dimanche 23 août 2015

Poganne, la galette dans tous ses états

Sans un élogieux article de la revue Le Foyer, du 17 février 1839, il est à craindre que Poganne ne soit, depuis longtemps déjà, tombé dans les oubliettes de l'histoire locale. Et pourtant, d'après cette revue, peu de Rennais pouvaient se prévaloir d'une telle popularité, acquise depuis une vingtaine d'années, durant lesquelles le galetier a fait fortune au point de pouvoir édifier une maison à la place de son ancienne échoppe « Avec les économies faites sur plus de 180 000 galettes ». Cet article est intéressant, car c'est la seule source contemporaine des faits.
A une époque où les crêperies n'existaient pas, et au sein d'une profession exclusivement féminine - on dénombrait alors plus d'une centaines d'échoppes de galettières en ville - Poganne va en effet faire preuve d'un indéniable sens commercial, bénéficiant il est vrai, d'un concours de circonstance exceptionnel « Il a vu avec regret le départ des cosaques !... C'est que les Cosaques furent sa providence... » écrit Le Foyer. Providence sonnante et trébuchante. Il y a exactement deux siècles, au mois de septembre 1815, ce sont entre 3 et 4 000 soldats prussiens qui tiennent garnison à Rennes et qu'il faut nourrir, dans une ville d'à peine 30 000 habitants. Pouvait-il refuser de servir ces redoutables cavaliers uhlans ? Les affaires sont les affaires, Le Foyer précise que « Poganne traita nos amis les ennemis en vrai cosaque, leur faisant payer 20 sous chaque galette et leur servant du suif en guise de beurre » Cette présence ne dura heureusement qu'un mois, mais ce fut suffisant pour assurer au galetier un début de prospérité, puisque « Poganne a élevé toute sa famille, les enfants de ses frères et sœurs, et laissera son nom d'honnête homme à côté d'un nom illustre dans la galette » Rien de moins.
Le Foyer n'en dit pas plus sur l'origine de ce curieux patronyme, qui ne figure sur aucun registre d'état civil, sinon qu'à l'instar du seigneur de Trécesson, qui ne pouvait se résoudre à quitter sa nourrice et son château de Campénéac, Poganne épousera celle qui lui donna le sein. L'épigraphe de l'article, paraphrasant un vers de Boileau « Poganne c'est tout dire, et dans le monde entier, jamais oncques ne fut un meilleur galetier » (1), sonnait prémonitoirement comme une épitaphe, puisque deux ans plus tard, le 11 septembre 1841, le « faisoux de galettes »  rendait l'âme. Marie Charles Helou, car c'est de lui s'agit, était né le 3 mai 1780, paroisse Saint-Germain à Rennes. Il épousera Marie Clotteaux, son ancienne nourrice, née le 21 août 1756 à Baulon, le 30 fructidor an VII, soir le 16 septembre 1799. Il avait donc 19 ans, et elle 43. Il ne semble pas y avoir de descendance. Marie Clotteaux décèdera le 17 décembre 1843 à son domicile, rue des Douves de la Visitation. Où ont-ils été inhumés ? Sans doute au cimetière du Nord, mais les registres de cette période ont disparu.
Archives de Rennes, cadastre de 1842, réf 1G31

