus me trouver à mon bureau me priant d’intervenir.
De suite je suis monté au boulevard Lamartine où j’ai été reçu par Elophe.
Ensemble nous avons été reçus par le chef de la Gestapo. Elophe a par la suite
très bien agi et j’obtenais quelques semaines après la libération de ces
jeunes : Ricard, Le Mée, Michel et Laporte. » Il s’agit bien du
groupe qui a participé à l’attaque de la ferme, comme le confirmera Paul
Cadran : « Jouan François et Yves Le
Mée ont été arrêtés 3 semaines plus tard pour autre chose (L’attaque d’une
ferme de Plérin avec Ricard) ils n’étaient pas sur la liste. » C’est bien
sûr Roger Ricard, le frère d’Yves, qui a été libéré. François Jouan n’aura pas
cette faveur puisqu’il sera transféré à Fresnes le 1er février.
L’impossible vérité
Ils sont donc 18 lycéens
regroupés dans une grande salle de la prison de Saint-Brieuc. Les conditions
d’hygiène sont rudimentaires avec de la paille sur le sol et des couvertures.
Le 29 janvier 1944, René Le Bras, Jean Geffroy, Pierre Gouriou et René
Cadran sont libérés. Le 1er février, Salaün, Georges Geffroy et Le
Cornec sont transférés à Fresnes. Le 21 février, ils seront fusillés au Mont-Valérien.
De nouveaux arrivants garnissent la chambrée : Martin, Morin et Pondemer (Marcel Pondemer, probablement),
résistants jocistes au Légué et ouvriers chez Chaffoteaux et Mory. Le 23
février, c’est au tour de Drillet, Jannic, Rinvet, Rabel et Jouanny d’être libérés.
Restent donc en prison parmi les lycéens raflés le 10 décembre : Guy
Allain, Jean Collet, Louis Le Faucheur, Pierre Le Joncour, Jean Lemoine, Marcel
Nogues, Raymond Quéré et Roger Le Huérou. Le 1er mai 1944, ils sont
déportés vers l’Allemagne. Collet, Le Huérou, Quéré et Lemoine seront
exterminés dans les camps de concentration. Allain, Le Faucheur, Le Joncour et
Nogues reviendront, mais ce dernier décèdera deux mois après son retour. Le
lycée a donc payé un lourd tribut à la lutte contre le nazisme et l’émotion est
grande à Saint-Brieuc. Nous ne disposons pas des minutes du procès d’Yves
Ricard, sinon quelques dépositions de rares témoins. Il n’est donc pas facile
de savoir qui a dit quoi et quand. Il y a la déposition de Pierre Lainé bien sûr, mais il n’a
passé qu’une nuit en prison. Jean Le Gludic a bien partagé la cellule de Le
Cornec les premiers jours, mais ce dernier n’était visiblement pas en état de
parler : « Je ne connaissais
presque pas Le Cornec et il ne m’a en cellule absolument pas parlé de rien,
sinon pour une histoire de tracts pour laquelle il se croyait arrêté. Tout ce que
j’ai su c’est qu’avant l’interrogatoire, le fils du gardien de la prison vint
prévenir Le Cornec que les camarades avaient passé dans sa chambre et qu’ils
avaient enlevé tout ce qui s’y trouvait. Pendant la nuit qui suivit son interrogatoire,
Le Cornec a été incapable de me dire quoi que ce soit. » La déposition
de Pierre Jouanny, le 7 novembre 1944, est la plus accablante : « A la maison d’arrêt nous étions tous dans la
même chambre. Sauf Salaün et Le Cornec. Nous apprîmes tous que Ricard avait été
interrogé. Salaün ne fut interrogé qu’après l’interrogatoire de Ricard. Nous
savions cela car nous réussissions à avoir beaucoup de renseignements. Ricard
s’était fait prêté 2 revolvers par Salaün et Le Cornec pour l’attaque de la
ferme Arthur. La Gestapo lui demanda comment il se les était procurés il
fournit les noms de Le Cornec et Salaün. Et comme on lui demanda il déclara qu’il
ne les a pas vendus comme auteurs du coup de Plérin mais comme détenteurs
d’armes je l’ai entendu personnellement le dire (…) La gestapo ayant demandé à
Ricard d’où provenaient les armes qu’il avait en main, il aurait répondu
« Ce sont Le Cornec et Salaün qui me les ont prêtées » et comme on
lui demandait « C’est sans doute toi qui a tué l’allemand à la gare de
Plérin » spontanément il a dit « Ah non, ce n’est pas moi mais je
peux vous dire qui c’est : ce sont Salaün et Le Cornec ». Il reçut
alors deux gifles de l’officier de la Gestapo qui l’interrogeait, lequel lui
dit : « Tu es un beau salaud de dénoncer ainsi tes camarades ».
