Les pérégrinations du
gisant de Pleine-Fougères
Dès
lors que Gambetta lance son célèbre « Le cléricalisme, voilà
l’ennemi ! » à la Chambre en 1877, la lutte entre républicains et
cléricaux ne va cesser de se radicaliser, jusqu’à la séparation entre les
Églises et l’État de 1905. Cette bataille – particulièrement vive dans les
nombreux journaux locaux de l’époque – va parfois prendre une tournure assez
cocasse. Ainsi à propos de cette dalle tumulaire, présente depuis des siècles
dans l’église de Pleine-Fougères.
L’affaire
commence avec un article intitulé « L’expulsion du chevalier », paru
dans l’hebdomadaire malouin Le Salut, daté
du 28 décembre 1889 : « C’est à ne pas y croire, mais il parait que
c’est vrai. Il existait dans le cimetière de Pleine-Fougères une pierre tombale
représentant un chevalier du Moyen-Âge. Tout à coup on constata que cette
pierre avait disparu. Qu’était-elle devenue ? » C’est la stupeur dans
les milieux cléricaux : « On apprit que le chevalier, le visage
retourné, recouvrait très-prosaïquement un égout quelconque. » Et Le Salut de s’interroger :
« Qui avait donné à la pierre tombale cette étrange
destination ? ». La réponse se trouve dans un autre hebdomadaire, Le Petit-Dolois, qui accuse le maire de
Pleine-Fougères : « Ce chevalier avait en effet le don de crisper M.
Brune qui se jura un jour de faire disparaitre ce vestige d’ancien
régime. » Et c’est sur son ordre, assure le journal : « Qu’un
beau soir on procéda à l’enlèvement du chevalier. »
François
Brune ne peut évidemment pas laisser passer une aussi grave accusation et
répond au Salut le 20 janvier 1890 :
« La dalle du chevalier du Plessix a été placée à l’endroit que vous
indiquez par un entrepreneur. Vous pouvez être sans crainte sur l’enlèvement de
cette pierre. Les habitants de Pleine-Fougères la trouvent trop bien à sa place
pour qu’ils essaient de l’enlever. Jetée hors de l’église par vos amis, à cause
de son inconvenance, elle ne pouvait avoir d’autre sort que celui qu’elle a. Le
seigneur du Plessix respire à son aise les odeurs des descendants de ceux qu’il
a fait fouetter. Grandeur et décadence ! » Conseiller général, maire
de Pleine-Fougères, futur député, l’homme est certes connu pour ses convictions
républicaines et anticléricales, mais de là à faire ôter ce gisant séculaire de
l’église, l’affront est grave !
Un
autre hebdomadaire, La République de
Saint-Malo, daté du 25 janvier 1890, s’empare à son tour de l’affaire :
« L’ardeur qu’apporte notre confrère Le
Salut, dans ses attaques contre les républicains en général et en
particulier contre notre ami, l’honorable M. Brune, maire de Pleine-Fougères,
lui fait fréquemment commettre des impairs. » Le journal révèle alors la
véritable raison de la translation de ce seigneur du Plessix : « Dans
le cours de l’année 1875, M. Rouault, curé de la paroisse, remarquait que la
chapelle de la Vierge perdait beaucoup de visiteurs, s’émut et chercha la cause
de cette désertion ; il fouilla, fureta, regardant dans tous les coins,
sous les chaises, sous les bancs, aspirant à pleines narines, espérant que
quelque parfum nauséabond viendrait l’éclairer sur la cause du mal ; mais
rien ne s’offrait, ni à ses yeux, ni à son nez. Quel est donc ce mystère se
demanda le bon curé ? » Alors qu’il arpentait les dalles de la
chapelle déserte, les yeux abaissés sur le sol, notre brave curé s’arrêta tout
ému. Il avait trouvé ! Il comprit pourquoi les dévotes de sa paroisse
avaient fui la chapelle de la Vierge Marie. « L’une des dalles
représentait un grand bonhomme, armé de pied en cap, mais l’artiste sculpteur
avait si malheureusement placé l’épée du noble chevalier, que la pointe de
l’arme surgissait à un endroit où elle prêtait à une déplorable
équivoque. » Le rédacteur du journal n’ayant probablement pas de reproduction
de l’objet du délit sous les yeux, il confond la pointe de l’épée avec un
pommeau effectivement très suggestif.
Quoiqu’il
en soit, la résolution du bon curé fut aussitôt prise : « Des maçons
furent appelés et sans plus tarder l’indécente image fut expulsée du saint lieu
et reléguée dans un coin du cimetière, qui à cette époque entourait
l’église. »
Mal
lui en prit ! En effet, à la fin de la même année : « De
mauvaises langues prétendaient que parfois on voyait, la nuit, des fantômes
dansant autour de l’image du chevalier. »
Du
coup, la pierre fut vouée aux gémonies et, en 1876, « M. Cadieu, entrepreneur,
demanda s’il pouvait pour couvrir ses caniveaux, disposer de l’indécent
caillou, lequel du reste dans ses nombreuses pérégrinations, s’était ouvert en
deux. Maire et curé furent d’accord et le portrait en pied du preux chevalier
fut utilisé une fois dans sa vie. »
Finalement,
c’est au mois de mai 1935 que la dalle sera retirée du ruisseau à l’initiative
de l’historien Eugène Jarnouen. Le 29 juin de la même année elle sera inscrite
sur la liste des monuments historiques et installée contre le mur extérieur de
l’église où elle trouve sa place définitive.
Kristian
Hamon.
Article publié dans La Gazette de la Manche, 2014.
Article publié dans La Gazette de la Manche, 2014.