La galette dorée

Une cinquantaine d'années plus tard, en 1892, notre illustre rennais réapparait avec le livre « Trente ans après », de Louis Hamon, fils de l'ancien préfet d'Ille-et-Vilaine. Dans son ouvrage, l'auteur évoque avec enthousiasme ses souvenirs d'enfance dans la capitale bretonne « Il commença modestement et opéra d'abord, comme c'était partout l'habitude, sur une seule tuile, puis, ses affaires prospérant, il en eut deux dont il se servait simultanément. Vous m'entendez bien ? Poganne, l'illustre Poganne faisait de la galette sur deux tuiles à la fois. C'était merveilleux. Sa porte était journellement assiégée de badauds accourus en foule pour admirer sa dextérité. Cet homme étonnant fit rapidement fortune, ce qui ne le rendit pas plus fier. Les étudiants venaient se régaler chez lui, car il était installé de façon qu'on pût manger et boire dans sa boutique. Qu'est-il devenu ? Je ne sais. De son nom on avait fait un verbe, "poganner", ce qui signifie manger malproprement, cuisiner sans méthode, sans soin. Et pourtant Poganne était la propreté incarnée ! Il y avait donc injustice ? Non, mais simplement antithèse car on adorait ce faiseur de galettes. » Pour Hamon, le verbe « poganner » serait donc issu du mononyme Poganne, et non l'inverse. Quoi qu'il en soit, à cette époque, les concurrentes de Poganne se contentaient en effet de fabriquer et de vendre leurs galettes que les ménagères emmenaient chez elles. Les clients les plus affamés, à condition d'être patient, les consommaient immédiatement, accompagnées d'une bolée de cidre dans un débit voisin. Dès lors, on comprend le coup de génie de Poganne, précurseur des fast-food « McDonald's » et autres « Brioche Dorée », qui non seulement surpassa la concurrence en doublant sa production, mais qui eut aussi l'idée d'agrémenter de quelques tables sa boutique de la rue Beaurepaire, qui ne désemplira plus.
Bibliothèque des Archives de Rennes
Né en 1834, rue d'Orléans, Louis Hamon n'évoque pas la présence des Prussiens, mais il nous rappelle une tradition encore respectée aujourd'hui par bon nombre de Rennais : les galettes du vendredi, jour maigre comme chacun le sait. « A Rennes autrefois, on en mangeait dans chaque famille le vendredi. Lorsque la faim des commensaux était près de s'apaiser,c'est-à-dire lorsque chacun d'eux avait absorbé une demi-douzaine de galettes, on achevait de la satisfaire en mêlant à celles-ci des œufs, cassés sur la pâte toute chaude, au moment où elle prend de la consistance, et durcis au feu. On enveloppait l’œuf dans la galette. Cela s'appelait le "Pâté de Bécherel". Rarement les convives se contentaient d'une seule galette et d'un seul œuf. Ils récidivaient ; aussi sortaient-ils de table quelque peu alourdis. Inutile d'ajouter qu'on ne mangeait pas autre chose. » Hamon n'en parle pas, mais de son temps, une marchande de légumes et de galettes de la rue des Fossés, la mère Lorfeuvre, était particulièrement réputée en ville pour son « Pâté de Bécherel ».

Cette success-story marqua durablement les esprits, puisqu'un siècle après sa disparition, la presse parlait encore notre mère Poulard rennaise, inspirant même les poètes locaux. Au mois de janvier 1932, dans l'hebdomadaire La vie rennaise, Jean  Cognard nous décrit un Poganne sous l'aspect d'un stakhanoviste avant l'heure, utilisant ses mains pour retourner plus vite ses galettes