Or de l’aveu même de la Gestapo, sans ces paroles criminelles de Ricard, jamais
les Allemands ne seraient revenus sur le meurtre de Plérin (Ils avaient classé
l’affaire comme drame passionnel). Après la perquisition au lycée où l’on retrouve
l’arme de l’allemand (Emportée par Lainé de Lamballe qui ne fut pas arrêté, je
voudrais savoir pourquoi) Le Cornec qui en était le possesseur fut roué de
coups mais n’avoua rien. Yves Salaün fut emmené à la Gestapo après
l’interrogatoire de Ricard. Il ne crut pas devoir nier devant ces accusations
formelles. C’est alors qu’il nous fit parvenir un mot qui fut lu tout haut dans
la chambrée, il nous disait « Les Allemands savent tout pour le coup de
Plérin, sauf le nombre de patriotes que nous étions. J’ai déclaré que toi
Georges Geffroy tu étais sur la route à garder les bicyclettes que nous
t’avions prêté une arme que tu nous avais rendue après et il ajoutait Pierrot
(Jouanny) est mis hors de cause et peut être tranquille. » C’est ainsi que
son témoignage me sauva. Nous apprîmes également en prison que Ricard dénonçait
aussitôt ses acolytes entre autres son frère et son beau-frère pour l’attaque
de la ferme. Rabel de Plourhan qui passa quinze jours en cellule avec Salaün
nous apprit que ce dernier avait dit à Ricard « Tu m’as vendu, je te
descendrai », ce à quoi Ricard aurait répondu « Je reconnais avoir
fait une petite gaffe et je le regrette ». Plus tard Ricard fut transféré
dans une chambre près de la notre (Nous pouvions communiquer par une porte)
Ricard réussit à l’ouvrir un jour et entra dans notre chambre en disant
« Qui est-ce qui veut s’expliquer avec moi ? », personne ne lui
répondit et comme il insistait, un camarade (Quéré) lui dit : « Sors
d’ici, nous savons ce que tu as fait, nous ne causons pas à des bandits, nous
sommes des patriotes tu le paieras. » En sortant il affirma n’avoir pas
dénoncé Salaün et Le Cornec comme ayant tué l’allemand mais seulement comme
détenteurs d’armes. A partir de ce moment nous avons été convaincus de la
culpabilité de Ricard, avons juré de venger nos chers camarades disparus. Nous
lui aurions pardonné ses paroles quoique criminelles par ses conséquences si Ricard
avait été torturé par la Gestapo, mais comme il n’a subit aucun mauvais
traitement, c’est donc par lâcheté uniquement et parce qu’il espérait se tirer
d’affaire qu’il a vendu nos camarades. Je désirerais également qu’une enquête
soit faite pour vérifier s’il a pu réellement s’évader de Fresnes (Les
personnes qui ont été à Fresnes affirment que c’est impossible) et s’il
n’aurait pas été plutôt libéré après avoir promis son appui à la Gestapo ; c’est le seul rôle
digne de lui qu’il ait été capable de suivre. En conclusion, nous tous
camarades des trois pauvres disparus, demandons l’arrestation immédiate de
Ricard, coupable par lâcheté de la mort de Salaün, Le Cornec et Geffroy, comme
tel nous trouvons qu’il mérite d’être exécuté. Peuvent témoigner comme
moi : Pondemer, Couvran, Drillet, Morin, Martin, Rabel, Geffroy, Le Braz,
Jannic, Nivet, Cadran, Gouriou. »
Paul Cadran était également
présent lorsque Ricard est venu dans la chambrée : « Salaün a fait passer un billet en prison. Il
nous a dit on vient de me faire sortir. Il avait trouvé Ricard avec une
cigarette à la bouche. Muller lui a demandé « C’est bien lui qui avait les
armes lors de l’assassinat ? » Il a dit que c’était lui. Ricard avait
dénoncé Le Cornec qui a été torturé par la Gestapo. Ricard est monté dans une
chambre à côté. La nuit on pouvait communiquer par une porte. Ricard a voulu
nous parler, nous ne lui avons pas répondu. Il a dit : « J’ai commis
un gaffe, mais ce n’est pas de ma faute. » J’étais présent, il est juste
resté 5 minutes. »