La vie rennaise 1932
La galette a toujours été le grand régal.
Sur le coup de midi toutes les galettières
Tournent, retournent sans arrêt ce mets frugal,
Ne satisfaisant pas toutes les ménagères,
Car lente est la cuisson et tous les appétits
Sont là, bouche béante, avec un air fébrile
Aussi les fabricants dans leurs pauvres réduits
Suent bien placidement en surveillant leur "tuile".
Mais voici que l'un d'eux devint presqu'inventeur,
Pour doubler le rapport de sa lente industrie
Il plaça près de lui, tout comme un grand traiteur
Deux tuiles, et dès lors travaillait en série.
On en causa d'abord et pis l'on s'en fut voir,
C'était évènement en la ville de Rennes.
C'était qui mangerait ses gâteaux de blé noir.
Poganne fut classé parmi les phénomènes.
Lors ce furent la gloire et bientôt le bonheur,
La fortune plus tard. Il n'y pouvait suffire
Et du matin au soit il était en sueur,
Toujours à fabriquer, à délayer, à cuire.
A se laver les mains il n'avait plus le temps ;
Ne valait-il pas mieux servir la clientèle ?
Et la "tournette" aussi lui prenait trop de temps,
Ce n'était, l'on comprend, que pure bagatelle !
Désormais il se mit au travail carrément.
Ses tuiles et ses mains furent ses ustensiles.
Au début, il est  vrai, ça brûlait rudement.
Mais bientôt celles-ci devinrent insensibles.
Oh, ne grinchez pas tant ; ne faites point du nez
Messieurs les élégants, délicates Rennaises.
Poganne eut plus de faste que vous n'en aurez.
Son nom demeurera dans nos gloires rennaises.
Qui de nous, dite-moi, pourrait ainsi crâner
D'avoir doté d'un mot notre langue française.
Et bien lui - Poganne - nous a fait : "Poganer".
Tout les monde comprend cette expression rennaise.
Si en 1932, l'expression était courante, elle ne l'est plus du tout aujourd'hui. Alors que nous étions enfants, dans les tours du quartier de Maurepas, au début des années soixante, nos parents s'exclamaient souvent : « Quels Poganoux de saindoux ! » L'expression désignait affectueusement un enfant aux mains un peu sales. Pour avoir une définition précise de ce mot, c'est à Jean-Frédéric-Auguste Le Mière de Corvey qu'il faut recourir : « Poganer, pour "tamponer", se dit ordinairement pour exprimer l'action d'une personne malpropre, qui manie salement la viande ou toute autre chose. On dit : "Il a pogané ce plat de légumes". Poganoux, ouses : sales, malpropre. On dit : "il a les mains toutes poganouses, pour toutes sales, toutes dégoûtantes. » (2). Il ne serait donc pas étonnant qu'au vu de l'état des mains « poganouses » de notre galetier, les étudiants de l'équipe du Foyer ne tardèrent pas à l'affubler du sobriquet de Poganne !
L'Ouest-Eclair, 2 juillet 1932
Toujours en 1932, le 2 juillet, c'est L’Ouest-Éclair qui publie un article sur les « causeries radiodiffusées » d'Henri Jouin, rédacteur aux Archives départementales d'Ille-et-Vilaine. Pour Jouin, ce sont les galetiers en général que les Rennais surnommaient Poganne « Ce surnom fut glorieusement porté par Milleau "faiseur" de galettes à Rennes » comme un « merlan » désignait un coiffeur. « Après avoir étendu sa pâte bien battue, "mélayée" et salée, sur la tuile grasse, au feu de bois, il ne retournait pas, comme les autres, la crêpe dorée avec le tourne-galette, mais avec ses deux mains. Quand la galette beurrée et molle, sur laquelle s'épanouissait le jaune d''un œuf bien cuit, fumait plein votre assiette, c'était tout un poème. Froide, la galette enveloppe très bien la tannée, pâté chaud, ou du fromage de cochon ou la saucisse chaude. »
De là à en conclure, sur la foi de cette dernière phrase, que Poganne fut le premier à servir la fameuse galette-saucisse à Rennes, il n'y a qu'un pas qui sera vite franchi ; un peu trop même, car on n'en sait rien du tout. Il est même permis d'en douter. Car si tel avait été le cas, gageons que les jeunes critiques gastronomiques du Foyer n'auraient pas manquer d'en parler. Notons enfin que griller de la saucisse nécessite beaucoup de braise, difficile à obtenir avec du fagot. 
Quoi qu'il en soit, en 1935, ces chroniques d'Henri Jouin vont faire l'objet d'un ouvrage « Rennes il y a cent ans ». L'auteur y reprend l'essentiel de ses causeries, avec un chapitre intitulé « Chez Poganne le fin galetier », qui ne s'appelle plus Milleau mais Nelleau. Curieusement, le passage sur la galette froide et la saucisse chaude a disparu, et Poganne n'a jamais servi de galettes aux Prussiens.
« Un "poganne", c'est une personne peu soigneuse, une espèce de colin-tampon dans tout ce qui tient aux choses de la cuisine. De nos jours, nos marchands de primeurs défendent bien aux clients de tamponner, de "poganner" les fruits. Or ce surnom fut glorieusement porté par Nelleau, "faisoux de galettes", à Rennes, dès 1814. Et il n'était pas le seul ! Le recensement de 1845 donnera, pour une population de 39.218... estomacs, le total de 130 marchands ou marchandes de galettes. Poganne ne se fâchait point s'il entendait dire qu'il exerçait un métier de femme : il l'exerçait si bien. Après avoir étendu sa pâte bien "mélayée" et salée, sur la tuile grasse, au feu de bois, il ne retournait pas, comme les autres la crêpe dorée avec le tourne-galette, mais avec ses deux mains. Quand la galette beurrée et molle
Illustration de " Rennes il y a cent ans "
sur laquelle s'épanouissait le jaune d'un œuf bien cuit, fumait plein votre assiette, oh ! alors ! un Oriental, voyageant par Rennes, aurait décerné à ce mets délicieux un titre, comme font les Turcs pour certaine courgette frite (là-bas désignée sous le nom de : "Le prêtre d'Allah s'en évanouit!"). Devant l'échoppe de Nelleau-Poganne, sise sur l'emplacement d'une maison qu'il allait faire bâtir, plus tard, rue Beaurepaire (Motte-Fablet), n° 6, c'était à l’Angélus de midi, le rendez-vous pittoresque des étudiants, des ouvriers et ouvrières, que Poganne régalait à peu de frais. Il aura, gratis, de la réclame dans le journal Le Foyer, qui paraitra à Rennes, comme gazette-programme théâtral de la nouvelle salle de spectacle, en 1837. Les rédacteurs du Foyer ? Un groupe de nos étudiants. L'un des rédacteurs, poète de 20 ans, le futur académicien Leconte de Lisle, publiera dans le Foyer ses premiers vers à côté d'un fort élogieux article pour Poganne, l'humble galetier. L'article aura pour épitaphe ces deux vers parodiès de Boileaux : Poganne, c'est tout dire ; et dans le monde entier, Jamais, oncques ne fut meilleur galetier. Aussi sympathique que sa pâte était le caractère de Poganne. Les instants qu'il prenait le frais, voyait-il quelque moutard, coiffé du "carapouce", casquette cuir, alors en usage, tomber sur le derrière, en jouant devant sa porte ? il lui aidait à se remettre debout, disant : "T'as pas fait mal, p'tit ? en tombant sur ton "prussien" ? C'était un souvenir, ça ; une allusion à l'occupation allemande d'une partie de Rennes, en 1814-1815. Ya ! ya ! Je vous garantis qu'alléchés par l'odeur des galettes, Fritz ou Wilhem, sujets du roi de Prusse, pouvaient cogner dans la porte de Poganne ; il leur refusa, en bon Rennais patriote, son seuil et ses galettes, toujours.
»

La galette d'outre-Ille
Finalement, nous retrouvons la joyeuse équipe du Foyer dans les faubourgs de Rennes, cette fois-ci sous la plume d'un autre rennais, Louis Tiercelin, auteur de l'ouvrage « Leconte de Lisle étudiant », paru en 1905. 
« A trois kilomètres de Rennes, sur la route de Saint-Malo, les étudiants allaient encore "manger de la galette" chez Jamet. Ce Jamet, surnommé Poganne, était célèbre à Rennes pour les bonnes farces qu'il avait faites aux Prussiens, en 1815. L'une de ces farces consistait à mettre du suif, au lieu de beurre, sur les galettes qu'il était forcé de leur vendre. Où le patriotisme va-t-il se nicher ? »
Nous pardonnerons bien volontiers à l'auteur cette translation de saint Poganne et de ses facétieux étudiants au lieu-dit « La Robiquette », sur la route de Saint-Malo, à la limite de la ville. Du temps de Tiercelin, en effet, à une époque où l'on savait apprécier les plaisirs simples, il était de tradition que les Rennais aillent le dimanche déguster la galette-saucisse dans l'une des nombreuses auberges et ginguettes des environs de la ville.
La plus renommée était sans aucun doute l'auberge de la Robiquette, dont le patron, peut-être ce Jamet, était également charcutier. Sociétés et associations y organisaient leurs banquets ou fêtes annuelles, et la promenade était agréable, car du centre-ville l'on pouvait s'y rendre à pied, en empruntant le halage du canal d'Ille-et-Rance.Il suffisait ensuite de prendre un des chemins qui remontaient vers la route de Saint-Malo et se laisser guider par les effluves du délicieux parfum de la saucisse grillée.

Puisqu'il faut conclure, cette communication sur la galette ne serait pas complète sans cet étonnant poème « A LA ROBIQUETTE » d'un certain P. Renault, paru en 1891 dans Le Petit Rennais, puis un beau conte de Noël « La Galette Salvatrice » de 1932.

Le dimanche, s'il fait soleil,
Et si bien dispos est le père,
L'enfant aussitôt son réveil
demande à mettre pied à terre :
ce qu'il sollicite de nous,
Ce dont il se fait une fête,
C'est d'aller, sans compter nos sous,
Déjeuner à la Robiquette.
Oh ! que c'est beau d'avoir vingt ans,
D'être bien près d'une compagne ;
Les couples sont toujours contents,
De folâtrer à la campagne.
Si nous nous en apercevons,
Bien amèrement on regrette
Le joyeux temps des cotillons,
Des diners à la Robiquette.
En famille, point de faux col,
On verse avec le pot de terre ;
Le père et la mère on un bol,
Les enfants ont leur petit verre.
Saucisses, galettes, boudins,
Se mangent fort bien sans fourchette,
Et l'on y va de ses refrains,
En soupant à la Robiquette.
Mais à tout il faut une fin,
Heureux celui qui rentre en ville,
Joyeux, dispos, n'ayant plus faim.
Nous en voyons plus d'un sur mille,
Qui, tristement, vers la maison,
S'en vont rêvant de côtelettes.
Seul le parfum de la cuisson
Les suit depuis la Robiquette.



Michel, le gâcheur de mortier : "Moi, j'aime mieux manger de la galette à poignée, devant ma grosse table, que du pain sec sur une nappe en dentelle"
 
La Galette Révélatrice, conte de Noël

(1) Boileau, Satire III.
(2) Le Mière de Corvey, Mots en usage à Rennes, Mémoires de la Société Royale des Antiquaires de France, 1824.