Un autre étudiant de 21 ans, Alphonse
Berel, qui ne faisait pas partie de la rafle, fait une déposition le 22
novembre 1944 : « J’ai connu
Ricard à la maison d’arrêt de Saint-Brieuc. Salaün, Le Cornec et Geffroy
étaient accusés d’avoir tué un Allemand à Plérin. Mes camarades de cellule
accusaient Ricard de les avoir dénoncés. Ricard m’affirma qu’il était
totalement étranger aux arrestations. Je sais que Ricard a été confronté avec
Salaün et Le Cornec par Rudolph de la Gestapo. Salaün a été obligé de
reconnaitre son acte, le meurtre du soldat allemand. Je n’ai jamais compris
pourquoi Ricard assistait à cette confrontation, lui qui me disait n’être pour
rien dans cette affaire. Ricard avait été à la Gestapo, ainsi que Le Cornec. Je
ne sais pourquoi. Ils sont revenus tous les deux à la prison en compagnie de
Rudolph. Dans la voiture il y eut un incident et je crois que Rudolph avait
demandé à Le Cornec le vrai nom de « Popeye ». Le Cornec, qui venait
d’être martyrisé, aurait répondu que « Popeye » était en réalité
Salaün. » Cette réponse de Le Cornec est étonnante, sauf à vouloir brouiller les pistes, car « Popeye » était le pseudonyme d'un militant CGT et futur membre du CDL22, Christian Le Guern.
François Jouan est probablement
un des derniers détenus à avoir vu Le Cornec : « Dans le train entre Saint-Brieuc et Fresnes Salaün m’a dit qu’il savait
que c’était Ricard qui les avait dénoncés. Je lui ai demandé s’il en était
certain, il me répondit que oui et il m’expliqua que Ricard interrogé en même
temps que lui à la Gestapo, ce qui était déjà étonnant, n’avait pas été frappé
ni maltraité alors que lui Salaün avait été martyrisé. Ils avaient été arrêtés
le même jour que Ricard mais un peu plus tôt que lui. Or l’après-midi même
alors que les Allemands n’auraient rien du savoir de l’affaire et avant que
Salaün, Geffroy et Le Cornec étaient mis en cellule menottes aux mains. Par
conséquent seul Ricard avait pu parler. Á Fresnes j’ai pu parler une fois à Le
Cornec dans les douches. Il m’a dit avec un très grand courage : « Tu
t’en tireras probablement. Quant à moi je suis sûr d’y passer. Je suis
absolument sûr que c’est Ricard qui nous a vendus. Fais le nécessaire auprès
des miens et des camarades pour nous venger quand la paix sera revenue. »
Il y a également cette déposition
du 9 décembre 1944 de Pierre Éllouet, 18 ans, qui n’était pas au lycée : « Je me suis engagé après la Libération et à
cette époque Ricard était également à la caserne Charner. Il a dit (Non pas à
moi car il savait que j’étais un ami des fusillés) mais à d’autres militaires
devant moi et je l’ai parfaitement entendu, qu’on l’accusait d’avoir dénoncé
les élèves du lycée. Il ajoutait « Mon père a donné une somme pour me
faire libérer de Fresnes, il n’y a donc aucune raison que je sois arrêté de
nouveau ». Ceci se passait au tout début d’août et je ne vois pas pourquoi
Ricard se serait inquiété à ce moment là de cette histoire s’il ne se serait
pas senti coupable puisque personne n’en avait encore parlé. »
L’évacuation du lycée
La suite des événements est
connue. Désireux de mettre fin aux foyers de résistance dans les établissements
scolaires, les Allemands exigent la fermeture du lycée. L’inspecteur d’académie
essaie de négocier avec le SD : « Avant
de partir chercher ma femme à Foix, je fus obligé de demander pour elle un
laissez-passer, et je vis à cet effet le fameux capitaine Maschke. L’atmosphère
fut « lourde » et l’Allemand me dit une violente scène contre le
lycée, élèves et professeurs, et m’indiqua que la fermeture s’imposait et qu’il
l’avait proposée à « ses chefs ». Le proviseur, pour calmer
provisoirement l’orage, fit signer à tous les élèves une déclaration de
« loyalisme » : cette mesure nous donna sans doute un sursis. Le
mois de janvier relativement calme. Au début de février, on apprenait que trois
lycéens étaient condamnés à mort ; quelques autres étaient au contraire
libérés. Une quinzaine environ restaient en prison. Vers le 15 février,
nouvelle visite de « Rudolph ». Arrestation de M. Guennebaud. A la
fin du mois, exécution à Paris des trois élèves condamnés. Début mars messe
dite à Notre-Dame de l’Espérance par l’abbé Vaugarmi pour la mémoire des trois
lycéens. Je suis averti par mon interprète de la fureur de Maschke. Le 10 mars,
le feldkommandant exige l’évacuation dans l’Indre du lycée Saint-Charles, collège
moderne de Lamballe, Sacré-Cœur de Lamballe, Notre-Dame de Guingamp, et
quelques jours après Saint-Joseph de Lannion. Visite du proviseur le 11 mars, il
faut partir. Mais question de droit : ni le préfet ni moi-même ne
pouvons exiger des familles le repliement des enfants. Ce sont les familles qui
ont tout pouvoir sur eux et non les autorités universitaires. Le préfet que je
« visite » ne tient pas compte de l’argument, il faut partir. Je vais
voir le capitaine Maschke. Violent plus que jamais, menace de faire arrêter
élèves et professeurs. Je lui réponds que je n’ai aucun pouvoir pour exiger des
parents l’envoi des fils dans l’Indre. En France, les parents sont libres dans
leur autorité. Maximum de violence : il menace d’envoyer les Feldgendarmes
arrêter les élèves et il exige l’adresse des élèves et des familles. Cependant
les élèves sont alertés et le lycée est presque vide à partir du 15 mars. Par
la suite, création de l’annexe de Beaufort. Cette mesure ramène un peu de
calme. « Ils » sont satisfaits pour quelques jours. Profitant de ces
dispositions, je me propose de faire une visite au « Chef de la
Gestapo » d’ordinaire invisible et partout doublé par
« Rudolph ». Mon but : mettre en avant la création de Beaufort
pour me faire « livrer » sous ma propre responsabilité les élèves
maîtres qui restent emprisonnés à Saint-Brieuc (4 ou 5 en tout), d’autre part
demander des renseignements sur l’arrestation récente de M. Guennebaud.
Visite : reçu entre deux portes par un sous-ordre qui appelle
l’interprète (Elophe). Je décline mon identité et demande à voir « L’officier
qui commande », prétextant que c’est sur ordre du Ministre que je fais
cette démarche, lequel s’est mis en rapport à Paris avec le chef des SS, dont
je donne le nom, d’où très gros effet - tout ceci pure fable mais cela prend –
après brève conversation entre Elophe et le sous-officier, je suis accompagné
au 2ème étage de la maison du boulevard Lamartine. Petit bureau bien
meublé avec vase de fleurs. (Cela me frappe assez !). Jeune lieutenant (3
étoiles d’argent sur fond noir au col du dolman) qui se lève et me salue à
l’hitlérienne. Je m’incline bourgeoisement. Je n’ai vu ce personnage que
là : jamais en ville je ne l’ai rencontré depuis. Accueil fort courtois
(très différent de Maschke), conversation par interprète. Je ressors mon laïus
de tout à l’heure, mêmes effets. Je parle de mes élèves maîtres. Réponse à demi
favorable. J’ai l’impression qu’il n’a pu être relevé aucune charge précise
contre eux ; la conclusion me paraît être que pour sa part pas
d’inconvénients mais il faut que je me mette en rapport avec « L’inspection
qui s’occupe de l’affaire ». Je parle alors de Guennebaud mais la figure du chef se
rembrunit et se ferme et il me répond par un « non » catégorique et
glacial. Aucune insistance ne m’est permise. Salut à l’hitlérienne dans un
style impeccable et je suis conduit en bas dans le bureau de Rudolph. Je remets
le disque (ter). Rudolph grossier et haineux. Me parle des normaliens, semble
être d’accord sur les charges, aucune de précise, ce sont de « braves
garçons », mais, portant la main à son front, il me dit « c’est
là » ; j’insiste alors en observant qu’ils vont quitter la Bretagne,
et qu’ils demeureront dans l’Indre sous ma seule garantie. « Ce n’est pas
l’esprit de la collaboration que de retenir en prison des Français sur lesquels
ne pèse aucune charge précise ». Sourire méprisant et méchant. Il me
répond : « Ce sont des ennemis de l’Allemagne, vous les défendez,
vous êtes aussi un ennemi de l’Allemagne, Monsieur. » Conversation
interrompue par coup de téléphone puis par Elophe. Celui-ci se met à parler en
allemand. Rudolph lui répond en français en haussant les épaules « Qu’il
n’a pas le temps de la voir ce soir et qu’elle aille au cinéma toute seule
(indicatrice ? Maîtresse ?). Dehors, mon interlocuteur qui parle fort
bien le français se montre impatient et de plus en plus grossier. Je sens que
la partie est perdue : « Il ne leur sera pas fait de mal », c’est
sa dernière parole et il m’ouvre la porte. Pourquoi différences de réception
chez l’officier et chez Rudolph ? Simple comédie sans doute : le
second refusant ce que le premier paraissait accorder… Je rentre fatigué comme
si je venais de passer une épreuve d’agrégation !!! »
L’indignation des parents
Après l’énoncé du non-lieu
prononcé par la Cour de justice de Rennes, les parents des victimes sont
indignés. Le 10 mars 1945, la mère de Pierre Salaün écrit au procureur : « Nous avons eu la stupéfaction d’apprendre la
libération du sieur Ricard, lequel aurait parait-il bénéficié d’un
non-lieu ! Je ne saurais vous
dire à quel point cette nouvelle nous a bouleversés. Comment peut-il se faire
que des témoignages comme celui de M. Rabel, pour n’en citer qu’un seul, soient
jugés sans valeur, lorsqu’il affirme avoir entendu le personnage en question répondre
à mon fils, qui l’accusait de l’avoir vendu « Il ne faut pas m’en vouloir…
Je me suis coupé… Je ne l’ai pas fait exprès. » Et ceci d’un ton
embarrassé sur la signification duquel il n’y avait pas à se méprendre. Sans
valeur aussi cette réflexion de l’infâme Rudolph, rapporté par mon fils à son
camarade de cellule, au retour d’un interrogatoire « Et vous vous êtes
confié à un type comme Ricard ! Vous n’aviez donc pas vu ce que
c’était ! » Ceci il est vrai est le témoignage d’un mort. Et les
morts ne peuvent pas se défendre. Si cet individu avait la conscience si pure,
pourquoi donc intervient-il avec tant d’énergie pour essayer d’arrêter le
premier rapport déposé contre lui ? Pourquoi faisait-il intervenir dans ce
sens certaines personnalités ? »
Le premier rapport dont fait
allusion la mère de Pierre Le Cornec est un document intitulé « Rapport
Morin concernant la situation d’Yves Ricard », rédigé le 8 août 1944, donc
deux jours après la libération de Saint-Brieuc, et qui va déclencher la procédure
contre Ricard : « Dans le
courant du mois de novembre 1943, la ferme de Mathurin Arthur, demeurant au
lieu-dit Pré-Méno en Plérin, se trouvait être attaquée par une bande de jeunes
gens au nombre de 6 dont le chef se trouvait être Yves Ricard. Ces messieurs se
disant soi-disant patriotes et agissant parait-il en tant que FTP ont sur la
menace de leurs revolvers terrorisé le fermier et pris une certaine somme
d’argent qu’ils se sont partagés en part inégales puisque Ricard aurait d’après
la déclaration de certains de ces messieurs gardé la moitié de la somme. Sur
plainte de M. Arthur ce Ricard a été arrêté par la gestapo le 8 décembre. Peu
de jours après, c'est-à-dire le 10 décembre la Gestapo arrêtait 18 jeunes
lycéens faisant partie de Défense de la France parmi lesquels se trouvaient Le
Cornec, Geffroy et Salaün, tous nous nous trouvions dans la même cellule.
Ricard de son coté apprenant ces arrestations et ayant appris je ne sais
comment que les auteurs du meurtre de l’allemand étaient Le Cornec et ses deux
camarades a demandé à la Gestapo à être interrogé. En effet, peu de temps avant
que le coup de la ferme se produise Ricard
avait demandé à emprunter des armes à notre groupe pour faire disait-il une
affaire intéressante. Pour cela il s’était adressé à ces camarades :
Salaün et Geffroy. C’est sans aucun doute pour cela que Ricard a su par la
suite quels étaient les auteurs du meurtre. Donc aussitôt interrogé ou en
partie plutôt, l’on fit immédiatement descendre Le Cornec pour l’interroger et
le rouer de coups, suivi peu de temps après par Salaün où ils les séparent de
nous, c'est-à-dire qu’ils restèrent en cellule. C’est quelques jours après que
Salaün fit parvenir par ceux qui nous envoyaient la soupe (prisonniers comme
nous) un petit mot à Geffroy disant qu’il devait être interrogé le lendemain
« Les Allemands savent tout, ceci en parlant de la question Défense de la
France. Ils savent même que c’est nous qui avons tué l’Allemand, mais qu’ils ne
savaient pas qu’il y avait un 4ème nommé Jouanny qu’il ne fallait en
aucun cas parler de lui. » Donc ces deux jeunes gens n’avaient encore rien
avoué, malgré les tortures qu’ils avaient pu avoir. Ce n’est qu’après
l’interrogatoire de Geffroy qui se trouvait être le 24 décembre, veille de Noël
que nous avons su exactement comment les Allemands ont été si bien renseignés.
En effet, le sieur Ricard lors de son arrestation aurait dit, croyant tirer
« sa peau » selon l’expression : « C’est bien moi qui ai
dévalisé la ferme mais ce n’est pas moi qui ait tué l’Allemand. Saisissant la
balle au bond la Gestapo n’a pas négligé une si belle occasion et sans aucun
doute Ricard a lâché les noms de ces 3 camarades tombés si glorieusement. Cette
déclaration se confirmait très bien lorsque quelques jours après la Gestapo
nous disait textuellement : « Pourquoi vous confier à un salaud comme
Ricard ? » et qu’ils étaient loin de soupçonner un lycéen auteur de
ce meurtre. Et encore un peu plus tard lorsque Ricard fut transporté de sa
cellule à la chambre commune attenante à la notre par laquelle nous pouvions
communiquer à l’aide d’une porte consignée, l’ayant ouverte Ricard nous
déclara, car il savait que nous étions au courant de ses
agissements : « Je sais que j’ai fait une petite blague »
en faisant allusion à nos 3 glorieux camarades, il appelait cela lui le
traitre, une petite blague. Donc la situation et la conclusion sont très
nettes. Ricard a pour se tirer d’affaire sacrifié nos camarades, eux 100%
français alors que lui n’était pas digne de ce nom ; de plus n’étant pas
affilié à aucun mouvement patriotique, il se couvrait de notre pauvre drapeau
déjà tant souillé pour commettre ses lâchetés voir même ses crimes. Nous ne
demandons pour ce monsieur que la justice française cette fois fasse effet. Le 8
aout 1944. Certifié exact et sincère par 3 camarades prisonniers de ces pauvres
victimes du devoir : R. Morin ; M. Pondemer ; E. Martin. »
Visiblement, l’accusation aura du
mal à mettre la main sur ce rapport puisque cinq mois après, le 9 décembre, le
père d’Yves Salaün écrit au juge Dauvergne : « J’ai appris par M. Geffroy que M. Rose, maire de Plérin avait refusé de
communiquer le rapport qui lui avait été adressé sur l’affaire Ricard et que ce
rapport devait être déposé chez M. Gallais. Je me suis rendu chez lui il m’a
dit qu’il ne se souvenait pas avoir vu ce rapport. Je lui ai répondu que
c’était étonnant vu l’importance de cette pièce. Gallais reconnut alors qu’il
avait ce rapport et que Ricard avait fait une démarche auprès de lui pour
tenter d’arrêter l’affaire. Une autre personne avait fait une démarche
similaire mais il ne voulait pas révéler son nom. »
Lors d’une confrontation, Georges
Gallais, pharmacien à Saint-Brieuc déclare : « J’ai bien reçu la visite de M. Salaün et je lui ai dit que j’avais bien
eu le rapport Ricard mais que je l’avais transmis aux Corps-Francs. Il est
exact que j’ai reçu la visite de Ricard fils. Je n‘ai pas voulu l’écouter, je
l’ai arrêté immédiatement ayant bien compris qu’il était venu dans l’intention
d’arrêter l’affaire. Je reçu aussi la visite de Mme Guennebaud qui défendait
Ricard d’une façon extrêmement vive. » M. Salaün : « Je ne signale qu’une chose, c’est que j’ai
eu beaucoup de mal a remettre la main sur l’original de ce rapport Morin qui
avait été transmis à divers bureaux. » Le juge : « Le témoin Salaün nous donne le carnet que
son fils a tenu en prison. Dans ce carnet que le jeune Salaün a tenu au jour le
jour, il est indiqué « Lundi 13 décembre. Nous étions déjà couchés depuis
une heure et demie quand on vint chercher l’un d’entre nous : c’était moi.
J’étais vendu comme détenteur d’un revolver et comme ayant fait le coup de
Plérin. Inutile de nier. » Le témoin ajoute : « Je n’ai pas
besoin de vous dire quelle valeur d’authenticité j’attache à ce journal que mon
fils a eu le courage de tenir jusqu’au bout. »
Le père d’Yves Ricard,
transporteur à Saint-Brieuc, s’indigne également de l’inculpation de son fils. Le
28 septembre 1944 il écrit au préfet : « Je suis sur que mon fils n’est pas coupable des faits qui lui sont
reprochés au sujet des trois lycéens fusillés à Fresnes. Il est inadmissible
que mon fils soit maintenu en prison comme terroriste après avoir fait ce qu’il
a fait pour la résistance. L’argent de la ferme a été dépensé pour recruter des
camarades pour la résistance. Il a délivré de fausses cartes d’identité. Il a
été dénoncé puis mis en prison par la Gestapo. Il a failli être fusillé pais
grâce à de bons renseignements il a été sauvé. » Le 30 novembre, c’est
un mémoire qui est adressé au juge : « Mon fils travaillait au terrain d’aviation comme chauffeur avec ma camionnette
où il a eu une histoire avec un Allemand. Il a fait deux mois de prison à Dijon
il est revenu et a été envoyé comme travailleur de force en Allemagne où il
sabotait l’outillage et a manqué d’être envoyé dans un camp de concentration.
Au bout de 6 mois je l’ai fait revenir avec de faux-papiers, donc il n’est
jamais reparti, il s’est caché à La Poterie dans une ferme puis quand il a su
qu’il y avait un maquis à Plédéliac il y est allé, là il a fait le vrai
patriote. » Des camarades et chefs de maquis vanteront le patriotisme
de Ricard. L’interprète Elophe, qui devait être en « arrêt maladie »
à Quimper témoigne également dans une déposition : « J’ai suivi entièrement en tant qu’interprète
l’affaire du lycée. Pour moi Ricard est absolument innocent. L’arrestation
globale des lycéens ne vient certainement pas de lui. Elle doit venir du milieu
PNB. Ce n’est pas Ricard qui a dénoncé Jouan et Le Mée. C’est Salaün au
cours d’un interrogatoire auquel j’assistais. J’ignore si Ricard travaillait
pendant son séjour à Fresnes, en tout cas lorsque son dossier est parti pour Fresnes,
je l’ai vu et rien ne laissait paraitre qu’il était un dénonciateur. Par
conséquent ce n’est pas pour cette raison qu’il aurait eu un régime de faveur.
J’ai traduit toute la déposition de Le Cornec. C’est lui qui a dénoncé Salaün
et Geffroy. D’ailleurs on avait identifié Le Cornec par son revolver et d’après
l’enquête il était déjà établi que trois personnes étaient présentes au meurtre
de Plérin. Aussi n’eut-on pas de cesse de faire dire à Le Cornec le nom de ces
deux personnes. Je n’étais pas là lorsque Rudolph a offert une cigarette à
Ricard. En ce qui concerne l’affaire de Plessix je ne puis dire qu’une chose
c’est que je me serais beaucoup méfié de Plessix. L’arrestation des lycéens
venait probablement du milieu du PNB. »
Cette indignation des parents des
lycéens, on la retrouvera également à propos des victimes de Roger Elophe. Alors
que l’accusation attendait une peine de mort, Elophe sera condamné aux travaux
forcés à perpétuité. L’instruction fut menée par le même juge Dauvergne, en
poste à Vitré avant-guerre, puis magistrat à la Cour d’assises de Rennes sous l’Occupation,
donc ayant prêté serment au Maréchal Pétain.
Sources : Dossiers Plessix ADIV 214W53, Cadran ADIV 214W74, Ricard ADIV 214W63, Elophe ADIV 214W22, archives privées.
Sources : Dossiers Plessix ADIV 214W53, Cadran ADIV 214W74, Ricard ADIV 214W63, Elophe ADIV 214W22, archives privées.
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